Tout ce qui est rare est cher, or contrairement à la croyance répandue, l’eau est rare en Tunisie, par conséquent l’eau est chère. Mosbah Helali, PDG de la SONEDE, corrigera ce syllogisme de Socrate appliqué à l’or, devenu depuis une morale pour toute l’humanité, en précisant qu’il faut facturer l’eau à sa juste valeur, si l’on veut garantir sa bonne allocation dans toute activité économique.
C’est le principal enseignement du Tunisian Economic forum organisé par l’IACE, le 27 juin, sous le thème “Les politiques économiques et la contrainte des ressources rares en Tunisie“.
Le séminaire s’est penché sur trois éléments, à savoir l’eau, les sols et les talents, mais un focus particulier a été fait sur le problème de l’eau pour bien mettre en valeur l’urgence d’un plan EAU compte tenu des contraintes qui pèsent sur cette ressource, vitale, rappelons-le.
En réalité, la pensée économique est conçue autour de la notion de rareté et de la juste allocation des ressources. