Franc, authentique, engagé et des fois irascible, Samir Majoul est le descendant d’une longue lignée de syndicalistes patronaux. Il ne mâche pas ses mots et n’est pas dans la complaisance quand il fait des déclarations et encore moins dans les entretiens qu’il accorde aux médias. Il dit ce qu’il estime être bon dans l’intérêt des adhérents de la centrale patronale, affirmant haut et fort ses opinions tranchées se rapportant aux problématiques de l’entrepreneuriat et de l’économie nationale.
Eh non! Samir Majoul ne caresse pas dans le sens du poil! Cela ne l’empêche, toutefois, pas d’adopter une logique consensuelle, garante de la pérennisation des entreprises et des droits des travailleurs.
Il ne cesse de le répéter : «Nous ne sommes pas en conflit avec la centrale ouvrière, nous servons les mêmes desseins car sans entreprises, il n’y aura pas de création de richesses et d’emplois, et sans force de travail, les entreprises ne peuvent pas réussir. Nous sommes dans une logique de construction d’une économie forte et compétitive et non de litiges insensés qui ne sont dans l’intérêt de personne, ni de l’entreprise ou des employés ».
Entretien
WMC : L’UTICA s’est investie ces dernières années dans l’action politique non par choix mais parce que le pays avait besoin que les organisations les plus importantes participent à la réussite de la transition politique du pays. Aujourd’hui que nous sommes plus préoccupés par la transition économique que celle politique, pensez-vous venu le temps de repositionner l’UTICA dans son rôle initial, à savoir une locomotive pour le développement de l’entrepreneuriat et de l’économie dans notre pays ?
Samir Majoul : L’UTICA n’est jamais sortie de son rôle. C’est une organisation patronale qui s’est toujours investie dans le développement de l’entrepreneuriat et de l’économie nationale. Défendre l’économie du pays, c’est défendre les secteurs, les entreprises et tous les acteurs concernés. Pour y réussir, il faut se positionner en politique parce que le pouvoir décisionnel est chez les politiques et son impact sur les avancées économiques, financières et sociales, est indiscutable.
Vous avez été élu à la tête de la Centrale patronale. Quel est l’état des lieux ? Comment se porte aujourd’hui l’UTICA ?
Très bien !
Depuis sept ans, il n’y a pas eu de problèmes, pas d’entreprises qui ont disparu, pas de difficultés endurées par l’entrepreneuriat ?
L’UTICA est l’avocat des entreprises, des secteurs et des régions, et là, je vous réponds par rapport à l’UTICA. Elle est aussi la locomotive de la relance si par ailleurs l’environnement s’y prête. L’UTICA défend un climat économique que l’on souhaite prospère, et lorsque ce n’est pas le cas, nous déployons nos efforts dans la relance des entreprises pour qu’elles contribuent au mieux à la croissance de notre pays.
L’UTICA est l’avocat des entreprises, des secteurs et des régions…
La croissance est le produit de l’investissement et l’impact en est la création de l’emploi et l’augmentation des ressources financières pour le pays et des devises s’agissant des entreprises exportatrices. En fait, il s’agit de la création de richesses et c’est la volonté commune de tous les acteurs socioéconomiques du pays.
Ne pensez-vous pas que l’UTICA, de par le contexte difficile que traversait le pays, s’est plus impliquée dans la politique que dans l’économie, délaissant, sans le vouloir, une partie de ses adhérents et en premier les PME/PMI ?
Tout d’abord, les entreprises -et là, je parle des TPE et des grands groupes également que vous n’avez pas cités- sont au centre de nos préoccupations. Maintenant, s’il y en a qui sont parties ailleurs, ont-elles trouvé mieux ? La question se pose, et en tout état de cause, le fait qu’il existe une dynamique d’aller-retour des entreprises de et vers l’UTICA, illustre nos traditions démocratiques.
Les entreprises sont libres de rester ou de partir. Tous les problèmes syndicaux setoriels sont traités au niveau des chambres, des fédérations et des régions. Quand les sujets sont horizontaux ou globaux, ils sont traités au niveau du bureau exécutif. Quand ils touchent à la loi des finances, au financement de l’économie, cela relève des prérogatives du bureau exécutif.
