Le secteur privé face aux défis de l’économie informelle, de la faiblesse des sphères décisionnelles et du démarrage des négociations sociales. Les réponses à ces points importants dans cette deuxième partie de l’entretien accordé par Samir Majoul, président de l’UTICA à WMC .
N’avez-vous pas l’impression que vous, secteur privé formel, êtes pris en étau entre la concurrence “déloyale” de l’Etat et l’économie informelle ?
Samir Majoul : Je voudrais clarifier certaines choses pour ce qui est de cette prise en étau. Il y a la partie fiscale, et l’économie doit se formaliser pour améliorer les recettes fiscales et diminuer la pression sur ceux qui opèrent dans la légalité. L’économie informelle est par excellence la concurrente de l’économie formelle parce qu’elle prend des parts de marchés aux fabricants nationaux en règle avec la loi et commercialise des produits semblables en apparence et beaucoup moins chers mais qui peuvent être nocifs pour la santé de nos concitoyens.
Il ne suffit pas de lancer des campagnes appelant à acheter tunisien, il faut prévenir les consommateurs sur les risques qu’ils encourent lorsqu’ils achètent des produits non homologués
Je comprends le souci des consommateurs dont le pouvoir d’achat diminue de jour en jour et qui se trouvent face à des produits à la portée arrivés de pays de dumping qui filoutent la douane, mais ces produits sont risqués, qu’il s’agisse d’agroalimentaire, de phytopharmacie, de parapharmacie ou encore de jouets. Et là, je parle de la sécurité alimentaire et de la santé du citoyen. Il faut évidemment le dénoncer. Il ne suffit pas de lancer des campagnes appelant à acheter tunisien, il faut prévenir les consommateurs sur les risques qu’ils encourent lorsqu’ils achètent des produits non homologués et pas sûrs dans le marché parallèle.
Et votre rôle à vous, pour juguler ce phénomène, comment le définissez-vous ? Après tout vous êtes la locomotive de l’économie formelle.
Ecoutez, chacun de nous est responsable en la matière. Et parlant de locomotive, savez-vous que celle-ci a une puissance qui ne peut pas tirer tous les chariots du pays ? Il faut que chacun assume ses responsabilités.
Acheter tunisien, cela représente quoi pour vous ?
Acheter tunisien est très important pour l’économie nationale. Lorsque vous achetez de l’étranger, vous créez des emplois ailleurs et vous les perdez chez vous. Par contre, quand vous consommez national, vous créez des emplois chez vous et vous êtes sûrs de la qualité des produits que vous vous procurez. Il s’agit là de solidarité nationale.
Ces dernières années, nombre d’entreprises ont disparu parce qu’elles n’ont pas pu résister aux pressions sociales, fiscales ou encore à la concurrence déloyale, nous en avons vu dans l’industrie manufacturière. Seule lueur d’espoir aujourd’hui est la reprise du secteur du textile depuis le mois de janvier 2018. Avez-vous des informations précises sur les secteurs les plus touchés ?
Vous savez, il est courant de voir des entreprises nouvellement créées disparaître durant les 5 premières années de leur création. S’il n’y a pas une bonne étude et un suivi rigoureux de leur gestion et des structures à même d’aider au sauvetage de ces entreprises, le taux de mortalité est considérable.
Mais sincèrement, nous ne sommes pas loin des niveaux de nombre de pays. Il y a des secteurs entiers qui sont en crise parce qu’ils ont perdu leur compétitivité. Il y a eu un surcoût à tous les niveaux parce que le contexte est différent, parce que les augmentations salariales ont été assez importantes, parce que notre dinar a perdu de sa valeur, parce qu’il y a eu une sur-fiscalité, une insécurité et une paix sociale qui n’étaient pas toujours au rendez-vous.
Nous avons aussi égaré notre marché intérieur et nous revenons toujours à cette économie informelle destructrice et galopante.
Nous avons aussi perdu nombre d’entreprises qui gravitaient autour du secteur touristique -l’artisanat, le para-touristique, les taxis et autres acteurs qui ont vu leur pouvoir d’achat régresser, ce qui s’est répercuté sur la survie d’autres entreprises. En fait, tout est lié.
Il y a des acteurs qui gèrent l’économie parallèle, nous parlons de milliards de dinars et cette économie dépend également de pays limitrophes, les enjeux sont importants. Ne pensez-vous pas qu’il s’agit là d’un terrorisme économique que nous n’arrivons ni à affronter ni à confronter parce que pas assez outillés pour le juguler ?
Il y a eu expansion de l’économie informelle de par le monde parce qu’il y a eu des conflits dans certaines régions qui ont fait que l’informel a pris la place du formel. Cette économie s’est développée sur nos frontières. Maintenant, il s’agit d’une décision nationale : avons-nous la volonté de mettre fin à ce phénomène, limiter son champ d’action et le juguler ? Pour y mettre fin, il suffit de prendre 3 ou 4 bonnes décisions qui sont les suivantes :
– Changer la monnaie, on prend la décision tout de suite et on accorde un délai de 3 mois à tous ceux qui possèdent du cash pour ramener leurs liquidités aux banques, et il n’est pas nécessaire de leur demander d’où ils ont eu cet argent et puis comme je l’ai déjà spécifié, il faut que les transactions se fassent par virement, cartes de crédits ou chèques.
