Une autre Tunisie est possible, elle est même en marche, portée par des jeunes qui ont décidé d’avancer loin des sentiers battus, selon Rim Mathlouthi, présidente de l’Association tunisienne de permaculture (ATP).
Cette jeune journaliste tunisienne, qui a grandi en France, rêve de renouer avec une agriculture naturelle, celle des ancêtres qui redonne à la nature son pouvoir de s’épanouir librement. La permaculture est une pratique agricole utilisant les principes d’écologie et le savoir des sociétés traditionnelles, qui peut être utilisée chez soi, dans des jardins communs, sur des petites surfaces, pour reproduire la diversité, la stabilité et la résilience des écosystèmes naturels, à contrario des méthodes agricoles modernes qui bouleversent les équilibres écologiques et provoquent la dégradation et l’érosion des sols cultivables.
Dans une interview avec l’agence TAP, Mathlouthi parle de son rêve, d’apparence simple, mais qui s’apparente au combat de David contre Goliath. Celui que mènent aujourd’hui les permaculteurs du monde contre la dictature des multinationales de l’agro-alimentaire.
Après avoir travaillé pendant des années pour le compte de France Télévision, puis de France 24 et d’ARTE, elle s’est installée au Maroc, avant de regagner la Tunisie en 2011.
C’est dans son pays natal donc, que la jeune femme a décidé de s’adonner à sa passion, la permaculture, tout en exerçant en parallèle son métier de correspondante indépendante pour le compte d’ARTE. Elle s’est initiée aux principes de cette noble cause, en France, dans des associations comme “Colibris” et “Terre et Humanisme”.
Et c’est ainsi qu’elle a rencontré, il y a 4 ans, Abdelhamid Amami, co-fondateur de l’Association tunisienne de permaculture qui venait tout juste de voir le jour et au sein de laquelle elle s’engage en tant que bénévole. En août 2017, en reconnaissance de son engagement sans faille en faveur de la cause permacole, elle est nommée présidente de l’ATP.
La permaculture, un retour aux sources…
Rim Mathlouthi nous accueille dans le grand jardin du Centre intégré de la jeunesse et l’enfance de Borj el Amri, à la Manouba, que l’ATP compte ériger en site permacole exemplaire.
Bien à l’aise dans une tenue décontractée, le regard vif et plein de vitalité, elle s’occupait de tout, dans ce chantier jusqu’au plus petit détail…
Le programme de la journée comportait la construction d’un poulailler, le montage d’une serre, la plantation d’arbres et la préparation d’un espace potager… l’objectif étant de jeter les premières bases d’un espace permacole qui devrait permettre, à terme, de couvrir une partie des besoins alimentaires des enfants du centre. Un travail que l’ATP compte, dans un deuxième temps, généraliser aux 23 centres intégrés de jeunesse du pays.
“Une manière pour l’association de mettre l’accent sur la dimension humaine de la permaculture et d’en faire une expérience partagée. L’idée étant d’aller au-delà de la sensibilisation, pour former les gens à la permaculture”, souligne Mathlouthi.
Pour elle, “parier sur la permaculture, c’est revenir à la problématique essentielle : qu’avons-nous dans nos assiettes ? Que mangeons-nous ? Avons-nous vraiment une alternative à ce que nous servent les grands groupes alimentaires, au détriment, parfois, de notre santé et de notre environnement ?”.
Pour la jeune femme, “la permaculture est dans les gènes de chaque Tunisien. C’est une pratique des plus anciennes, même si l’expression n’est née qu’en 1978, avec les écologistes australiens Bill Mollison et David Holmgren. C’est l’agriculture traditionnelle, l’agriculture oasienne qui était très pratiquée par les agriculteurs tunisiens, mais aussi par des agriculteurs de par le monde. Chaque pays avait, en effet, ses traditions de la culture du sol, jusqu’à ce que les multinationales entrent en jeu et bouleversent la donne, soumettant les agriculteurs à leur diktat et à celui des banques”.
“C’est aussi une manière de récupérer les eaux pluviales, de gérer l’eau, les vents, l’ensoleillement. C’est une façon de vivre ensemble, de prendre soin de la Terre et de l’autre. C’est un partage équitable de l’effort mais aussi des richesses créées”.
La permaculture à la portée de tous
Créée en 2013, l’Association tunisienne de permaculture réunit des personnes qui s’intéressent et pratiquent la permaculture. Le public auquel elle s’adresse, c’est le citoyen lambda.
“Nos activités sont généralement ouvertes à tous ceux qui ressentent en eux une envie d’apprendre les techniques simples de la permaculture, afin de créer leurs propres espaces permacoles, dans leurs fermes, jardins ou sur leurs balcons… aux hommes même sans muscles, aux femmes même manucurées, aux enfants, aux retraités, aux jeunes, aux artistes, à ceux qui veulent encourager. Parce que toutes les belles énergies sont importantes”, explique Mathlouthi.