Ce n’est pas vrai que l’UTICA ne s’est pas impliquée dans les problématiques sectorielles. A chaque fois qu’un problème est survenu, il y a eu un pilotage de l’exécutif et des réunions même au niveau du chef du gouvernement.
Maintenant quoi de plus normal pour l’UTICA que de s’occuper de politique puisque notre organisation a été historiquement un acteur important dans la construction de la Tunisie postindépendance depuis 1947, année de sa création, soit une année après la naissance de la centrale ouvrière.
Notre vocation première n’était pas uniquement syndicale, nous devions jouer un rôle dans la libération de notre pays de l’occupation française
Notre vocation première n’était pas syndicale uniquement, nous devions également jouer un rôle dans la libération de notre pays de l’occupation française. A l’époque, nous ne pouvions pas parler d’économie, il y avait des commerçants, des propriétaires de café et des artisans. Tout ce beau monde a formé le premier noyau de notre UTICA d’aujourd’hui. Ce à quoi ils tenaient plus que tout : libérer leur pays de la colonisation et le projet a pris forme au sein du parti destourien libre.
Bourguiba était en exil et il fallait créer deux fortes organisations, l’une représentant les ouvriers et l’autre les nantis de l’époque pour reprendre les rênes de l’économie tunisienne détenues par les occupants.
Le premier gouvernement postindépendance a été également un gouvernement d’unité nationale où, aussi bien l’UTAC (Union tunisienne des artisans et commerçants – ancêtre de l’UTICA), était représentée que l’UGTT de Hached (l’Union générale tunisienne du travail). Et pour l’histoire, il y avait des membres au gouvernement postindépendance issus des deux organisations. Ahmed Ben Salah était secrétaire général de l’UGTT, il avait dirigé 4 ministères sous l’ère bourguibienne.
Tout au long du dialogue national, nous n’avons pas voulu nous imposer dans un gouvernement ou nous immiscer dans la gestion de ses affaires
Pour revenir à ces dernières années, rappelons quand même que suite à la révolution, c’est lorsqu’il y a eu les deux attentats des martyrs Chokri Belaïd et Haj Brahmi que la présidente de l’UTICA à l’époque, Madame Bouchamaoui, et M. Hassine Abassi, SG de l’UGTT, se sont rencontrés à la clinique et ont décidé d’entreprendre une initiative pour faire sortir le pays des crises politiques qui s’y succédaient.
Tout au long du dialogue national lancé en 2013, nous n’avons pas voulu nous imposer dans un gouvernement ou nous immiscer dans la gestion de ses affaires, par contre, nous avons appuyé la feuille de route pour sauver notre pays du marasme dans lequel il se débattait.
Quant à nos adhérents, non seulement ils approuvaient notre démarche mais ils étaient très contents de voir que nous étions des acteurs actifs dans le sauvetage du pays. Les gens oublient très souvent que nous sommes Tunisiens avant d’être entrepreneurs.
Cette situation de fait face à laquelle vous deviez agir a-t-elle laissé place à la gestion d’affaires fondamentalement économiques ?
Mais c’est le politique qui décide quelque part de l’économique. Lorsque vous avez une armada de lois économiques se trouvant à l’ARP sans être adoptées, ce sont des politiques qui décident de leur destinée. Et puis, vous oubliez que l’Etat est notre concurrent direct, il est dans le commerce, l’industrie, les services et perd beaucoup d’argent dans les entreprises publiques. Il tolère 50% de l’économie informelle et met sous pression fiscale des milliers d’entreprises évoluant dans le secteur formel. Nous sommes en mauvais état, parce que l’Etat abuse de ses droits.
Vous ne pensez pas qu’il n’y a pas eu de répondant de la part des sphères décisionnelles aux revendications omniprésentes de la sphère entrepreneuriale ? Est-ce qu’il n’y a pas, quelque part, une faiblesse au niveau du lobbying UTICA auprès des centres de décision ? Vos propositions s’agissant du nouveau Code des investissements n’ont pas été toutes prises en considération.
Nos propositions n’ont pas été considérées, mais c’est qui le perdant ? C’est la Tunisie. Notre pays a besoin d’attirer les investisseurs extérieurs, pour ce, il fallait mettre en place le meilleur code d’investissement possible, le plus incitatif et le plus compétitif dans un environnement hautement concurrentiel. Nous ne voulions pas un code pour le désinvestissement et puisque la Tunisie traversait un contexte post-révolutionnaire délicat, il fallait encourager les internationaux à venir s’y implanter.