– Pareil pour les pactoles en devises, il faut que cette histoire de bureaux de change à Ben Guerdane ou ailleurs prenne fin, ils ne servent à rien sauf à acheter et vendre les devises alors que nous avons besoin de ces devises dans nos banques. Ces devises qui circulent à Ben Guerdane servent entre autres à dynamiser le secteur économique informel.
Il est impératif de protéger la Tunisie des accords avec certains pays qui font des dumpings sauvages, qu’il s’agisse du social, financier ou fiscal.
– Troisième décision : tous les produits de première nécessité importés doivent être totalement dédouanés et nous mettons une TVA à 5 ou à 7%, soit un seuil minimum. Si nous osons prendre ces décisions, nous couperons l’herbe sous les pieds de tous les férus de l’informel car ils n’auront plus de prétexte pour opérer hors circuit légal. C’est ainsi que l’on formalise un marché et cela nous permettra également de régulariser la situation des employés qui seront couverts par la sécurité sociale. Les droits de douane doivent servir à protéger les producteurs locaux et l’économie nationale des importations sauvages.
Quatrièmement : il est impératif de protéger la Tunisie des accords avec certains pays qui font des dumpings sauvages, qu’il s’agisse d’un dumping social, financier ou fiscal.
Et les conventions internationales signées par la Tunisie dans le cadre de ses relations avec l’OCDE, l’OMC et d’autres organisations ?
Pour moi, tout cela est du cinéma ! Les raisons sont simples : nous avons des accords avec une multitude de pays et quand nous discutons avec leurs représentants, on nous dit : «Vous êtes en phase postrévolutionnaire, vous passez par des moments exceptionnels et, à ce titre, vous pouvez recourir à des instruments exceptionnels pour protéger vos intérêts».
Nous avons près de 700.000 chômeurs dont 200.000 diplômés du supérieur, ce sont nos enfants. Devons-nous les sacrifier aux accords internationaux ? Nous devons prendre des décisions pour sauver notre économie au lieu de se complaire dans la mendicité.
Qu’en est-il du secteur de l’exportation dans notre pays ? Ce secteur souffre et régresse face à l’évolution des importations.
Je préfère commencer par parler des importations qui n’ont jamais représenté un problème pour nous, il ne s’agit pas de les pénaliser. C’est un commerce et c’est aussi de la création de richesses.
Maintenant si nous importons des produits qui sont également fabriqués en Tunisie, il faut que les origines des produits en question ne soient pas celles d’un pays de dumping. Mais si nous sommes orientés dans la logique de la mondialisation économique, nous ne pouvons interdire aux autres ce que nous nous permettons à nous-mêmes.
Le cas le plus édifiant est celui du phosphate qui nous a coûté 10.000 MDT de déficit. Ce sont des devises qui auraient pu rentrer dans notre pays et améliorer notre balance de paiement
Les importations sont nécessaires à partir du moment où nous avons besoin de biens d’équipement et de produits de première nécessité, comme le blé tendre ou encore des hydrocarbures parce que nos énergies fossiles ne satisfont pas à 43% de nos besoins ou encore parce que l’ARP bloque des nouveaux contrats de prospection pétrolière. Le cas le plus édifiant est celui du phosphate qui nous a coûté -et ce n’est pas moi qui le dis, c’est le président de la République- 10.000 MDT de déficit. Ce sont des devises qui auraient pu rentrer dans notre pays et améliorer notre balance de paiement.
A ce propos certains économistes estiment qu’un Etat incapable de préserver ses propres sites de production ne peut protéger des investisseurs nationaux ou internationaux ?
Nous en avons déjà parlé au début lorsque nous avons cité l’instabilité sociale : celle du Kamour, de Kerkennah, de Gafsa et d’autres. Il y a aussi cette triste mentalité de considérer que les investisseurs qui viennent chez nous le font pour nos beaux yeux ou encore que nous-mêmes leur offrons des opportunités qu’ils ne trouveront pas ailleurs. Il faut comprendre qu’il ne s’agit pas là de complaisance mais d’intérêts. Chacun a des intérêts qu’il veut protéger. L’investissement est un partenariat où tout le monde veut être gagnant.
Dans tous les pays du monde, les zones pétrolières sont militarisées, pourquoi est-ce que dans le nôtre, il suffit de quelques personnes pour fermer tout un site ?
Et nous, nous nous sommes mal comportés avec les multinationales. L’investissement dans l’énergie est très lourd et très fiscalisé et la part qui revient à l’entreprise est minime par rapport aux risques qu’elle prend. Après on se met à inventorier : “il faut qu’elle emploie les gens de la région, il faut qu’elle réinvestisse une partie de ses bénéfices…“.
