A l’occasion du 60ème anniversaire de l’établissement des relations diplomatiques entre la Tunisie et le Portugal, José Féderico Ludovice, ambassadeur du Portugal à Tunis, nous a accordé un entretien exclusif.
Il évoque les moments forts de la coopération entre les deux pays, les liens naturels qui unissent les deux peuples, faisant allusion à l’occupation arabe du Portugal durant sept longs siècles, les similitudes –notamment politiques- qui ont jalonné leur histoire …
Le diplomate portugais annonce également la création de la Chambre mixte de commerce et d’industrie tuniso-portugaise, mais aussi la mise sur pied de l’Association d’amitié tuniso-portugaise, et ce au cours de la visite en Tunisie, les 20 et 21 novembre 2017, du Premier ministre du Portugal, Antonio Luis Santos da Costa.
WMC : Les atomes ont fini par accrocher entre le Portugal et la Tunisie. Quel est le ressort de ce rapprochement ?
José Féderico Ludovice : Il est vrai que le Portugal est tourné vers l’Atlantique mais il n’empêche qu’il éprouve une attractivité particulière pour la Tunisie. Cela s’est fait très naturellement. Nous célébrons en ce moment soixante années de relations diplomatiques. On a donc pris le temps de nous connaître. Je crois que nous sommes les deux pays les plus ressemblants dans la région. Ajouter à cela les retombées du passé. Sept siècles d’occupation arabe au Portugal ont laissé des traces culturelles et même d’ordre génétique.
Et les valeurs dans tout cela ?
Naturellement, nous adhérons aux mêmes valeurs de liberté de droit et de démocratie, et cela est déterminant.
Notre histoire récente se ressemble. La dictature puis la “Révolution des œillets“ et celle “du jasmin“, enfin le processus de transition. Il y a comme une convergence de parcours?
C’est là l’autre trait de similitude. Et il est d’importance. Nous vous avons précédé dans l’engagement démocratique. Et compte tenu de l’ensemble des facteurs de ressemblance, notre processus transitionnel peut constituer une source d’inspiration. Nous sommes passés par le même cursus d’Assemblée constituante, de nouvelle Constitution, de confirmation des libertés publiques, avec la mise sur pied de tout le dispositif institutionnel complexe.
Je rappelle toutefois que la transition démocratique est un périple long avec des moments difficiles et il s’inscrit dans le temps. Changer les mentalités est un travail de longue haleine. Mais c’est tellement exaltant!
Le résultat en bout de course n’est pas le même. Nous sommes restés dans un régime parlementaire aménagé.
Ce sont là des choix implémentés aux couleurs nationales. Le Portugal a choisi un régime semi-présidentiel. Mais comprenez que l’essentiel est de veiller à l’équilibre des pouvoirs.
Il y a tout de même un trait d’exception tunisienne. Nous avons opté pour la démocratie consensuelle. Qu’en pensez-vous?
Le consensus est nécessaire pour les grands choix nationaux. Au Portugal le paysage politique se ressoude dans les grands moments mais en temps normal, c’est le fait majoritaire qui domine avec une opposition marquée.
La Tunisie est en peine de voir que la transition économique vient difficilement. Etes-vous passé par là?
En la matière il y a un levier important à savoir : les IDE. Il faut s’employer à les attirer par des options audacieuses. Les IDE ont un pouvoir de modernisation et de revitalisation de l’économie. Leur apport est vital. La Tunisie fait le plus mais il faut comprendre que la compétition est au plus vif compte tenu du nombre élevé de compétiteurs dans la région. C’est une lutte féroce. Et le plus on fait, mieux c’est.
Les investisseurs portugais n’étaient pas très présents lors de Tunisia 2020 et de TIF 2017 ? Quelle raison à cela ?
Les grands forums sont le point de départ mais à l’arrivée c’est l’engagement sur terrain qui compte. C’est le moment pour moi de rappeler que 47 entreprises portugaises sont présentes en Tunisie avec un encours d’investissement de 700 millions d’euros. Je citerais Cimpor et Secil dans le ciment, SOVENA pour l’huile d’olive, AMORIM pour l’exploitation, la valorisation et le redéploiement de l’industrie du liège.
Il y a également des entreprises présentes dans les industries traditionnelles, tel le textile. Mais je citerais qu’ETERMAR mène le chantier d’assainissement de la plage de Raoued, et c’est là une première. Des projets dans la pharmacie et les IT sont en cours.
Le Premier ministre portugais sera l’hôte de la Tunisie les 20 et 21 novembre. Quels seront les moments phares de cette visite?
