Internationaliser l’université tunisienne, développer une recherche plus impactant pour l’environnement et diversifier les sources de financement des établissements universitaires, telles sont les principales questions sur lesquelles est revenu le ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique, Slim Khalbous, dans une interview accordée à l’agence TAP.
Cet entretien a été aussi l’occasion, pour lui, de livrer sa stratégie visant à promouvoir l’employabilité des docteurs et à endiguer la fuite des cerveaux.
Monsieur le ministre, vous avez déclaré en novembre dernier devant l’Assemblée des représentants du peuple que 2018 sera l’année du décollage effectif de l’université tunisienne.
Slim Khalbous : Nous avons œuvré tout au long de l’année 2017 à faire réussir les assises nationales de la mise en œuvre de la réforme de l’enseignement supérieur et de la recherche scientifique qui se sont tenues les 2 et 3 décembre dernier. Cet événement a permis de définir les grandes orientations pour les prochaines années à venir.
Nous devons reconnaître que cela n’a pas été facile. Nous avons eu des résistances de part et d’autre.
Les syndicats qui ont participé à tout le processus ont décidé de boycotter ces assises juste quelques jours avant leur démarrage. C’est leur choix, c’est leur droit. Cet événement a malgré ça remporté un franc succès et cela n’a pas empêché ces mêmes syndicats d’adopter les grandes résolutions que nous avons prises.
Si nous parvenons cette année à mettre en œuvre une bonne partie de ces résolutions, nous aurons fait un pas vers la réforme réelle de l’université tunisienne.
Quel intérêt sera accordé à la recherche scientifique dans cette réforme ?
D’abord, il convient de signaler que le budget alloué à la recherche au titre de 2018 a été augmenté de 30%, ce qui représente une première.
La recherche que nous voulons développer en Tunisie est une recherche appliquée et impactante pour l’environnement. Elle se doit d’être au service de la société.
Nous avons par ailleurs décidé de rationaliser le financement des structures et laboratoires de recherche, ce qui est aussi une nouveauté.
Ainsi, les financements publics seront accordés aux recherches portant sur les domaines que l’Etat considère prioritaires.
Nous ne devons pas, cependant, nous contenter des financements publics. Notre objectif est de diversifier les sources de financement destinées au développement de la recherche scientifique. Et là nous misons sur l’entreprise et les bailleurs de fonds internationaux. Cela va nous permettre de capter plus d’argent et de créer des fonds propres pour nos établissements.
A titre d’exemple, le programme européen “Horizon 2020” pour la recherche et l’innovation, a rapporté cette année à la Tunisie 5.2 millions d’euros contre 1.2 millions d’euros l’année dernière.
Notre objectif est d’internationaliser nos établissements
Comment peut-on conférer une meilleure visibilité internationale à l’université tunisienne ?
Nos universités sont de très petite taille, ce qui explique le fait que leur classement mondial ne soit pas très honorable. L’idée est de créer des pôles universitaires en regroupant des établissements et des centres de recherche pour qu’ils puissent avoir une taille plus significative et devenir ainsi plus visibles à l’échelle internationale.
Un pôle universitaire a déjà vu le jour entre l’Université de Sousse et l’Université de Monastir. Grâce à ce rapprochement, le nom du pôle apparaîtra dans les publications scientifiques des deux universités. Cela permettra au pôle d’avoir un classement plus important, ce qui est susceptible de nous rapporter plus de ressources financières et des partenariats internationaux.
L’une des priorités de votre département consiste à ouvrir davantage l’université tunisienne sur son environnement international pour lui permettre de générer des fonds propres.
Effectivement. Nous allons présenter cette semaine un projet de décret de loi qui permettra d’attirer les étudiants étrangers moyennant paiement. L’objectif étant d’internationaliser nos établissements car, aujourd’hui, nous nous dirigeons vers l’accréditation internationale qui impose un certain taux de professeurs et d’étudiants étrangers.
Il y a quelques années, l’université tunisienne souffrait de massification. Nous étions dans l’incapacité de recevoir un nombre important d’étudiants étrangers. Ce n’est plus le cas actuellement. Nombre de nos universités manquent d’étudiants, notamment celles implantées sur les frontières libyenne et algérienne.
Or, les étudiants libyens et algériens veulent poursuivre leurs études en Tunisie et c’est dans ce sens que nous allons leur offrir cette possibilité.
Nous sommes résolus, aujourd’hui, à accroître de 7.500 à 20.000 le nombre de ces étudiants dans les établissements publics et privés d’ici 2020. Nous pensons que cela est tout à fait possible grâce à ce texte de loi.
Par ailleurs, je partirai la semaine prochaine à Abidjan en Côte d’Ivoire en compagnie d’une délégation composée de représentants d’universités tunisiennes publiques et privées. L’objectif de ce déplacement est d’organiser un salon de l’université tunisienne pour attirer les étudiants ivoiriens. C’est un marché très important dans la mesure où il compte 80.000 bacheliers par an.
Pour les étudiants, les services universitaires dont notamment la restauration et le logement demeurent encore en deçà des attentes.
Je voudrais relativiser. Oui, nous avons beaucoup d’efforts à faire mais il ne faut pas oublier que nous avons des acquis importants. Ces acquis sont extraordinaires pour un pays pauvre comme la Tunisie.
Le ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique reste le premier restaurateur du pays. Nous délivrons 15 millions de repas par an et une moyenne de 72 mille repas par jour. Vous imaginez s’il y’avait des problèmes de santé, on aurait une épidémie dans le pays.
