Depuis 1956 jusqu’à ce jour, l’indépendance des médias en Tunisie n’a jamais été soutenue ou parrainée, de manière claire et ferme, comme un projet démocratique, par une quelconque force politique ou par un quelconque mouvement social influent. Bien au contraire, ils ont été, constamment, instrumentalisés par ces mêmes forces à des fins partisanes et/ou claniques.
Résultat : les médias sont toujours à la recherche de leur indépendance et à leur émergence en tant que contre-pouvoir faisant l’objet d’un consensus de toutes les forces vives du pays. C’est là, nous semble-t-il, le constat majeur auquel ont abouti les participants à un récent débat sur le thème «Des médias pour la démocratie».
Organisé, à la Médina de Tunis, à l’occasion de la présentation de l’ouvrage «Que vive la République, 1957-2017», par l’Association Nachaz Dissonances, le débat a été animé par Hichem Snoussi, membre de la Haute autorité indépendante de la communication audiovisuelle (HAICA) avec la participation de Kamel Labidi, président de l’Association Yakadha (vigilance) et ancien président de l’Instance nationale de la réforme de l’information et de la communication (INRIC), Slaheddine Jourchi, journaliste et activiste des droits de l’Homme, Zied Dabbar, membre du Syndicat des journalistes tunisiens (SNJT) et Thameur Mekki, rédacteur en chef du site Nawat.
Plantant le décor, l’association Nachaz Dissonances fait remarquer que la liberté d’expression est l’acquis le plus sûr depuis le 14 janvier 2011. «C’est ce qu’on répète sur tous les tons et sur toutes les ondes. Comme pour nous rassurer», note-t-elle. Mais se pose toutefois trois questions majeures : «Et si cette conquête était plus fragile qu’on ne le dit ? Et si cette liberté fondamentale était menacée voire d’ores et déjà dénaturée ? Et si le quatrième pouvoir était-il déjà passé de l’autre côté de la démocratie ?
L’Association estime qu’il y a de bonnes raisons de le craindre et autant de raisons pour nous dresser contre cette dérive qui risque de happer le bras séculier de la République que sont les médias.
L’Association devait inviter, ensuite, les participants à débattre sur le degré du pluralisme du paysage médiatique en Tunisie, sur ce qu’elle appelle «les rapports incestueux entre les milieux d’affaires, les pouvoirs en place et la presse (audiovisuelle notamment)».
Les médias ont été toujours instrumentalisés
En guise d’introduction au débat, Slaheddine Jourchi a évoqué les grands moments historiques par lesquels sont passés les médias en Tunisie : relative liberté d’expression avant l’indépendance, étatisation totale au temps de Bourguiba en dépit de la période d’ouverture qu’a connue le pays au début des années 80 avec la publication de journaux indépendants comme Errai, Démocratie et Echaab (organe de la centrale syndicale, UGTT), verrouillage systématique au temps de Ben Ali et usage dénaturé de la liberté d’expression qui a prévalu après le soulèvement du 14 janvier 2011.
Pour sa part, Kamel Labidi a fait assumer à la «sainte alliance Nidaa Tounès-Ennahdha la responsabilité des maigres avancées en matière d’indépendance de la presse. Il a rappelé que «l’opposition la plus farouche à l’application des recommandations de l’INRIC fut l’œuvre de la coalition gouvernementale issue des élections de l’Assemblée nationale constituante (ANC), le 23 octobre 2011, et conduite par le parti islamiste Ennahdha».
Il ajouté que sur la soixantaine de recommandations rendues publiques par l’INRIC fin avril 2012, et portant notamment sur le cadre juridique de la presse, les médias publics, privés et associatifs, la communication gouvernementale et la formation des journalistes, seulement trois recommandations ont été mises en application… à contrecœur, par cette coalition qui a cédé la place en décembre 2013 à un cabinet de technocrates.
Le tandem Nidaa Tounès–Ennahdha pointé du doigt
Il s’agit notamment de l’entrée en vigueur des décrets lois 2011-115 et 2011-116 relatifs respectivement à la liberté de la presse, de l’imprimerie et de l’édition et à la liberté de la communication audiovisuelle (création de la HAICA).
Le relayant, Zied Dabbar tirera à son tour à boulets rouges sur le tandem Nidaa Tounès-Ennahdha qui, sur fond de harcèlement sécuritaire et de paupérisation délibérée des professionnels, cherchent à contrôler le secteur des médias par la confection de projets de lois devant verrouiller le paysage médiatique et le mettre à leur service.
Il a rappelé, à ce propos, des informations selon lesquelles Nidaa Tounès chercherait à s’approprier la radio confisquée de Shems Fm tandis qu’Ennahdha serait intéressée par le rachat de la radio religieuse Ezzeitouna.
Pourtant le moment est idéal pour consacrer un début d’indépendance des médias en Tunisie en dotant la profession, pour la première fois, d’un patrimoine foncier conséquent (Groupe Sabah, radio Shems Fm, Radio Ezzeitouna…) à l’instar de ce que fut le groupe Le Monde en France pour la presse de l’Hexagone.
Les conséquences d’une consécration de l’indépendance de ces médias pourraient être d’une grande portée pour la consolidation de la démocratie en Tunisie tant elles dépassent de loin les quelques pécules que générerait leur cession à des privés partisans aux dessins inavouables.
Evoquant la crise de contenu que connaît actuellement la presse tunisienne et leur déconnexion de la réalité du pays, Zied Dabbar recommande la révision de la formation des journalistes au sein de l’IPSI dont les professeurs, pour n’avoir jamais exercé le métier, assurent plus une formation théorique qu’une formation pratique. C’est ce qui expliquerait, selon lui, la tendance des journalistes à privilégier, sous la pression de patrons de presse véreux, plus le buzz que les enquêtes conscientisantes.
Le mariage fumeux argent-politique menace la liberté d’expression
Instauré ensuite, le débat a porté justement sur l’intrusion des mondes de l’argent et du politique dans les médias (financement illicite de médias…), et, partant, sur les menaces que fait peser cette intrusion de lobbys sur l’orientation des opinions publiques, relevant le risque de voir les médias évoluer à contrecourant, entraver le processus démocratique et le compromettre au profit de groupes politico-financiers.
Les participants ont déploré cette vocation de plus en plus commerciale des médias et relevé que l’institution de la liberté de presse s’est avérée à elle seule insuffisante pour garantir des médias de qualité.
Au final, le secteur des médias en Tunisie, comme le soulignera Hichem Souissi, souffrirait d’une triple crise : une crise de contenu, une crise de gouvernance et une crise de relations incestueuses avec les mondes de l’argent et du politique qui ne cherchent qu’à le contrôler. Le débat continue.