“Il n’y a aucune volonté politique réelle pour lutter contre la corruption, et le gouvernement n’a pas été réceptif quand nous avons présenté de grands dossiers qui pourraient, une fois résolus, générer des ressources financières colossales au profit du budget de l’Etat”, regrette Abid Briki, ancien ministre de la Fonction publique et de la Gouvernance et président du parti de la Gauche tunisienne élargie.
Dans une interview accordée à l’agence TAP, il évoque sa lecture du dernier classement de la Tunisie par Transparency International (TI) en matière de perception de la corruption et revient sur ses propositions, quand il était ministre au sein du gouvernement d’Union nationale, pour s’attaquer à la grande corruption, réformer l’administration et fournir des ressources au profit du budget de l’Etat sans opter, chaque fois, pour la “solution de facilité”, celle d’alourdir les charges fiscales des contribuables.
Quelle lecture objective peut-on faire du projet de loi sur la réconciliation économique ? Quelle est votre lecture du dernier classement de la Tunisie dans le rapport de Transparency International sur la perception de la corruption ?
Abid Briki : Il n’y a pas de quoi se vanter. Pour un gouvernement qui s’est fixé comme priorité la lutte contre la corruption, avancer d’un point (41 points en 2016 et 42 points en 2017) dans le dernier classement de TI, n’est aucunement une performance. D’ailleurs, cet avancement d’un point n’est que le résultat de l’adoption de deux lois : la loi d’accès à l’information et la loi sur la protection des lanceurs d’alertes. Cette dernière loi, n’est pas pourtant, effectivement appliquée, puisque plusieurs lanceurs d’alertes font face aujourd’hui à des problèmes majeurs.
Qu’est-ce qui a influencé ce classement, à votre avis ?
Ce qui a poussé IT à classer la Tunisie au 74ème rang sans un grand avancement et ce qui a engendré le classement du pays sur la liste des paradis fiscaux, est l’adoption de la loi de la réconciliation.
Cela ne veut pas dire que je suis contre la réconciliation dans son concept global, car nous vivons dans une société qui a besoin de réconciliation.
Je suis plutôt contre la réconciliation en l’absence d’une base pour bien la concrétiser. Cette loi de réconciliation aurait dû être adoptée après l’adoption de la loi contre l’enrichissement illicite.
Je suis plutôt contre la réconciliation en l’absence d’une base pour bien la concrétiser. Cette loi de réconciliation aurait dû être adoptée après l’adoption de la loi contre l’enrichissement illicite. Parce que nous ne pouvons pas garantir une réconciliation sans demander aux personnes concernées de rendre des comptes sur leurs biens et l’origine de leurs richesses.
La justice ne peut pas, à elle seule, s’occuper des dossiers de réconciliation, car elle est, aujourd’hui, accablée par des milliers d’affaires. L’adoption de la loi contre l’enrichissement illicite aurait facilité sa tâche (justice) et aidé à lister les biens des personnes concernées par la réconciliation pour pouvoir leur demander de rendre des comptes.
La Tunisie a adressé un mauvais signal aux institutions internationales et aux agences de notation, à travers l’adoption de la loi de réconciliation.
La Tunisie a adressé un mauvais signal aux institutions internationales et aux agences de notation, à travers l’adoption de la loi de réconciliation. Aussi bien la société civile que plusieurs partis ont refusé cette loi et l’ont qualifiée de “blanchiment de la corruption”. Ceci nous pousse à nous interroger: pourquoi ignorer ce refus et insister sur son adoption?
La suppression du ministère de la fonction publique et de la gouvernance, n’est ce pas un choix qui va à l’encontre des objectifs fixés par le gouvernement ?
Effectivement, si l’objectif du gouvernement est d’éradiquer la corruption, il faudrait qu’il y ait une structure qui encadre, élabore des stratégies de lutte contre la corruption et coopère avec les autres instances et organismes spécialisés. Il aurait du renforcer le ministère qui existait et l’appuyer par d’autres administrations. Sa suppression est ainsi un autre signal négatif qui reflète l’absence d’une réelle volonté politique de lutte contre la corruption.
Dans sa lutte contre la corruption, le gouvernement s’est contenté de l’arrestation d’un groupe de personnes. Or, on ne sait pas grand-chose de ce groupe et on ne connaît pas les motifs réels derrière leur arrestation. A mon avis, il faut aller de l’avant et réviser les lois et les marchés publics, des portails qui facilitaient les pratiques de corruption et aussi réviser la méthode de recrutement des PDG à la tête des entreprises publiques.
