A la veille de la reprise des négociations sur l’ALECA (Accord de libre-échange complet et approfondi), le directeur du réseau “Euromed Droits“, Rami Salhi, dans une interview accordée à WMC, fait le point de l’avancement de ce processus et met en exergue le rôle que les associations de la société civile sont en train d’y jouer.
WMC: La Tunisie et l’Union européenne ont entamé en mars 2014 des négociations en vue de conclure un nouvel accord dit ALECA (Accord de Libre Echange Complet et Approfondi). Où en est ce processus trois après ?
Rami Salhi : On est dans une situation ambiguë. En fait, les négociations n’ont pas débuté en 2014. Il y a eu des discussions préparatoires dès 2011. Mais l’instabilité gouvernementale en Tunisie n’a pas favorisé l’élaboration d’un calendrier bien défini. Il y a eu beaucoup de difficultés lors des premiers rounds de discussions informelles. En raison de l’absence de vision, l’offre tunisienne n’était pas claire.
Du coup, on est arrivé à une situation de stand-by. Et il y a trois ou quatre mois, le chef du gouvernement a désigné le secrétaire d’Etat au Commerce (Hichem Ben Ahmed, ndlr) négociateur en chef de la Tunisie pour l’ALECA.
Quel rôle la société civile joue-t-elle dans ces négociations ?
Dans un premier temps, le gouvernement avait envisagé la mise en place de commissions nationales selon les treize chapitres de l’ALECA à négocier.
Nous avons reçu (EuroMed Droits, un réseau de 80 ONG & institutions travaillant sur les droits humains dans plus de 30 pays de la région euro-méditerranéenne, coordonne l’action de la société civile en rapport avec les négociations de l’ALECA, ndlr), ainsi que l’UGTT, une correspondance officielle nous demandant de désigner des représentants de la société civile dans ces commissions. Ce qui est bien, théoriquement. Mais, depuis, il n’y a eu aucun suivi. Les deux parties ne sont pas prêtes, surtout la partie tunisienne.
Bien que nous ayons joué un rôle fondamental. Nous n’avons pas reçu d’information officielle sur le prochain round des négociations.
Aujourd’hui, on entrevoit les prémices d’une relance. Toutefois, il n’y a pas de calendrier officiel. Certainement des discussions informelles ont lieu mais nous n’en sommes pas informés, en tant que société civile. Bien que nous ayons joué un rôle fondamental. Nous n’avons pas reçu d’information officielle sur le prochain round des négociations.
Les commissions nationales ont-elles commencé à se réunir ?
A ma connaissance non. De toute façon, nous avons envoyé une liste de treize experts de la société civile, mais nous n’avons reçu aucun retour ou notification de réception depuis. Peut-être est-on, à la présidence du gouvernement, dans la phase d’organisation technique.
Nous allons essayer de les inviter à la prochaine réunion du groupe des droits économiques et sociaux qui va se réunir au cours de ce mois d’avril pour savoir où on en est par rapport à ces commissions-là.
Les organisations de la société civile dont Euromed coordonne l’action ont-elles eu une quelconque influence dans les négociations de l’ALECA ? Votre point de vue est-il pris en compte ?
Le processus s’étant interrompu, donc n’étant pas encore allé à son terme, on ne peut pas dire si nous l’avons influencé ou pas. Ce que nous avons pu faire c’est exprimer notre opposition au manque de transparence de ce processus et constituer un groupe de pression pour alerter par rapport aux défis dans les négociations.
Il y a beaucoup de secteurs sinistrés –à part l’huile d’olive, la plupart des filières le sont-, le secteur des services –les avocats s’opposent à l’ALECA, les architectes aussi, etc.
Va-t-on opter pour une approche asymétrique comme cela a été annoncé officiellement des deux côtés ? Quelles sont les conditions de cette asymétrie ?
Comment se manifeste le manque de transparence du processus de négociations que vous pointez du doigt ?