Pour ce qui est de l’hébergement, nous sommes aussi le premier hôtelier en Tunisie. Nous disposons actuellement de 63 mille lits dans les foyers universitaires, ce qui est un chiffre très important. Certes, la qualité des services n’est pas excellente mais elle est correcte et il ne faut pas oublier que ces prestations sont quasi gratuites. Le fait de manger ou de se loger presque pour rien est un acquis.
Les bourses sont aussi un acquis important. Aujourd’hui, un étudiant sur 4 bénéficie d’une bourse mensuelle d’un montant qui varie entre 120 et 200 dinars. Ce n’est pas beaucoup mais ce n’est pas non plus négligeable.
Pour ce qui est des activités culturelles et associatives, nous avons décidé de les intégrer dans le cursus universitaire. Par conséquent, elles seront validées par des notes dans le cursus. Cela se fait uniquement dans les pays nordiques et aux Etats Unis, ce qui représente pour nous une petite révolution.
Selon les chiffres fournis par la Coordination des docteurs et doctorants de l’Université d’El Manar en avril 2017, 69% des titulaires de doctorat sont au chômage, soit 3.292 sur un total de 4775 docteurs.
D’abord, je tiens à préciser que ce chiffre est inexact. Le nombre des docteurs au chômage est estimé actuellement à 2.500 personnes. Je reconnais que cette question me pose un vrai problème de conscience mais il est impératif, aujourd’hui, d’expliquer à ces docteurs que l’enseignement dans la fonction publique n’est pas le seul et unique débouché de leurs études. L’université publique n’a plus besoin de recruter autant d’enseignants car nous avons un taux d’encadrement assez élevé.
A titre d’exemple, le Maroc dispose de 12 à 13 mille enseignants permanents pour 920 mille étudiants, tandis que la Tunisie a un peu moins de 15 mille professeurs universitaires pour 250 mille étudiants. Cela démontre la qualité tunisienne en matière d’encadrement.
Il faut transformer la fuite de cerveaux en opportunité pour le pays
Quelles sont les mesures envisagées aujourd’hui par votre département pour réduire le taux de chômage chez les docteurs ?
Nous avons mis en place un programme national pour l’employabilité des docteurs qui comporte cinq axes. Le premier axe prévoit la formation des chercheurs en entreprises avec une subvention de l’Etat fixée à 80%.
Le deuxième axe concerne le recrutement des docteurs dans les universités privées. Ainsi, si une université privée compte, aujourd’hui, obtenir une accréditation d’un nouveau diplôme, elle devra recruter un docteur dans la spécialité. Cette décision que nous avons prise l’année dernière a permis en une année d’accroître de 20 à 40% le taux d’enseignants titulaires de doctorat dans l’enseignement privé.
Pour ce qui est du troisième axe, il prévoit le recrutement des docteurs en entreprises. Nombre d’entreprises veulent recruter des compétences de haut niveau pour faire uniquement de la recherche. Afin d’encourager cette tendance, nous allons conclure dans les semaines à venir un accord avec le ministère de la Formation Professionnelle et de l’Emploi qui permettra aux docteurs sans emploi de bénéficier d’un contrat d’excellence qui est le double du contrat Karama (1200 dinars).
S’agissant du quatrième axe, il s’articule autour de l’entreprenariat privé. A cet effet, nous avons décidé d’offrir une formation spécifique et gratuite aux docteurs désireux de créer des entreprises ou de gérer des projets qui seront financés par l’Etat. La subvention peut aller jusqu’à 100 mille voire 150 mille dinars. Les docteurs ne seront plus ainsi des demandeurs d’emploi mais des créateurs d’emploi.
Enfin, le dernier axe concerne la coopération internationale. Il y’a un mois, nous avons signé une convention de partenariat avec le ministre marocain de l’Enseignement Supérieur visant à recruter des docteurs tunisiens en tant que professeurs visiteurs au Maroc. Nous avons également conclu un accord avec le Qatar en vertu duquel une centaine de docteurs a été recrutée en tant qu’enseignants.
Avec ce type de conventions, l’idée est de permettre à nos docteurs d’acquérir de l’expérience en attendant de réintégrer l’économie tunisienne.
La précarité de l’emploi pousse aujourd’hui de plus en plus d’enseignants à quitter le pays. L’Union des professeurs universitaires chercheurs tunisiens (Ijaba) estime que 4000 enseignants sont partis à l’étranger ces six dernières années. Quelle est votre stratégie pour endiguer cette fuite de cerveaux?
Ce chiffre qui a beaucoup circulé dans les médias est absolument faux. C’est un fantasme d’avancer de tels chiffres. Aujourd’hui, nous comptons seulement 1400 enseignants universitaires à l’étranger. Les vraies statistiques émanent, seulement, de notre département et de l’Agence Tunisienne de Coopération Technique (ATCT). Aucun enseignant universitaire exerçant dans l’université publique tunisienne ne peut partir à l’étranger sans l’autorisation du ministère. Il convient aussi de signaler que ce phénomène était beaucoup plus important au cours des premières années qui ont suivi la révolution.
En tant que gouvernement, nous pouvons retenir, seulement, ceux qui ne partent pas pour des raisons matérielles mais qui cherchent plutôt à améliorer leurs conditions et commodités de travail.
Nous devons, par ailleurs, transformer cette fuite de cerveaux en opportunité pour le pays. Pour cela, nous travaillerons sur le réseautage pour garder le contact avec ces universitaires migrants qui peuvent nous importer de nouvelles technologies ou nous ouvrir de nouvelles perspectives de partenariat.
C’est, ainsi, que la Tunisie sera gagnante à double titre: elle retient les meilleures compétences dans les secteurs les plus compétitifs et elle profite de ceux qui partent à l’étranger avec un retour sur investissement.
WMC/TAP