Il fallait corréler les choses, nous vivions dans une certaine instabilité et entre autres l’instabilité fiscale. Les investisseurs ont besoin de stabilité, l’improvisation même justifiée n’est pas encourageante, un investisseur investit sur le long terme, il a besoin de visibilité.
Nos propositions ont été les résultantes d’un benchmark réalisé auprès des pays concurrents et adaptées à un contexte postrévolutionnaire où nous avons pris en considération le sécuritaire, le politique et l’absence de vision à long terme.
Les mesures fiscales prises contenue dans le nouveau code, ce n’est pas la meilleure chose qui soit pour encourager l’investissement
Lorsque nous voyons les mesures fiscales prises dans le cadre du nouveau code, nous ne pouvons pas affirmer que c’est la meilleure chose qui soit pour encourager l’investissement même si nous pouvons comprendre que le gouvernement ait eu, peut-être, de bonnes raisons de le faire.
Il est évident que notre pays a beaucoup d’avantages mais cela reste insuffisant, les incitations ne doivent pas être réduites aux exonérations. Les nationaux peuvent comprendre les contraintes du pouvoir en place, mais pas les internationaux qui ramènent avec eux les devises et incitent leurs pairs à venir. Leurs soucis ne sont pas les intérêts de la Tunisie mais les leurs propres, s’ils trouvent leur compte dans notre pays, c’est tant mieux sinon ils partent ailleurs. Ils ont tout à gagner et rien à perdre.
Certains pensent que la Tunisie a été classée dans la liste noire des paradis fiscaux à cause de trop d’incitations fiscales. Est-ce la raison, d’après vous ?
Rien à voir ! Voyez des experts en benchmark et ils peuvent vous répondre. La Tunisie est loin d’être un paradis fiscal ou encore un paradis pour les investisseurs. Par contre, dans notre pays, nous sommes dans le respect de l’ordre divin.
L’OCDE reconnaît que nous faisons partie des pays les plus oppressés fiscalement
Donc chez nous il y a un paradis fiscal pour le secteur informel et un enfer fiscal pour le secteur formel et les entrepreneurs intègres et transparents. De quelle liste parle-t-on là ? D’ailleurs, l’OCDE reconnaît que nous faisons partie des pays les plus oppressés fiscalement.
L’Etat est notre associé dès qu’il s’agit de bénéfices mais jamais s’agissant de pertes…
L’Etat est notre associé dès qu’il s’agit de bénéfices mais jamais s’agissant de pertes. L’entreprise est asphyxiée parce qu’elle va de perte en perte, ceux qui opèrent dans l’informel se la coulent douce! Normal, ils ne payent pas d’impôts! Les entreprises qui s’investissent nuit et jour pour être bénéficiaires perdent au change, on s’arrange pour les amputer d’une grande partie de leurs bénéfices et cela veut dire quoi ? Qu’on les empêche de réinvestir. Les coûts endurés par les entreprises, depuis 7 ans, sont devenus tellement élevés que la fiscalité ne peut plus leur enlever ce qui reste. Nos entreprises ont besoin de moyens de survivre, or cela devient de plus en plus difficile.
L’UTICA, à titre exceptionnel, a accepté en 2017 pour soutenir les efforts de l’Etat de sortir de la crise financière un taux d’impôt compensatoire sur la loi des finances qui s’élève à 7,5% . Seriez-vous prêts à refaire l’expérience ?
Bien sûr que non ! Sauf si c’est dans l’autre sens, c’est-à-dire que l’on diminue les impôts de 8%. Cette fois-ci ce sont les entreprises qui sont en panne et elles ont besoin d’être créditées.
Le Tunisien lambda pense que les entrepreneurs sont des personnes voraces qui exploitent les richesses du pays ? Question de perception.
Qu’est-ce qu’il y a ou qui reste à exploiter pour que les entrepreneurs prennent quelque chose ? Cette perception est fausse. Nos entreprises souffrent ! Elles souffrent de tout. Elles sont livrées à elles-mêmes. Le marché est à 50% contrôlé par une économie parallèle. La situation du financement de l’économie privée est devenue critique par la concurrence de l’Etat mais aussi par le fait qu’une bonne moyenne des moyens de financement circule hors de circuits officiels, c’est-à-dire hors des banques.
