En prévision de l’annonce des résultats définitifs prévue pour le 13 juin 2018, les récentes municipales peuvent être considérées comme une réussite à l’actif des Tunisiens, voire comme un exploit significatif sur la voie de la démocratisation de la Tunisie. Les enseignements à en tirer sont nombreux. Nous en avons retenu une dizaine.
Le premier enseignement consiste en le fait qu’elles ont été organisées après un report à deux reprises. C’est un grand acquis. Mohamed Tlili Mansri, président de l’Instance supérieure indépendante pour les élections (ISIE), a raison quand il a déclaré que «le plus important pour nous, c’est que les élections municipales ont eu lieu. C’est un moment historique pour la Tunisie».
Elles viennent consacrer une partie du “pouvoir local” prévu par la Constitution de 2014. En effet, l’article 131 de la Constitution stipule que “le pouvoir local est fondé sur la décentralisation. La décentralisation est concrétisée par des collectivités locales comprenant des communes, des régions et des districts”.
Le deuxième enseignement réside dans le fait que ces municipales représentent les premières élections locales libres et démocratiques depuis l’accès du pays à l’indépendance du pays en 1956. Sous Bourguiba et Ben Ali, les municipalités n’avaient que peu de pouvoir de décision, étant donné qu’elles étaient soumises au bon vouloir d’une administration centrale clientéliste.
Aujourd’hui, le pays est doté d’un Code des collectivités locales, voté fin avril 2018. Cette législation, qui fait des municipalités des entités administrées librement et fortes d’un début d’autonomie, vient concrétiser l’article 132 de la Constitution qui dit : “Les collectivités locales sont dotées de la personnalité juridique, de l’autonomie administrative et financière. Elles gèrent les intérêts locaux conformément au principe de la libre administration”.
Pour la première fois, les Tunisiens, forts de ce scrutin historique, un des plus importants qu’a connus le pays, “ne vont plus marcher sur leur tête». Autrement dit, dorénavant, ils auront la possibilité d’exercer librement leur citoyenneté et n’auront plus à subir le diktat de dirigeants centraux qui ont pensé et agi en leur nom.
Le troisème enseignement a trait au fait que les municipales viennent satisfaire une des revendications du soulèvement du 14 janvier 2011, en l’occurrence la forte demande sociale manifestée au cours de ces événements pour l’autonomie locale et régionale.
Le quatrième enseignement concerne la crédibilité que ces municipales confèrent au plan géostratégique. Le succès de ces municipales, qui ont pour mission d’enraciner la démocratie dans l’unique pays rescapé du Printemps arabe, a fait dire au vice-président du Parlement européen, Fabio Castaldo, chef des observateurs de l’UE pour superviser ces élections : “Ce scrutin constitue un pas important pour la stabilité du pays, pour la mise en place complète de la Constitution et pour servir de modèle au monde arabe». Le message est des plus clairs. La Tunisie est sur la bonne voie, celle-là même qui va permettre aux Tunisiens de migrer, légalement et pacifiquement, de l’autoritarisme vers la citoyenneté.
Le cinquième enseignement a un rapport avec la parité consacrée par ces municipales entre hommes et femmes. Fait inédit dans un pays arabe, le gouvernement a instauré pour ce scrutin des listes équitables entre femmes et hommes, y compris pour les têtes de listes de chaque parti ou coalition. Les deux principaux partis vainqueurs de ces municipales, Ennahdha et Nidaa Tounes, ont eu beaucoup de mérite d’avoir respecté la règle.
Le sixième enseignement porte sur le fort taux d’abstention. Sur 5,3 milliions d’électeurs inscrits, seuls 34% sont allés voter, les abstentionnistes se disant démobilisés par les difficultés économiques et politiques.
Ils reprochent également aux politiques de s’être livrés, ces dernières années, plus à des combines qu’à l’exécution de programmes crédibles.
Commentant, à chaud, cette forte abstention, le chef du gouvernement, Youssef Chahed, a estimé que cette abstention était “un signe négatif, un message fort (…) pour les responsables politiques».