Tant que l’administration est soumise à la décision du pouvoir politique et que la nomination des PDG se fait sur la base de la “loyauté aux partis”, on ne peut pas parler de lutte contre la corruption ni de sauvetage des entreprises publiques en difficultés
Tant que l’administration est soumise à la décision du pouvoir politique et gouvernemental et la nomination des PDG se fait sur la base de la “loyauté aux partis”, on ne peut pas parler de lutte contre la corruption ni de sauvetage des entreprises publiques en difficultés. Car, ce qui se passe aujourd’hui, c’est que les “experts de la corruption” et les “corrompus” misent sur les partis publics et les soutiennent dans leur engouement pour le pouvoir en les finançant. En contre partie, les partis deviennent dépendants des financements des lobbies et le gouvernement, “embarrassé”, trouve du mal à prendre les décisions nécessaires et audacieuses.
C’est pour cette raison, que le chef du gouvernement a rencontré des problèmes après la campagne d’arrestation qu’il avait lancée. Il est devenu hésitant et peine à appliquer les mesures. Je pense que nous n’allons pas trop avancer dans la démarche de lutte contre la corruption sans cibler “les barons” parmi les contrebandiers, les corrompus et les mercenaires de la douane et ceux du commerce parallèle.
Vous étiez dans une position qui vous permettait de contribuer aux efforts de lutte contre la corruption. Qu’est-ce que vous avez fait de concret et quelles difficultés vous avez rencontrées ?
J’ai été nommé en août 2016 et j’ai démissionné en février de l’année d’après. En 6 mois, on ne peut pas faire grand-chose. Pourtant, nous avons identifié un programme de réforme avec des échéances.
Ses objectifs étaient de rendre l’administration plus efficace et de réformer la fonction publique. On a insisté, dans ce cadre, sur la nécessité de réviser, en particulier, les avantages liés aux voitures de service et aux bons d’essence au sein des administrations. Ce dossier est, à lui seul, un créneau de gaspillage de l’argent public. Notre proposition était de laisser chaque directeur acheter sa propre voiture de service et de remplacer les avantages par une prime négociée avec les syndicats et les directeurs généraux.
Notre proposition était de laisser chaque directeur acheter sa propre voiture de service et de remplacer les avantages par une prime négociée avec les syndicats et les directeurs généraux.
Nous avons proposé aussi l’idée de rapprocher les services des citoyens à travers la mise en place, dans des délégations de l’intérieur, de “maisons de services”, des zones où seront installées des représentations de toutes les entreprises publiques, telles que la STEG, la SONEDE, la CNSS, la CNRPS, la Poste, pour rapprocher leurs services des habitants, surtout les retraités et leur épargner des déplacements dans de mauvaises conditions pour toucher leurs allocations de retraites.
Dans le domaine de la gouvernance, nous avons proposé un programme à deux composantes.
Aucun pays au monde ne peut supporter un doublement des fonctionnaires du secteur public en l’absence de croissance.
La première concerne la fonction publique qui devient un fardeau pour le budget de l’Etat à cause du doublement du nombre des fonctionnaires. Aucun pays au monde ne peut supporter un doublement des fonctionnaires du secteur public en l’absence de croissance. Notre proposition était la retraite anticipée et la retraite négociée. Heureusement que ce programme est en train d’être mis en œuvre.
La deuxième composante concerne la gouvernance. Nous avons voulu résoudre le problème des entreprises publiques en difficultés. Le principe était d’assurer la gouvernance de ces entreprises avant de les proposer à la vente.
Quand nous nous trouvons dans une position de force, nous garantissons notre crédibilité auprès des instances internationales et nous pouvons sortir, aisément, sur le marché monétaire international.
A travers cette idée, nous avons voulu négocier avec le FMI par exemple, en position de force et non de faiblesse. Nous sommes pour la coopération avec cette institution internationale mais, nous ne voulons pas que cela soit, à partir d’une position de faiblesse dans laquelle nous nous trouvons obligés de mettre à exécution des recommandations qui n’émanent pas de notre réalité et de nos besoins réels. Quand nous nous trouvons dans une position de force, nous garantissons notre crédibilité auprès des instances internationales et nous pouvons sortir, aisément, sur le marché monétaire international.
C’était parmi les points de désaccord avec le gouvernement. Parce qu’il y a des entreprises proposées à la vente alors qu’elles n’ont aucune difficulté, au contraire, elles génèrent des recettes d’impôts considérables au profit de l’Etat. Il s’agit, par exemple, de la Régie nationale des tabacs et des allumettes (RNTA) de Kairouan par exemple. Cette entreprise fait profiter l’Etat de recettes fiscales de 3 milliards de dinars.
Vous avez évoqué des dossiers de corruption qui auraient pu générer au profit du budget de l’Etat des ressources financières colossales. Quelle était la réaction du gouvernement ?