Les activités de l’ATP s’articulent autour de la diffusion de la culture permacole, la maîtrise des techniques de permaculture à travers l’organisation d’ateliers, la création de projets collaboratifs, le renforcement de projets des permaculteurs tunisiens, la découverte d’espèces et de semences locales, anciennes ou rares et leur conservation.
Parmi les événements phares qu’elle organise, figure la fête annuelle des semences paysannes dont la dernière édition a été organisée en octobre 2017. Pour la présidente de l’association, “les semences paysannes représentent le fondement de la souveraineté, de l’autonomie alimentaire, de la santé et de la survie de notre peuple et de notre culture. Nous avons un devoir et une responsabilité : sauvegarder et transmettre aux générations futures ces semences de la vie. Cette fête se veut un rendez-vous entre professionnels et amateurs pour faciliter les échanges et l’approvisionnement en semences locales de qualité, sensibiliser la population aux enjeux et créer un réseau dynamique entre les acteurs”.
Mathlouthi fait également savoir qu’”une caravane des semences sera lancée en avril 2018, parce que les semences paysannes se trouvent encore chez des petits paysans. Nous irons donc à leur rencontre là où ils sont, vérifier l’origine de leurs semences, les identifier, prendre une partie, la multiplier et ensuite redistribuer ces semences gratuitement, aux agriculteurs”.
Les semences paysannes risquent de disparaître
L’enjeu consiste, selon elle, à “multiplier les variétés de semences disponibles en Tunisie. Certaines de nos variétés sont même menacées de disparition. En 2003, il ne restait plus que 25% des agriculteurs qui travaillent avec des semences paysannes, aujourd’hui ce taux ne dépasse pas les 10%. Le risque c’est la disparition complète de nos semences paysannes”.
Mathlouthi reconnaît, par ailleurs, que la disparition des semences paysannes et leur remplacement par des semences hybrides est une stratégie mondiale. “J’ai assisté cette année au Salon international de l’agriculture à Paris, et je suis sortie en colère parce qu’à part les géants de l’industrie agroalimentaire, Monsanto ou encore Syngenta, il n’y avait pas grand-chose. Pour apaiser leurs consciences, ils se contentent de réserver un petit coin bio, mais même le bio, tel que pratiqué aujourd’hui à travers la monoculture, abîme le sol et le vide de ses substances nutritives”.
Notre interlocutrice a également indiqué que “les préparatifs pour la prochaine fête des semences qui aura lieu au Kef, fin septembre ou début octobre 2018, sont déjà lancés”. Le choix du Kef se justifie par “le problème de manque de semences rencontré cette année par les agriculteurs de la région. C’est l’occasion pour nous de les sensibiliser quant à l’opportunité de stopper la monoculture et de renouer avec des pratiques plus durables”.
L’ATP s’emploie également, à travers des partenariats avec des écoles comme l’Ecole supérieure d’agriculture du Kef ou l’Institut supérieur de biotechnologie de Sidi Thabet, à développer le volet recherche en matière de permaculture.
Elle s’attelle, en outre, à multiplier ses actions sur le terrain, afin de frayer le chemin à la permaculture par la force de l’exemple. “C’est aussi, un moyen de sensibiliser les officiels, par l’action, aux enjeux liés à la permaculture”.
L’ATP travaille à monter un réseau régional (Maroc, Algérie, Tunisie) d’agro-écologie et de permaculture, afin de coordonner les mouvements des permaculteurs à l’échelle régionale et booster leur action.
Grâce à un large réseau de contact qu’elle a pu développer durant son travail en France, au Maroc et en Tunisie, mais aussi à ses fortes capacités relationnelles et communicatrices, confortées par son métier de journaliste, Matlouthi ambitionne de donner à l’ATP une autre dimension et à faire entendre la voix des permaculteurs, malgré le bruit assourdissant fait par les multinationales agroalimentaires qui veulent s’imposer comme étant “la seule vérité au monde”.
Elle a dans ce sens assisté à la conférence internationale de permaculture qui s’est déroulée l’automne 2017 en Inde, où elle a pu rencontrer des figures mondiales de la permaculture à l’instar de l’Indienne Vandana Shiva et de Bill Molisson. Elle a, à cette occasion, présenté la candidature de la Tunisie pour abriter l’édition de 2026 de la conférence internationale de la permaculture.
“Il faut d’abord que nous fassions nos preuves pour que notre candidature ait toutes les chances et c’est la raison pour laquelle j’ai pensé à organiser, en premier lieu, une rencontre à l’échelle régionale (Tunisie, Algérie, Maroc) pour nous mettre au fait des grandes manifestations”.
Ses relations internationales, la jeune femme pense aussi à les exploiter pour mobiliser des fonds au profit de l’association qui ne peut pas continuer ses activités grâce aux seules donations.
Au fil des semaines, des mois et des années, Mathlouthi fait preuve d’un optimisme à toute épreuve. Elle pense qu’avec le temps, comme principal allié, tout est possible et que le combat contre Goliath est jouable. “Il n’y a pas de petite action, chaque action compte, surtout si nous sommes nombreux à la faire”, conclut la présidente de l’ATP.
WMC/TAP