La fixité du taux de change par rapport aux monnaies étrangères pourrait-elle être la solution à la dépréciation accélérée du dinar ? Telle était la question abordée par l’ancien gouverneur de la Banque centrale de Tunisie, Mustapha Kamel Nabli, lors d’une rencontre organisée, récemment, par l’association DREAM (Dynamique de réflexions économiques à Mahdia).
Notons que le taux de change du dinar s’est déprécié actuellement, de près de 64% (56% par rapport à l’euro et 70% par rapport au dollar), en comparaison avec 2010.
Kamel Nabli a rappelé que la monnaie d’un pays est gouvernée par trois prix qui sont intimement liés: le taux d’inflation, le taux d’intérêt et le taux de change. “La question qui se pose souvent est de savoir si les autorités de change peuvent fixer le taux de change d’une façon indépendante. En principe, la réponse est positive, les autorités de change peuvent décider de fixer le taux de change d’une monnaie, vis-à-vis d’une monnaie donnée, d’un panier de monnaies ou des droits de tirage spéciaux (la monnaie du FMI). Mais la question la plus importante est de savoir si les collatéraux de la fixation du taux de change sont défendables et soutenables dans le temps”.
La question qui se pose souvent est de savoir si les autorités de change peuvent fixer le taux de change d’une façon indépendante
“Trois conditions sont déterminantes pour la viabilité d’une fixation du taux de change”, précise Nabli.
Premièrement, une politique monétaire efficace pour stabiliser les prix et ramener le taux d’inflation à un niveau très proche de celui des pays partenaires.
Deuxièmement, une maîtrise du déficit budgétaire et des ratios d’endettement, pour éviter le dérapage de la création monétaire et ses répercussions inflationnistes.
Troisièmement, la maîtrise du déficit de la balance des paiements pour éviter le tarissement des réserves de change et l’affaiblissement de la capacité de la Banque centrale à défendre la fixité du taux de change”.
la première leçon à tirer est que le taux de change n’est pas une variable indépendante; il est intimement lié à l’ensemble de la politique macroéconomique du pays
Toujours selon Nabli, “la première leçon à tirer est que le taux de change n’est pas une variable indépendante; il est intimement lié à l’ensemble de la politique macroéconomique du pays. Ce qui implique que si les conditions de stabilité macroéconomique ne sont pas suffisamment solides en termes d’inflation, de déficit budgétaire, de déficit de la balance de paiement, le taux de change ne peut pas être fixé et les autorités seront tôt ou tard obligées de le changer”.
La Tunisie n’a pas les moyens de maintenir la stabilité du taux de change
S’agissant du dinar tunisien, Nabli a rappelé que le taux de change du dinar s’est déprécié, en deux phases. La première s’étale sur les 5 premières années 2010-2015, où la dépréciation en moyenne a été de 30%, soit une dépréciation moyenne annuelle de 6%. La deuxième phase, qui commence à partir de la fin 2015 jusqu’à aujourd’hui, où la dépréciation moyenne a été de 28%, soit un rythme 3 fois plus rapide que celui des 5 premières années. Et c’est la raison pour laquelle l’opinion publique est devenue plus sensible à cette question de dépréciation”.
Et d’expliquer qu'”entre 2010 et 2015, il n’y a pas eu de dépréciation réelle de la monnaie, puisque la dépréciation moyenne du dinar (30%) s’est faite, à peu près, au même rythme que l’inflation qui a été de 28% sur les 5 années. Alors que depuis fin 2015, la monnaie s’est dépréciée de 28% mais le taux d’inflation durant les deux dernières années a été proche de 15%. Il s’agit donc d’une dépréciation réelle de la monnaie, c’est-à-dire que la valeur de la monnaie vis-à-vis de l’étranger a baissé de façon significative”.
“S’agissant des autres politiques macroéconomiques, le déficit budgétaire -qui était de 2 à 3% en 2010- a augmenté pour atteindre 6% ou plus en 2017. Celui de la balance de paiement -qui était proche de 4%- est arrivé à 10% du PIB. Donc, non seulement l’inflation a augmenté, mais les déficits jumeaux et l’endettement intérieur et extérieur aussi, sapant ainsi toutes les conditions de maintien de la stabilité du taux de change. Ce qui veut dire que la Tunisie n’a pas les moyens de maintenir la stabilité du taux de change”, a-t-il affirmé.
Ce qui veut dire que la Tunisie n’a pas les moyens de maintenir la stabilité du taux de change
Les options ou scénarios possibles
Nabli estime que trois options sont possibles. La première consiste à “fixer le taux de change et à forcer la stabilité du dinar. Cette option a d’ailleurs été retenue il y a quatre mois. Le taux de change n’a pas beaucoup bougé depuis. Mais est-ce soutenable à long terme?”.
Le déficit budgétaire en 2017 a dépassé les 6%, alors que l’endettement et le déficit de la balance des paiements ont enregistré des records en 2016/2017.
