Brosser un tableau noir de la situation économique de la Tunisie est non seulement néfaste pour l’image que l’intelligentsia politique, économique et médiatique renvoie du pays au monde mais cela ne reflète pas la réalité des choses dans un pays qui a traversé nombre de tempêtes avant d’atterrir en 2018 avec une loi de finances assez controversée mais somme tout compréhensible. Il est par conséquent impératif de relativiser la gravité de la situation du «cas Tunisie», estime Lionel Zinsou, managing partner et co-fondateur de Southbridge, président de Terra Nova et co-président d’Africa-France, qui intervenait à la conférence économique de la BIAT baptisée pour l’occasion «Quels déterminants du décollage économique pour la Tunisie dans le monde d’aujourd’hui ?».
Plus de 400 participants, leaders d’opinion, décideurs, financiers, opérateurs privés académiciens et étudiants étaient présents à cette conférence, organisée mercredi 17 janvier au siège de la BIAT. Un baume au cœur pour ceux et celles qui ne voyaient pas le bout du tunnel dans un pays où la vision sombre d’une possibilité de décollage économique est devenue la règle. Ce qui est pour le moins surprenant pour Lionel Zinsou, lequel voit les choses tout à fait différemment.
Le récit des tunisiens sur la Tunisie est tellement exigeant qu’il fini par être extrêmement pessimiste
«La Tunisie est très européenne, elle est même plus européenne que nombre de pays en Europe dans la structure de ses échanges. Qui parle de la balance excédentaire en faveur de la Tunisie dans ses échanges avec l’Europe? Personne, et pourtant c’est un élément très important», rappelle le conférencier qui dit avoir consulté le fonds d’investissement émirati «Abraaj» où il est dit qu’investir en Tunisie est une chance parce que les investissements sont sécurisés et le climat des affaires est profondément satisfaisant. La Tunisie est tellement exigeante avec elle-même qu’on y finit forcément par être pessimiste. J’ai beau essayer de le devenir, je n’y suis pas arrivé, car il y a des indicateurs importants qui prouvent qu’il n’y a aucune raison d’avoir ce regard alarmiste sur ce qui s’y passe. D’ailleurs, j’ai remarqué que l’immobilier est florissant donc…».
Le taux de chômage de la Tunisie est dans la moyenne de la zone méditerranéenne
On parle beaucoup de quantitatif et pas suffisamment de qualitatif, estime le conférencier. «La Tunisie figure parmi les pays africains les plus productifs par habitant». Quant au 6,5% de déficit budgétaire décrié aussi bien par les économistes nationaux que par la communauté international, eh bien «ces critères n’ont pas été conçus pour des pays émergents mais plutôt pour les pays développés et, par conséquent, nous ne pouvons les appliquer sur un pays comme la Tunisie. En Europe, il y a des Etats où les déficits sont assez proches de celui de la Tunisie, et dans la région MENA, il y a des pays où le déficit est 3 fois celui de la Tunisie».
Installer des barrières douanières, de financement et en prohibant l’importation de certains produits ne fera qu’alimenter la contrebande et le marché parallèle. Ce type de politique n’a jamais donné de résultats nul part
Pour Lionel Zinsou, ce n’est pas le déficit qui pose problème mais plutôt la composition du déficit. Il soulignera que la Tunisie traverse une phase unique et inédite de transition démocratique caractérisée par la multiplicité des défis d’ordre politique, sécuritaire, économique et social. L’économie tunisienne a démontré sa résilience et encaissé des chocs assez importants endogènes -une transition démocratique et un changement majeur de sa gouvernance politique, des revendications sociales continuelles, des augmentations salariales et exogènes dont le ralentissement de la croissance européenne et l’instabilité des pays voisins.
L’économie parallèle est susceptible de renter dans l’économie formelle à certaines conditions. L’exemple du Rwanda est édifiant, au Maroc il y a un ministre chargé de l’économie informelle
Il faut s’éloigner des solutions magiques
Est-ce qu’un surplus d’endettement peut résoudre le problème du marché de l’emploi? Ce n’est certainement pas la meilleure des solutions. «Les revendications sociales et la masse salariale ne servent qu’à nourrir l’importation et l’inflation. Conséquence : nous sortons d’une économie saine pour se réfugier dans une économie parallèle. J’estime qu’établir une liste prohibitive des produits d’importation dans le contexte actuel ne peut en aucun cas servir la cause de l’économie tunisienne, tout au contraire, elle nourrira le marché parallèle. Il faut s’éloigner des solutions magiques. Il revient aux consommateurs et aux opérateurs de décider de la pertinence d’importer un produit ou de le consommer sinon c’est le marché parallèle qui en sort gagnant. Un marché qui pourrait être récupéré si l’on ose prendre des décisions pour le formaliser progressivement et en premier ne pas imposer des taxes pour ne pas braquer les acteurs qui y opèrent. Ceci étant, dans tous les pays africains, ce marché existe à des taux plus importants».