Néanmoins, il faut relativiser ce taux d’abstention en ce sens où les Tunisiens, souvent impatients et peu mûrs politiquement, sont tentés par “l’ici et le maintenant”, voire pour la perfection alors qu’une période d’apprentissage de la démocratie est plus que recommandée pour atteindre des objectifs structurels significatifs. Il faut donner le temps au temps, dit-on.
Le septième enseignement concerne la confirmation de la faiblesse des partis politiques et leur recul lors de ces municipales y compris les deux partis vainqueurs, Ennahdha et Nidaa Tounès.
Les scores obtenus par certaines formations politiques vont, en principe, leur permettre de mesurer leur réel poids. C’est le cas du parti Al Harak de l’ancien président provisoire, Moncef Marzouki qui est complètement, ou presque, absent de la scène politique du pays, même dans les régions qu’il considère comme son fief.
Il en est de même pour d’autres partis, comme le Courant démocratique (du couple Abbou), Afek Tounès ou le Front Populaire, qui parviennent à peine à marquer une présence plus que discrète dans ce paysage. Ces deux derniers partis ont eu le courage de le reconnaître.
Le huitième enseignement touche à la confirmation de la configuration tripartite du paysage politique en Tunisie telle qu’elle a été révélée, à maintes reprises, par des sondages locaux et internationaux -dont des sondages d’Instituts américains.
Selon cette configuration, aucune formation politique n’est majoritaire en Tunisie. Le paysage politique est composé de trois formations poltiques distinctes: l’émergence d’une nouvelle force politique non encore encadrée, en l’occurrence “les indépendants“ -qui arrivent en tête des scores. Ils sont talonnés par les islamistes d’Ennahdha et le parti Nidaa Tounès.
Le neuvième enseignement concerne Nidaa Tounès. En dépit de son 3ème rang avec 22,5% des voix après les indépendants et Ennahdha, ces municipales peuvent être considérées comme un succès pour ce parti, et ce pour une raison principale.
Donné grand perdant avant le déroulement de ces élections, il est parvenu à faire de la résistance et à glaner la troisème place (ou la deuxième, selon…). Il demeure ainsi, malgré l’émiettement qu’a connu son filon électoral depuis 2015, la seule force de contrepoids susceptible de tenir tête aux islamistes et de conférer un certain équilibre dans le paysage politique.
Ce parti, pour peu qu’il tire les leçons de ces municipales et tienne son congrès -plusieurs fois reporté-, peut améliorer ses scores lors des prochaines élections générales en 2019.
Le dixième enseignement est inspiré du score du parti de Rached Ghannouchi, Ennahdha (environ 30% des voix). Objectivement, au regard de la qualité des résultats, c’est le grand perdant. Il est certes arrivé second après les indépendants, mais au regard du fort taux d’abstention, il a perdu beaucoup de ses électeurs pourtant réputés pour être disciplinés.
Selon certaines sources, il aurait perdu quelque 600.000 électeurs, ce qui prouve que ce parti politique, qui participe pour la troisième fois à des élections depuis 2011, n’a pas progressé au sein des franges du peuple tunisien.
Pis, les nahdhaouis, connus pour être incompétents, vont devoir rendre des comptes sur le terrain de leur capacité à bien gérer les municipalités. Ce qui est loin d’être une mince affaire.
Leur victoire peut être interprétée en quelque sorte comme un cadeau empoisonné comme ce fut le cas de la Troïka quand elle avait remporté, dans l’euphorie, les premières élections après le départ de Ben Ali. Ses résultats étaient catastrophiques et leurs séquelles sont toujours vivaces, s’agissant, notamment, du terrorisme et de la recrudescence de la contrebande.
Le onzième enseignement a trait à l’émergence d’une nouvelle force politique, celle des indépendants qui ont remporté haut la main ces élections (33%). Cette force, qui se propose de réinventer la politique en Tunisie, reste néanmoins une formation diffuse et gagnerait à être encadrée. Elle a eu l’avantage de rappeler au tandem contre nature Nidaa Tounès-Ennahdha qu’il n’est pas imbattable comme ses composantes le prétendent.