Le manque de transparence réside dans deux aspects. D’abord, le calendrier qui doit être clair. Nous n’en sommes pas informés régulièrement bien que nous ayons un acteur en contact régulier avec les deux parties. Sauf sous pression ou d’une manière informelle. Ensuite, nous devons au courant des projets d’accords pour que nous puissions dire notre mot à l’avance.
Malgré ces faiblesses, il y a un acquis. Le dialogue tripartite établi depuis près de cinq est une première dans le monde. Les autres délégations de l’Union européenne dans le reste du monde n’ont pas vécu ce genre de dialogue où l’on implique la société civile comme une composante officielle dans le processus des relations tuniso-européennes.
Pour le partenariat pour la mobilité, nous avons reçu la déclaration conjointe qui a été signée, en 2013 si je ne me trompe pas, et avons émis une recommandation.
Bien entendu, sans qu’on prenne la place ni des autorités tunisiennes ni des autorités européennes, mais nous avons un droit de regard.
Par exemple, pour le partenariat pour la mobilité, nous avons reçu la déclaration conjointe qui a été signée, en 2013 si je ne me trompe pas, et avons émis une recommandation. Sur l’ALECA, on n’est pas dans ce cas de figure. Peut-être parce que le premier draft n’est pas encore prêt. Mais, en tout cas, c’est inquiétant pour nous.
Peut-on en déduire que les deux parties acceptent à contrecœur votre implication dans ce processus ?
D’une manière générale, politiquement parlant, un certain moment cette implication était très bien perçue. Parce que, quelque part, lorsque la société civile est impliquée dans les relations entre la Tunisie et l’Union européenne cela donne de la légitimité aux décisions qui seront prises.
Si l’UGTT, l’Ordre des avocats, les magistrats, la LTDH, le FTDES, etc. sont impliqués dans un processus et que, quelque part, il le cautionne, c’est à mon sens un point fort qui conforte les accords qui seront mis en place entre la Tunisie et l’Union européenne.
Les Européens sont intelligents : ils savent très bien qu’on ne peut pas passer un tel accord sans l’accord de l’UGTT. Et les autorités tunisiennes le savent encore plus.
Donc cette implication est fondamentale, nécessaire, sachant tout le rôle qu’a joué la société civile, conduite par le Quartet, dans le processus de transition. Aujourd’hui, on ne peut pas l’écarter.
Les Européens sont intelligents : ils savent très bien qu’on ne peut pas passer un tel accord sans l’accord de l’UGTT. Et les autorités tunisiennes le savent encore plus. Et lorsque je parle de l’UGTT, il faut savoir qu’il y a derrière des centaines et des milliers d’associations qui soutiennent cette structure-là. Y compris dans le cadre de notre groupe où l’UGTT est représentée.
Il y a de l’excès de zèle de certains fonctionnaires, bureaucrates, conservateurs, qui voient mal l’implication de la société civile. Des deux côtés, d’ailleurs.
Mais parfois, il y a de l’excès de zèle de certains fonctionnaires, bureaucrates, conservateurs, qui voient mal l’implication de la société civile. Des deux côtés, d’ailleurs.
Au début, il nous a fallu faire de la pédagogie durant deux ans pour rassurer et expliquer que le rôle de la société civile est fondamental. Et qu’elle n’est pas là pour protester seulement mais pour devenir une force de propositions sur des aspects techniques et pratiques.
A 70 ou 80%, nos propositions sont dans cette logique. Pour les 20% restants, 20 à 30%, nous sommes dans une vision tout à fait différente par rapport aux deux parties ; nous haussons le temps par le biais de communiqués, de séminaires, de rencontres et de missions de plaidoyers pour exprimer notre désaccord total, par exemple le partenariat pour la mobilité. Parce que les termes de ce partenariat ne reflètent en aucun cas l’ouverture de l’Europe sur les pays du voisinage. On veut la circulation des biens et des capitaux mais pas des personnes.
Propos recueillis par Moncef Mahroug