“S’agissant des fondamentaux, l’inflation est en accélération ces derniers mois. Le déficit budgétaire en 2017 a dépassé les 6%, alors que l’endettement et le déficit de la balance des paiements ont enregistré des records en 2016/2017. Toutes les conditions nécessaires pour maintenir la stabilité du taux de change sont donc absentes, ce qui va accroître les pressions sur le matelas en devises et du coup sur le taux de change.
C’est dire que si les politiques macroéconomiques ne changement pas, le dinar d’aujourd’hui n’est pas soutenable”, a-t-il avancé.
Pour Mustapha Kamel Nabli, une deuxième option est possible mais difficile à faire passer. Elle consiste à “fixer le taux de change, mais tout en mettant en place les politiques appropriées pour le soutenir. Pour ce faire, il faut que la politique monétaire soit plus restrictive pour baisser l’inflation, c’est-à-dire qu’il faut augmenter les taux d’intérêt de façon significative. Il va falloir aussi réduire le déficit budgétaire. C’est la seule manière de maîtriser le déficit de la balance de paiement et de protéger ainsi les réserves en devises et donc défendre le taux de change. Ce sont des mesures qui ne sont pas faciles à faire passer mais possibles”.
Des politiques monétaire et budgétaire laxistes ne peuvent pas défendre un taux de change fixe
La troisième option c’est de se retrouver “dans l’incapacité de maîtriser le déficit budgétaire et l’inflation parce qu’on ne peut pas poursuivre une politique monétaire très restrictive et augmenter fortement les taux d’intérêt. On sera, ainsi, obligé d’accepter un déficit budgétaire important et de faire avec une politique monétaire laxiste. Dans ce cas là, on n’aura plus d’autres choix que de laisser le taux de change se déprécier pour ajuster la balance de paiement. Des politiques monétaire et budgétaire laxistes ne peuvent pas défendre un taux de change fixe”, regrette-t-il.
Une telle option ne peut, selon Nabli, que pousser l’économie tunisienne dans un cercle vicieux où la dépréciation accélérée du dinar génère une inflation accélérée qui alimente de nouveau la dépréciation.
Le taux de change est une variable qui ne peut pas se décider indépendamment des fondamentaux économiques qui sont essentiellement les politiques macroéconomiques.
“Le taux de change est donc une variable qui ne peut pas se décider indépendamment des fondamentaux économiques qui sont essentiellement les politiques macroéconomiques. Si on décide de fixer ce taux, il faut prévoir les politiques monétaire et budgétaire appropriées”.
Des fausses solutions souvent proposées
Nabli a critiqué les fausses solutions souvent proposées pour résorber ce problème de dépréciation. “La première fausse solution consiste à ouvrir des bureaux de change pour intégrer dans le circuit organisé les devises circulant dans le marché parallèle. On oublie là que le marché parallèle obéit à un taux déprécié par rapport au taux officiel. Supposons qu’on va réussir à canaliser tous les flux de devises vers le circuit officiel, si l’Etat va le faire en fonction du taux de change officiel, il risque d’aggraver le déficit commercial du pays parce qu’il va vendre des devises à un taux plus intéressant pour le marché parallèle”.
La deuxième fausse solution consiste, selon lui, “à imposer des limitations aux importations qui ne sont pas nécessaires. Cette solution a été essayée partout dans le monde mais elle n’a jamais marché…
La deuxième fausse solution consiste, selon lui, “à imposer des limitations aux importations qui ne sont pas nécessaires. Cette solution a été essayée partout dans le monde mais elle n’a jamais marché parce que les causes fondamentales de la dépréciation ne sont pas résolues. Si la demande sur les importations est forte, imposer des restrictions par les voies officielles revient à favoriser les importations par les voies parallèles, favorisant ainsi le commerce parallèle et la corruption. Les mécanismes de contrôle quantitatifs ne marchent, généralement, pas”.
On ne résout jamais un problème de flux par un phénomène de stock. L’amnistie change le stock de devises mais pas les flux.
La troisième solution, “c’est de décider une amnistie de change pour pouvoir augmenter les réserves de change. Supposons que cette amnistie va drainer des flux de devises vers le pays, ce qui n’est pas évident. Le niveau de devises va croître, provisoirement, et très vite l’Etat va se retrouver dans la même situation. On ne résout jamais un problème de flux par un phénomène de stock. L’amnistie change le stock de devises mais pas les flux. Les causes fondamentales de la dépréciation restent inchangées et donc le problème n’est pas résolu”, explique-t-il.
A préciser que “DREAM”, créée en 2017, est une association qui regroupe les enseignants et les anciens diplômés de la Faculté des sciences économiques et de gestion de Mahdia. Elle est présidée par l’universitaire et économiste Moez Labidi et a pour principale mission l’animation de débats et de discussions sur les grandes questions d’actualités économique et sociopolitique.