C’était un autre point de désaccord avec le gouvernement. J’ai enquêté sur, au moins, 5 dossiers, dont celui des importateurs endettés envers l’Etat.
Ces importateurs sont endettés de milliers de milliards envers l’Etat, l’un d’entre eux est endetté, à lui seul, de 236 millions de dinars.
Ma proposition était de geler leurs codes douaniers d’importation jusqu’à ce qu’ils régularisent leurs situations avec l’Etat. C’est une mesure très facile qui consiste à négocier avec eux un rééchelonnement de leurs dettes…
Ma proposition était de geler leurs codes douaniers d’importation jusqu’à ce qu’ils régularisent leurs situations avec l’Etat. C’est une mesure très facile qui consiste à négocier avec eux un rééchelonnement de leurs dettes, tout en leur permettant de continuer à exporter.
Le chef du gouvernement n’a pas été très réceptif de cette idée et il a argumenté la difficulté d’appliquer cette mesure par “des pressions”. Ceci veut dire que les importateurs sont très connus et très puissants, voire “intouchables”.
Ce qui est aussi très bizarre, c’est que cette même décision de gel du code douanier a été adoptée par un conseil ministériel présidé par Habib Essid. Vous pouvez, à partir de là, vous demander pourquoi un conseil ministériel ne peut pas mettre en application une décision qu’il a adoptée et qui aurait pu sauver le budget de l’Etat en permettant d’y injecter des ressources colossales.
Le dernier dossier dont je voudrais parler est celui des vêtements d’occasion ou la friperie. Ce dossier était très convaincant. Les importateurs de friperie sont exonérés de taxes douanières en vertu de la loi.
Le dernier dossier dont je voudrais parler est celui des vêtements d’occasion ou la friperie. Ce dossier était, à mon avis, très convaincant. Les importateurs de friperie sont exonérés de taxes douanières en vertu de la loi. En contrepartie, ils sont appelés à exporter une partie de leurs importations après le tri et de vendre une partie sur le marché local. Mais, ces derniers importent et bénéficient des exonérations sans exporter. Cela constitue une infraction à la loi et une pratique qui fait perdre à l’Etat des ressources très importantes (taxes douanières) sans apporter les recettes en devises espérées des opérations d’exportations.
Les pratiques de ces importateurs, lesquelles relèvent de la concurrence déloyale, ont eu un impact dévastateur sur l’industrie locale du textile et aussi celle du cuir et de la chaussure (produits interdits d’importation), qui s’est vue détruite et des centaines d’usines ont fermé leurs portes contraignant des centaines de personnes au chômage.
Nous avons suggéré à l’époque la soumission de ces importateurs aux taxes douanières, en amont, et quand ils exportent et déclarent leurs recettes en devises et que leurs exportations sont confirmées par le contrôle et l’inspection, l’Etat leur rend leur argent (taxes).
Nous avons découvert que plusieurs personnes n’ont jamais quitté le sol tunisien et pourtant ils bénéficient de ce régime…
Un autre dossier que nous avons évoqué, celui des voitures qui entrent en Tunisie, sous le régime FCR (Franchise pour changement de résidence), duquel bénéficient les Tunisiens résidant à l’étranger. Nous avons découvert que plusieurs personnes n’ont jamais quitté le sol tunisien et pourtant ils bénéficient de ce régime. Il s’est avéré après des enquêtes qu’il y a un réseau de contrebande de voitures et l’affaire est aujourd’hui auprès de la justice. Ce qui est dangereux dans cette affaire, c’est que les voitures qui parviennent à entrer en Tunisie, sans contrôle douanier, peuvent contenir n’importe quelle marchandise (armes, drogue…).
Ces dossiers révèlent une hémorragie des ressources de l’Etat en l’absence d’une réelle volonté de combattre et de dissuader les pratiques criminelles envers l’économie nationale. Je crois que si le gouvernement osait aller de l’avant pour résoudre ces problèmes et sanctionner les contrevenants, il aurait adressé, un message positif et rassurant à tous les citoyens et manifesté une volonté réelle pour lutter contre la corruption.
Ces dossiers révèlent une hémorragie des ressources de l’Etat en l’absence d’une réelle volonté de combattre et de dissuader les pratiques criminelles envers l’économie nationale.
Car, le problème, aujourd’hui, est que les citoyens ont perdu toute confiance en le gouvernement et généralement dans tous les hommes politiques. Le gouvernement doit rétablir cette confiance pour permettre aux citoyens de ressentir sa crédibilité et partant adhérer à ses initiatives et contribuer à l’application de ses décisions.