Ce qui s’est passé depuis la révolution, c’est l’effondrement de 10 points de PIB de l’investissement et de l’épargne
Lionel Zinsou a également évoqué certaines pistes de solutions pour le rétablissement de la croissance économique en Tunisie en mettant en avant des solutions qui ont fait leurs preuves dans d’autres pays, en particulier en matière de réforme de la fiscalité, d’assainissement des finances publiques et de politique monétaire. «Une baisse des investissements publics de 5% ne peut en aucun cas assurer la croissance».
Ce qui est fondamental, c’est de favoriser le développement d’une épargne longue pour relancer l’investissement
Zinsou a également soulevé le problème des entraves que rencontrent les opérateurs à cause de la lenteur de la machine administrative. «Dans mon pays, au Bénin, nous avons établi une règle. Le silence de l’Administration équivaut à un accord, ce qui œuvre pour la simplification du process de développement des projets et des investissements».
La priorité pour la Tunisie est de rétablir l’équilibre épargne/investissement. La Tunisie a besoin de retrouver son niveau d’investissement d’il y a 15 ans
Le secteur tertiaire (les services) a été cité par le conférencier comme étant l’un des plus importants en Tunisie. «La Tunisie est regardée par toute l’Afrique comme une destination privilégiée en matière de soins médicaux. Il est aussi important d’exploiter le potentiel touristique du pays et de recapitaliser l’industrie hôtelière» et de citer l’exemple marocain qui s’était donner, il y a dix ans, comme objectif de monter en gamme et de doubler la Tunisie .
La Tunisie n’est pas condamnée à subir les aléas d’une crise économique qui se poursuit. «Il ne s’agit pas de s’attaquer automatiquement aux problèmes structurels mais aussi de relancer le niveau des investissements par rapport au PIB. La hausse de l’épargne de l’Etat est importante. S’inspirer de l’expérience française peut être constructif. Le Comité de suivi des aides publiques aux entreprises (CICE) a permis de mettre en place différents dispositifs d’aides publiques mobilisables par les entreprises, encourager la compétitivité, soutenir l’emploi et la croissance».
Ce qui m’angoisserait le plus, c’est le poids de l’impôt sur les sociétés dans les recettes fiscales
Le harcèlement fiscal ne peut qu’encourager l’économie parallèle qu’il faut décriminaliser. Lionel Zinsou a souligné l’importance des politiques publiques dans le retour de la confiance: stabilité fiscale, transparence dans l’attribution des marchés publics, optimisation des procédures et des circuits administratifs, etc.
Un travail est également à engager au niveau des indicateurs internationaux de compétitivité où des actions rapides pourraient améliorer sensiblement le classement de la Tunisie.
«Il faut faire très attention au discours national qui sape la confiance des internationaux dans le site Tunisie. L’économie a besoin de confiance jusqu’à un certain point et d’une vision commune. Les tunisiens résidents à l’étranger ont aussi un grand rôle à jouer pour soutenir leur pays, il faut en tenir compte».
Il y a en Tunisie, mais également dans toute l’Afrique, un problème de financement des PME et des TPE. Les banques devraient s’engager beaucoup plus dans le financement des structures de microcrédits
Revenant sur les politiques du FMI concernant des pays comme la Tunisie, M. Zinsou a rétorqué que le Fonds ne peut pas être la référence pour ce qui est de la mise en place de diagnostics sur les économies de pays comme la Tunisie: «Les analystes du FMI, du reste assez jeunes, peuvent-ils évaluer comme il se doit un contexte aussi particulier que celui de la Tunisie?».
La conférence de Lionel Zinsou a eu le mérite de relativiser «le drame économique» tunisien en le replaçant dans le contexte africain et méditerranéen. Il a eu également le courage d’apostropher les leaders d’opinion présents en leur rappelant que la Tunisie a toutes les chances de s’en sortir et qu’il ne s’agit nullement de parler de supplice tunisien.
Amel Belhadj Ali