Nous sommes aujourd’hui dans la logique du partage des gains des gens qui investissent énormément à leurs risques et périls et après on bloque les sites de production et on fait de sit-in ! Ceux qui sont déjà là essayent de s’en sortir, les autres -ceux qui estimaient que la Tunisie pouvait être un site attractif- ne viennent pas pour ne pas être victimes de ce genre de pratiques, et ceux qui sont partis conseillent aux autres opérateurs de ne pas venir dans notre pays en leur disant : “nous y avons été, voyez ce qui nous est arrivé, évitez d’y aller !“.
Voilà ce que nous sommes en train de faire de notre pays ! L’investisseur a besoin d’être sécurisé. Dans tous les pays du monde, les zones pétrolières sont militarisées, pourquoi est-ce que dans le nôtre, il suffit de quelques personnes pour fermer tout un site ?
Il y en a d’autres qui veulent travailler et qu’on empêche de le faire. Comment percevez-vous cela ?
C’est pour cette raison que nous avons voulu constitutionnaliser le droit au travail. Il n’est pas logique que des personnes mal intentionnées ferment toute une zone industrielle ou qu’un individu qui a un problème dans une usine interdise à tous ses collègues de travailler. Ce n’est pas logique.
En accord avec le SG de l’UGTT, nous avons parlé d’une grève générale contre les grèves. Cela veut dire quoi ? Il y aura toujours des problèmes mais il ne faut pas que nos deux organisations agissent en pompiers. Il faut qu’elles adoptent une posture de prévention. Il faut négocier, discuter, débattre pour se mettre d’accord sur tous les différends qui peuvent advenir.
Qu’en est-il des nouvelles négociations sociales ? Nombre d’opérateurs s’en inquiètent. Etes-vous confiant ?
Bien sûr que je suis confiant. Les négociations étaient attendues et, sincèrement, j’estime que nos deux forces sont équilibrées, il y a eu une collaboration franche et aujourd’hui, tout le monde connaît la situation de nos entreprises, leurs difficultés, nous ne savons pas ce que leur réserve l’avenir et donc nous devons les défendre. L’UGTT est dans son rôle, elle défend ses adhérents, mais dans la situation actuelle, nous devons tous être conscients et faire prendre conscience à ceux qui se méprennent sur la situation réelle du secteur privé en Tunisie.
Nous n’avons rien contre les augmentations à condition qu’elles ne soient pas aux dépens de la pérennité de l’entreprise
Nous sommes engagés pour des négociations sociales, nous ne sommes pas engagés pour des augmentations sociales. Nous n’avons rien contre les augmentations à condition qu’elles ne soient pas aux dépens de la pérennité de l’entreprise. Si les augmentations menacent la pérennité de l’entreprise, elles menacent les employés eux-mêmes puisqu’ils risquent de se retrouver chômeurs parce que leur entreprise est en faillite.
Nous sommes attentifs à la sécurité de nos ressources humaines, l’entreprise est un tout dont la force de travail. Quand c’est possible d’augmenter, nous le ferons. Mais si certaines entreprises sont incapables de le faire au risque de leur survie, notre partenaire social comprendra que ce n’est pas possible.
Sur le port de Radès, on accuse la STAM, certains disent que c’est à cause de l’Etat, d’autres disent que l’UGTT en est responsable. Je ne pense pas que l’UGTT veuille que les entreprises soient en difficultés et que l’économie nationale soit perdante
Quand un secteur se porte bien, je ne pense pas qu’il hésitera à améliorer les revenus de ses ressources humaines. Une augmentation salariale est étroitement liée à la productivité. Et je voudrais insister sur un facteur important : nous ne sommes en guerre avec personne et encore moins avec l’UGTT, par contre, nous sommes ensemble en guerre pour la relance de l’économie nationale. Si guerre il y a, avec la centrale ouvrière, c’est pour que tout salarié devienne patron et cette guerre nous la mènerons…
Maintenant et pour conclure, précisons quand même que la situation des secteurs est fortement liée à celle du pays. Il y en a qui sont étroitement liés à la politique de l’Etat, il y en a où les prix sont fortement administrés par l’Etat. Et il y en a aussi qui souffrent des difficultés dues à l’administration ou encore qui sont les victimes de la logistique.
Un exemple éloquent : la gestion de certains ports dont celui de Radès. Les opérateurs perdent énormément d’argent ! On accuse la STAM, chacun se jette la balle, certains disent que c’est à cause de l’Etat, d’autres disent que l’UGTT en est responsable. Je ne pense pas que l’UGTT veuille que les entreprises soient en difficulté et que l’économie nationale soit perdante. Alors il faut trouver des solutions et vite et il revient à l’Etat de sévir.
Entretien conduit par Amel Belhadj Ali