Il existe une dynamique d’ensemble en faveur de la création d’un marché national des produits dérivés ouvert sur l’international. Ce serait un levier supplémentaire pour pousser vers la convertibilité du dinar.
Toute la place s’y met, y compris la BCT, à pousser en faveur de la création d’un marché domestique des dérivés qui soit en connexion avec le marché international. Ce jeudi 21 courant, la BCT (Banque centrale de Tunisie), l’APTBEF (Association professionnelle tunisienne des banques et établissements financiers) et le Forex Club, recevaient les représentants de l’ISDA* ainsi que de la BERD (Banque européenne et reconstruction et de développement) et Citibank dans le cadre d’un séminaire pour débattre des conditions de mise sur pied d’un marché des produits dérivés.
Le thème était “Développement des produits dérivés en Tunisie: préalables réglementaires et techniques“. Une certaine ferveur flottait dans l’air et tout convergeait vers l’opportunité d’une mise à feu imminente.
Les esprits y sont prédisposés. Anticipant les faits, le gouverneur de la BCT, Marouane El Abassi, dira avec beaucoup d’ardeur et d’optimisme que «mon souhait est que, au mois de juin 2019, on se réunisse pour présenter le bilan du premier exercice de ce marché».
Bechir Trabelsi, résident du FOREX, lequel club signe son retour après une éclipse de plusieurs années, a dit en substance : «Le cadre réglementaire et les bonnes pratiques finiront par suivre, car nos experts en salles de marché sont instruits des meilleures pratiques de ce business et possèdent la philosophie du système». Cet acquis de “capacity building“ nous procure une avance précieuse de professionnalisme. Alors autant engager le fer.
Il faut y aller
De l’avis de tous les responsables et opérateurs, la place de Tunis est suffisamment mature pour se brancher au marché international des dérivés. C’est le moment d’y aller, dira le gouverneur de la BCT. C’est en période de difficultés éprouvantes qu’il faut promouvoir les instruments financiers qui renforcent la résilience de l’économie aux chocs d’où qu’ils viennent.
Il faut bien se dire que le degré fort avancé d’ouverture du pays nous met en situation d’exposition extrême aux risques croisés, à savoir les risques de taux d’intérêt, de change et de flambée des cours de matières premières.
Et c’est précisément grâce à ces instruments de couverture que l’on pourra échapper aux retombées de ces risques. Ces derniers, quand ils surviennent, s’abattent sur les opérateurs économiques. Alors quand il s’agit d’opérateurs privés, ces derniers les font supporter aux consommateurs. Et quand il s’agit d”opérateurs publics, une bonne partie est répercutée sur le budget de l’Etat grevant les finances publiques. Dans les deux cas, c’est un gâchis. En bout de chaîne, la communauté nationale y perd car les réserves de change sont saignées.
La parade de couverture permettrait à la communauté nationale d’esquiver une bonne partie de ces pertes en les évacuant sur des opérateurs internationaux dont le métier est de gérer ces risques. Et tout le monde s’accorde à dire, puisque le contexte actuel y est propice, alors exploitons cette opportunité. Les ajustements règlementaires et techniques viendront… de facto.
L’état des lieux
Il faut rappeler que les instruments de base de ce marché existent sur la place. Ils sont en usage depuis environ vingt ans. Le recours à ces instruments reste épisodique et cela n’a pas favorisé l’émancipation d’un marché domestique.
Toutes les banques de la place pratiquent l’achat à terne des devises, et cette pratique remonte à la nuit des temps. La pratique des swaps des taux ainsi que le cross devises est moins répandue.
Pareil pour les options surtaux de change. Ce sont surtout les entreprises privées qui opèrent sur un marché concurrentiel qui réclament ces prestations car elles sont soucieuses de leur compétitivité et, par ricochet, de leur rentabilité. Celles-ci savent qu’elles peuvent évacuer une partie des risques sur le marché et s’en tirent bien. Par conséquent, leur comportement apporte une réponse définitive à la question de savoir s’il faut, oui ou non, se connecter au marché international.
Dans le cas tunisien, la question prend plus de pertinence car les plus grands importateurs et exportateurs sont les entreprises publiques. Or, il se trouve que la culture de la couverture dans notre pays n’est pas très répandue. Et quand les entreprises publiques se couvrent et que le risque ne se produit pas, elles peuvent encourir les remontrances de leur tutelle qui se désolidariserait de leur engagement qui peut apparaître comme une forme de mauvaise gestion et de mauvais usage de l’argent public.
Si toute la place se convertissait au crédo de la couverture, on éviterait au secteur public beaucoup de déboires et un regain implicite d’efficacité.
