Une évidence: le régime semi-présidentiel instauré par la nouvelle Constitution n’a pas arrangé les affaires de la 2ème République de Béji Caïd Essebsi.
Véritable grenade dégoupillée léguée par la Troïka et son think tank Ennahdha, ce régime n’a généré, depuis trois ans, qu’immobilisme au niveau politique, surendettement improductif au niveau économique et contestations sociales au niveau social.
Pour y remédier, des spécialistes politiques commencent à réfléchir, déjà, sur le projet d’une 3ème République. Parmi les projets proposés, figure celui du Tuniso-américain, Sophien Bennaceur, ancien candidat à la présidence et expert en ingénierie financière.
Il en parle exhaustivement dans cette interview accordée exclusivement à Webmanagercenter.
Entretien.
WMC : Dans toutes vos interventions publiques et médiatiques, vous ne cessez de plaider pour une 3ème République. Ce projet intervient historiquement après quelles Républiques antérieures?
Sophien Bennaceur : Il intervient après les deux seules Républiques qui ont essayé de transformer positivement le pays. La première a été créée en 1956, par le leader Habib Bourguiba qui, en dépit des réformes avant-gardistes qu’il avait initiées en matière d’émancipation de la femme, de la généralisation de l’éducation et de la santé, a échoué, au plan politique, pour avoir retardé l’évolution du pays de l’Etat national à l’Etat institutionnel.
Vient ensuite la deuxième République. Issue des premières élections libres et démocratiques de 2014, celle-ci a à sa tête actuellement le président Béji Caïd Essebsi. Cette 2ème République, qui a eu à consacrer, non sans moult difficultés, la transition démocratique et la mise en place des “watch dogs”, plus simplement des institutions constitutionnelles démocratiques, n’a pas eu et n’aura pas, probablement, d’ici la prochaine échéance électorale de 2019, le temps matériel requis pour ancrer les véritables valeurs républicaines.
Le constat est que des millions de Tunisiens ne se sentent plus, aujourd’hui, concernés par les décisions politiques. Ils s’inquiètent de la perte des repères collectifs, de l’affaiblissement des valeurs traditionnelles d’autorité et d’ordre. Ils ont besoin d’être rassurés et sécurisés quant à leur avenir. D’où l’enjeu de migrer vers une nouvelle République.
Par-delà l’effet d’annonce de ce projet, la 3ème République, à laquelle j’invite politologues et intellectuels à réfléchir, n’est pas une coupure nette avec le passé. Elle se propose de préserver les acquis positifs des deux premières Républiques, de tirer les enseignements des erreurs commises, mais surtout de créer une nouvelle République sur la base d’un retour aux véritables valeurs républicaines.
Qu’entendez-vous par retour aux véritables valeurs républicaines?
Il s’agit de donner la possibilité au Tunisien d’être un républicain convaincu au niveau de son individualité et de développer son autonomie et sa liberté, dans la solidarité que permet une vie collective.
L’enjeu de ce projet de 3ème République est, aussi, de réhabiliter des valeurs telles que le souci du bien commun, le sens de la citoyenneté, la recherche de la justice, la volonté d’une solidarité démocratique…
Pour moi, être républicain, c’est exiger, également, que l’État fonctionne selon le droit, sans violence ni arbitraire, c’est donner l’occasion aux citoyens de participer activement à la vie publique, au triple plan local, régional et central.
Par ailleurs, la 3ème République doit incarner un ensemble de principes moraux et juridiques qui garantissent suffrage universel, laïcité de l’espace public, droits fondamentaux, égalité de tous devant la loi, réciprocité des droits et des devoirs…
Selon vous quel est le profil du filon électoral qui pourrait adhérer à ce projet de 3ème République?
Sans hésiter une seconde, je dirais que c’est la masse silencieuse qui ne s’est pas manifestée jusque-là. Cette masse silencieuse sera le fer de lance de ce projet pour peu qu’elle soit conscientisée, encadrée intellectuellement et motivée.
Est-il besoin de rappeler ici que, sur une majorité de plus de 7 millions de Tunisiens en âge de voter, seuls 3,2 millions se sont déplacés aux urnes pour élire leurs candidats lors des dernières élections générales de 2014.
