Un rapport qui a synthétisé une partie des enquêtes menées par l’INLUCC (Instance nationale de lutte contre la corruption) sur des affaires sur lesquelles ont pesé des doutes de corruption. L’INLUC a voulu frapper haut et fort ! Quel en sera l’impact sur le climat d’affaires dans notre pays ou encore sur l’atmosphère régnant dans l’administration publique concernée en premier lieu par le rapport de l’Instance ? Les prochains jours nous le diront.
Dans l’attente, Chawki Tabib estime que le rôle de son instance devrait être, désormais, focalisé sur la prévention de la corruption pour juguler un phénomène généralisé et dont les racines remontent à très loin dans l’histoire de la Tunisie post indépendance.
Entretien :
L’INLUCC s’est attaquée aux présumés dossiers de corruption existant au plus haut de la pyramide de l’Etat. Cela se comprend, soit dit en passant, aucun dossier de corruption n’a touché la Troïka. Leur règne était-il aussi angélique que cela ? Mais qu’en est-il également de cette corruption qui s’est généralisée partout dans nos administrations, et ce au plus bas de l’échelle administrative ? Lorsque nous entendons parler d’ouvriers qui font la loi et de hauts cadres impuissants face aux dépassements de leurs employés, lorsque nous voyons un personnel à l’ONOU faire du chantage à l’administration du style : “vous nous laissez dérober ce que nous voulons ou nous bloquons les restos universitaires face à un laxisme effarant des syndicats”. Ou encore ce qui se passe à l’hôpital de Sfax, nous sommes en droit de nous poser de sérieuses questions concernant la lutte contre la corruption. Y aurait-il des intouchables ?
Pour commencer, je voudrais apporter cette précision, je défie quiconque, y compris les médias dont vous faites partie, qui peuvent prétendre nous avoir soumis des dossiers que nous avons en tant qu’instance mis dans des tiroirs et négligés. Nous ne sommes pas censés couvrir tous les dossiers de corruption sévissant dans notre pays. Nous étudions ceux dont nous entendons parler ou qui nous sont livrés par des personnes ou même des sources inconnues -bien que la loi reste assez ambiguë en la matière- sont pris en considération.
Nous avons traité de dossiers en rapport avec des hauts cadres de l’Etat mais aussi en relation avec de simples employés, responsables des achats, des ouvriers et même des syndicalistes. Et nous avons insisté dans nos investigations touchant à la corruption sur les caisses sociales parce qu’il y a des syndicalistes impliqués. Nous avons informé la centrale syndicale et, au mois de décembre, nous comptons signer un accord avec elle pour la lutte contre la corruption. L’UGTT est très réceptive et n’y voit aucun inconvénient.
Pourquoi nous avons accentué nos actions sur l’Administration ? Parce que nous avons constaté que l’Administration publique est complètement marginalisée et peu impliquée dans cette nouvelle culture que nous voulons instaurer. Celle de l’intégrité et de la lutte contre la corruption. Nous avons même reproché au chef du gouvernement cet état des choses. Ceci étant, nous devons reconnaître que Monsieur le chef du gouvernement est complètement imprégné de cette culture même si les opérations coup de points visent plus les contrebandiers. Mais ces contrebandiers ont des relais dans l’administration, ceux qui leur donnent des informations, qui les protègent et qui profitent de la situation.
Je ne vais rien vous apprendre en vous disant qu’à partir du moment où la contrebande et l’économie informelle dépassent les 25%, elle ne peut se faire que par la complicité et la bienveillance de certains vis-à-vis dans l’Administration publique qui assurent la couverture nécessaire aux contrebandiers.
Qu’en est-il aujourd’hui de ce fléau dans notre pays ?
Nous en sommes à 52%, c’est plus que le double du chiffre que je vous ai cité plus haut. Cela prouve que les complices se trouvent partout: dans les forces de l’ordre, dans les douanes, dans la garde nationale, dans les ports et aéroports, dans nombre de ministères dont ceux de l’Agriculture, de l’Environnement, du Commerce et d’autres. Nous savons qu’au moins entre 6 et 7 départements ministériels sont directement impliqués dans des affaires de commerce informel ou de contrebande.