Il y a 12.000 MDT de dinars qui circulent en toute liberté sans aucune prise en charge bancaire. L’Etat se finance auprès du système bancaire et, par conséquent, il y a une éviction des outils sensés financer l’économie. Au lieu de financer les entreprises et l’économie, on finance les salaires. Les entreprises voient leurs coûts augmenter de plus en plus.
Il y a plus d’argent qui circule hors des banques qu’à l’intérieur des circuits financiers classiques
Le TMM est élevé et ce n’est pas un reproche, la BCT prend les décisions qu’elle estime bonnes pour le pays.
Aujourd’hui, il y a trop peu d’argent dans les institutions bancaires. Il y a plus d’argent qui circule hors des banques qu’à l’intérieur des circuits financiers classiques.
En ce qui nous concerne, nous avons proposé depuis belle lurette de changer la monnaie pour encourager ceux qui font des transactions financières de manière informelle à les introduire dans le système. Nous avons même appelé à ce qu’on use des virements, des cartes de crédit et des chèques comme seuls moyens de transactions. Pour nous, c’est un moyen de formaliser l’économie informelle.
Nous avons également avisé nos vis-à-vis qu’il serait bien de décréter une amnistie pour ce qui est des devises qui circulent en toute liberté hors de la BCT et nous y viendrons.
Il faut oser des amnisties de change, fiscales, financières et sécurité sociale pour relancer l’économie et résoudre nombre de problèmes dont ceux des Caisses sociales, du budget de l’Etat et autres. Il est entendu qu’il faut mettre en place un cadre garant de la transparence de toutes les opérations effectuées dans cette optique.
Il faut que nous puissions assurer la meilleure mise en place qui puisse exister pour éviter les abus.
Il faut décréter nombre d’amnisties pour ceux qui opèrent dans le formel sinon il n’y aura plus d’économie formelle dans notre pays
Aujourd’hui, il s’agit de la survie de l’économie formelle dans notre pays car celle informelle gagne chaque jour du terrain, et c’est pour cette raison qu’il faut décréter nombre d’amnisties pour ceux qui opèrent dans le formel sinon il n’y aura plus d’économie formelle dans notre pays et ceux qui exerçaient leurs activités dans le cadre de la loi se «dé-formalisent» pour rejoindre ceux qui sont gagnants à tous les coups. Et c’est ce que nous ne souhaitons pas. Notre objectif ultime est qu’on élargisse l’assiette fiscale, que la pression fiscale diminue et qu’elle soit assurée par tout le monde.
Ce sont toujours les mêmes entreprises et les mêmes groupes et qui sont les plus solvables qui subissent les contrôles fiscaux les plus lourds et les plus pointilleux, c’est ce qu’affirment nombre de dirigeants. Info ou intox ? N’est-il pas temps de se tourner vers les mauvais payeurs et de lever la pression sur les bons payeurs ?
Vous savez, généralement lorsque vous êtes un bon payeur, on estime que vous gagnez de l’argent, donc on vous met la pression ! Pourquoi voulez-vous que les contrôleurs aillent chercher noise à ceux chez lesquels ils n’ont rien à gratter ? Mais que je sache, lorsqu’il y a une trop forte pression injustifiée du contrôle fiscal, nous pouvons engager des recours auprès des tribunaux et avoir gain de cause. Mais il est clair que nous préférerions avoir des relations de confiance avec le ministère des Finances.
Le budget de l’Etat est assumé par ceux qui payent les impôts
Lorsque vous avez une entreprise qui a prouvé sa solvabilité, la transparence de ses finances et qui s’acquitte régulièrement de ses impôts et respecte ses engagements, il faut la laisser respirer et travailler et que le contrôle fiscal se fasse a posteriori. Il faut établir des relations de confiances entre l’Etat et les entrepreneurs.
Pour ce qui est de l’informel, il faut mettre toute une stratégie car les ceux qui exercent dans ce cadre profitent de tous les avantages que leur offrent l’Etat et des services publics mais ne contribuent pas à leur financement. Le budget de l’Etat est uniquement assumé par ceux qui payent les impôts.
Entretien conduit par Amel Belhadj Ali
A suivre la deuxième partie