Il faut leur ajouter la masse des jeunes qui avaient 15 et 16 ans en 2014 et qui seront, en 2019, en âge de voter.
Avez-vous une idée des moyens et supports à mobiliser pour convaincre cette masse silencieuse?
A mon avis, la démarche idéale serait d’agir, concomitamment, sur deux niveaux. Le premier serait d’agir sur le long terme, plus exactement sur l’éducation. L’objectif est d’inculquer aux jeunes générations les véritables valeurs républicaines, des valeurs à même de leur garantir une citoyenneté saine, dynamique et pérenne.
Sur le court terme, je pense qu’il faut se servir des technologies de la communication et de l’information (médias, réseaux sociaux, internet…) aux fins d’instruire les citoyens et d’éclairer leur jugement, et ce en les informant, en leur présentant les différentes options de solutions, et surtout en leur disant la vérité, et rien que la vérité.
Quelle sera l’idéologie dominante de votre projet de 3ème République ? Est-ce qu’elle sera de gauche ou de droite?
L’idéal serait qu’il y est deux grands partis qui incarnent ces deux idéologies et qui se relayent alternativement à la tête du pouvoir.
Le moment est venu pour qu’il y ait une véritable droite qui croit aux valeurs de l’économie de marché et ses corollaires, la consécration de la propriété privée, le libre-échange sur les marchés, la libre concurrence et le bannissement de toute situation de monopole.
Le moment est venu pour que la gauche évolue vers d’autres modèles économiques du genre “économie solidaire et sociale“, économies vertes respectueuses de l’environnement et du bien-être collectif.
Les petits partis, qui sont par essence des partis de propositions, peuvent trouver leur compte en se faufilant dans les niches qui les conviennent dans les programmes des deux grands partis.
La compétition de ces deux mouvements politiques devrait se faire sous un régime présidentiel à l’américaine avec un exécutif fort, une représentativité des citoyens à tous les niveaux et une séparation nette entre les pouvoirs exécutif, législatif et juridique.
Pour y parvenir, je pense qu’il faudrait réviser la Constitution et le code électoral pour instaurer un régime présidentiel -et non présidentialiste- et mettre fin à l’immobilisme et surtout au scandaleux nomadisme parlementaire auquel on assiste depuis le changement du 14 janvier 2011.
Que propose votre projet de 3ème République sur le plan social ? A-t-il prévu un nouveau contrat social?
Le contrat social actuel est obsolète. Il souffre d’une bureaucratie étouffante. Actuellement en Tunisie, nous sommes en train de distribuer des dividendes sociaux sans avoir créé les richesses. C’est une aberration.
Nous ne pouvons aspirer un jour à calquer un modèle social à la suédoise (à titre indicatif) sans inverser le processus. Il faut tout d’abord créer la richesse et la redistribuer ensuite.
Pour y arriver, j’estime qu’il est impératif, de nos jours, de reformater le capital humain à travers l’option pour un système inclusif qui permet à tous les citoyens d’être représentés, de participer à la vie active et de se reconvertir à travers le mécanisme “free mouvement”. L’ultime objectif est de réaliser au final une véritable cohésion sociale et de se préparer dans de bonnes conditions au défi de la 4ème révolution industrielle, celle du numérique et de l’intelligence artificielle.
Et pour finir, au chapitre de l’économie, que suggère ce projet de 3ème République?
Le projet donne l’avantage au modèle de l’économie de marché, “capital market”. De manière plus précise, il s’agit d’opter pour une économie de transformation ouverte et basée sur le savoir et la création de valeur.
C’est un peu l’exemple de ce qu’ont fait avec brio des pays comme le Japon, la Corée du Sud, l’Indonésie…
Les secteurs à forte valeur ajoutée que la Tunisie peut développer facilement avec succès sont : l’agriculture, l’agroalimentaire, la logistique, l’enseignement supérieur, la médecine avancée (tourisme médical), la pharmacologie générique, les technologies de l’information et de la communication (TIC).
Propos recueillis par Abou SARRA
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