Prenons l’exemple des bagagistes dans les aéroports, nous avons prévu dans le protocole d’accord signé avec le ministère du Transport de prendre Tunisair en tant qu’exemple d’intégrité, et nous allons, en accord avec l’administration de Tunisair et des syndicats, commencer notre mission dans le département handling.
Le problème de l’administration publique aujourd’hui est que nombre de responsables se sentent livrés à eux-mêmes. Quand ils prennent le téléphone pour référer au ministre à propos d’une question importante, ce dernier lui demande de prendre les décisions qui conviennent et évite d’être directement impliqué. Pareil s’il appelle la police nationale, la réaction est : “nous n’intervenons pas dans ce genre de problème”. Même chose au niveau des syndicats. Il y a des responsables que nous avons entendus dans le cadre des affaires que nous avons traitées. Nous sommes conscients qu’ils n’ont pas profité de leurs postes et n’ont pas abusé de leurs prérogatives mais ont plutôt subi des pressions ou des chantages. Et je pense que ces personnes ne doivent pas garder leurs postes de responsabilités parce qu’ils ne résistent pas aux contraintes.
Et d’un autre côté, je considère leur convocation comme un moyen de les protéger. Car à partir du moment où ils comparaissent devant les juges du pôle judiciaire, ils peuvent arguer à tous ceux qui veulent les intimider qu’ils ont été victimes de leur discipline. Ceux qui les sollicitaient pour des postes au sein d’établissements publics ou qui leur demandaient de titulariser des recrues en dehors du cadre légal ne peuvent plus s’aventurer à faire appel à eux.
Il y a aussi le revers de la médaille. La chasse aux sorcières qui n’a pas pris fin depuis 2011 suivie de la création de l’Instance de lutte contre la corruption et des campagnes menées par le chef du gouvernement lui-même pour sévir ne pourraient-ils pas être des facteurs qui justifieraient le refus de la prise de décision au niveau de nombre de hauts responsables d’une administration très lourde de peur d’être impliqués pour des raisons bidon dans des affaires de corruption ? Ne pensez-vous pas que cela risque de freiner la machine économique du pays ?
Soyons clairs, s’agissant de ce genre de dossiers, il n’y a pas de règles. Il ne faut pas mettre trop la pression sur les décideurs publics. D’un autre côté, il ne faut pas lâcher la bride pour que certains corrompus exploitent certains arguments et en usent pour servir leurs intérêts.
Il faut établir le principe de redevabilité et montrer que personne n’est au-dessus des lois pour que le sentiment d’impunité ne devienne pas une règle. Parce que ce que vous venez de dire peut être valable dans tous les pays du monde. Des fois il faut une certaine souplesse dans la gestion des affaires de l’Etat au service des intérêts économiques. Le plus important est de mettre fin au sentiment d’impunité. Il y a des affaires qui datent de l’ère Ben Ali et dans lesquelles on n’a pas encore tranché, tout comme des affaires qui sont survenues à l’ère de la Troïka.
Qu’en est-il justement de la Troïka ?
Personne n’a soumis à l’instance un dossier concernant la Troïka que nous n’ayons accepté. Bien que la loi sur la justice transitionnelle soit valable jusqu’au 30 décembre 2013. On aurait pris en considération des facteurs d’ordre politique. Il n’empêche pour nous, en tant qu’instance, transmis n’a été délaissé ou négligé.
Je voudrais que l’on sache qu’en tant que président de l’INLUCC, je laisse l’entière responsabilité à la commission de juger des affaires qui lui sont soumises dans un souci d’indépendance. Nous ne sommes pas parfaits mais nous faisons pour le mieux et j’y veille. Je n’ai aucun problème personnel avec qui que ce soit, je tiens à préserver l’image de l’institution et les intérêts du pays. C’est la raison pour laquelle je ne veux pas des excès d’une part ou d’une autre.
Entretien conduit par Amel Belhadj Ali