Je citerais en premier lieu le lancement de la Chambre mixte de commerce et d’industrie, qui sera présidée par maître Donia Heda Ellouze. La mise sur pied de l’Association d’amitié tuniso-portugaise. Et ces deux leviers seront utiles pour propulser les investissements croisés entre les milieux d’affaires tunisien et portugais. Sans oublier que le forum d’affaire, qui aura lieu à cette occasion, sera d’une grande utilité.
Naturellement la 4ème réunion de la Commission mixte de haut niveau concrétisera des accords en matière de coopération publique de nature sécuritaire, financière et pour l’enseignement.
J’ajouterais que ce n’est qu’un début car notre coopération est prometteuse. Le Premier ministre du Portugal, Antonio Luis Santos da Costa, a précisé que la Tunisie est un partenaire fondamental pour le Portugal.
Comment appréciez-vous le train des réformes actuelles en Tunisie? Quelles similitudes avec le Portugal?
Les préoccupations sont les mêmes. Le développement économique, la justice fiscale et sociale, l’éducation et la santé publiques sont des priorités autant au Portugal qu’en Tunisie.
Quid de la privatisation?
Le Portugal n’a gardé que les secteurs vitaux, c’est-à-dire l’éducation et la santé, et les secteurs concurrentiels ont été privatisés. L’énergie, la banque, l’industrie, les télécom, le transport aérien -quoique partiellement à l’exclusion du transport urbain-, tous ces secteurs ont été privatisés.
Nous avons connu beaucoup de contestation sociale lors des fermetures d’usine et de tous les plans de restructuration qui s’ensuivent. Les PME traditionnelles ont soit disparu, soit métamorphosé. Les plus capables resteront à se disputer le marché. Mais il faut passer par là. C’est un processus risqué mais payant en fin de compte.
Je vois qu’en Tunisie le débat est bien engagé et vous finirez par trancher.
Au profit d’enseignes européennes de préférence?
Cela est vrai dans une large proportion. Santander, BNP ou Barclay’s -pour le secteur bancaire- sont des entreprises d’origine européenne mais actuellement elles sont globales.
C’était le prix à payer pour rentrer dans l’Europe?
L’objectif était de faire de l’Europe un marché efficace dans différents domaines. Tel était la règle à l’entrée. Nous avons accepté les règles du jeu européen. A l’heure actuelle, notre gain de compétitivité est considérable et cela nous confère de grandes perspectives de croissance. Le retour sur investissement n’est pas négligeable.
Comment avez-vous tranché la question de la compensation?
Cela se fait par négociation et progressivement. Nous sommes allés vers la “carte citoyenne“ avec pour identifiant national “le code fiscal“ ainsi que celui de la sécurité sociale. De la sorte, les choses sont claires.
L’Etat doit manifester sa prépondérance et le citoyen doit s’obliger à une discipline citoyenne. Son devoir fiscal lui garantit sa protection sociale. Outre cela, il existe une taxe de santé en dehors de la contribution fiscale et l’on s’en acquitte pour maintenir un haut niveau de prestation de santé au Portugal. C’est un contrat démocratique. Il doit être juste et équitable.
Les pourparlers de l’ALECA entre la Tunisie et l’Europe n’aboutissent pas…
Je pense qu’il est dans l’intérêt de la Tunisie de rejoindre l’ALECA. L’ouverture est payante. Le Portugal sera l’avocat des intérêts tunisiens.
Une coopération entre les régions entre nos deux pays est-elle envisageable pour facilite l’accès aux fonds structurels destinés au développement des régions ? Cela apportera des ressources supplémentaires à la Tunisie pour éradiquer le déséquilibre régional.
Pour être honnête, dans l’état actuel des choses, ceci n’est pas possible. Un travail de rapprochement doit s’opérer au préalable.
Le Portugal sera-t-il le partenaire de la Tunisie pour investir en Afrique?
Cela est tout à fait envisageable. Nous avons une forte présence en Afrique de langue portugaise (Angola, Mozambique, Cap Vert, Guinée Bissau), et vous êtes mieux introduits en Afrique de l’Ouest. Ce serait une perspective bénéfique. J’ajouterais qu’il y a deux heureux précédents : une entreprise tunisiennes en partenariat avec une entreprise portugaise pour une joint-venture en Angola dans l’industrie auto. Le marché de traitement des déchets pour la capitale ivoirienne, Abidjan, a été remporté par un binôme tuniso-portugais.
Propos recueillis par Ali Abdessalam