On raconte que la STEG a financé une extension à Radès en s’endettant en yen quand il était à deux millimes. Sur la période de remboursement, le yen a quintuplé, passant à dix millimes, et au lieu des 100 millions de dinars -montant d’origine du prêt-, la compagnie aurait déboursé cinq fois plus. Au bout du compte, la STEG a vu ses comptes saignés d’autant mais c’est la communauté nationale qui a dû supporter la sortie supplémentaire de devises qui ont grevé nos réserves de change.
Par conséquent, quand les représentants d’ISDA proposent un format règlementaire et technique aux responsables de la place de Tunis, l’offre ne laisse pas indifférent. Bien entendu, il ne s’agit pas que d’une simple formalité. C’est bien d’un vrai chantier de réforme avec basculement aux normes financières et juridiques internationales qu’il s’agit. Cependant, au vu de l’intérêt de cette orientation pour la communauté nationale, tout recommande d’y aller.
Maîtriser la volatilité… la preuve par cinq
Au moins cinq rubriques plombent notre balance commerciale. Bon an mal an, nous importons pour 2,2 milliards de dinars de carburants, pour 1,3 milliard de produits textile, pour 0,9 million de dinars de métaux, pour 0,8 million de dinars de produits plastique, enfin 0,8 million de dinars de gaz naturel.
Ces pavés sont exposés à la volatilité du marché international. Ils sont également exposés à celles des cours de change car libellés en euros et en dollars US. Ainsi qu’à celle des taux d’intérêt car le pays s’endette pour payer en partie ses importations.
L’ennui est que cette volatilité, depuis peu, devient à sens unique car les trois variables connaissent une tendance haussière régulière. Si on persiste dans la situation actuelle, nous subirons de plein fouet les ravages des flambées des marchés. Si par contre on se dote des instruments de couverture on peut en évacuer une partie sur les opérateurs dont le métier est de gérer ce genre de risques.
Rappelons pour l’anecdote qu’une augmentation de 1 dollar sur le cours du brut engendre une augmentation de plusieurs millions de dollars pour le budget qu’il faut multiplier par trois pour avoir la contrepartie en dinars.
Comment dès lors hésiter ?
Ce qu’il faut savoir, c’est qu’en basculant vers le marché des dérivés, on gagnerait une grande expertise dans l’évaluation des tendances de marché. On se donnerait une vision réaliste des mouvements lourds à anticiper en vue de s’en prémunir par des couvertures adaptées.
Il faudra naturellement se former aux achats à terme. Et cela nous procurerait en retour une grande culture de l’accompagnement de l’émancipation économique de nos opérateurs. Ce qui est un élément précieux pour conforter l’émergence de l’économie nationale. Cela nous mettrait au moins sur un domaine, à parité avec nos compétiteurs ; et dans cette course, tout est bon à prendre.
L’ajustement technique et réglementaire
Si donc au niveau professionnel les obstacles sur la voie d’un marché domestique des dérivés qui soit ouvert à l’international ne sont pas inhibants, certains ajustements d’ordre juridique doivent être opérés. Il faut rappeler que parmi les risques les plus cités, il y a celui de contrepartie. Dans l’hypothèse d’un achat à terme, il faut que les opérateurs se protègent contre le risque de défaut financier qui survient si l’un des contractants, acheteur ou vendeur, tombe en faillite.
Le marché international privilégie des règlements universels auxquels les législations nationales doivent se conformer ou du moins ne pas gêner.
A titre d’exemple, la Loi sur les faillites en Tunisie cherche toujours à préserver l’outil de production alors que les créanciers souhaitent sa liquidation pour se faire payer.
Pareil pour le Code du change qui autorise, principalement, les transferts de devises relevant de transferts sur échanges de l’économie réelle.
Le format ISDA comporte en réalité une architecture complète qui comprend notamment une chambre de compensation. Cette institution garantit la couverture de tous les risques. D’ailleurs, la Bourse de Tunis présente une institution similaire avec son Fonds de garantie lequel peut indemniser les clients de tout intermédiaire en Bourse en cas de faillite.
Et cette chambre plaide pour la reconnaissance légale du contrat à terme comme contrat financier et non commercial. Le contrat financier est accompagné de la clause de compensation-résiliation (close out netting) qui est une clause d’activation de la faillite de l’opérateur si elle survient, et d’indemnisation rapide de l’opérateur requérant.
Nous regrettons l’absence, lors du débat, de représentants du ministère des Finances et de la Bourse, car les uns et les autres sont directement concernés et leur agrément est nécessaire à la constitution du marché.
Ali Abdessalam
*International Swaps and Derivatives Association dont le siège est à Londres.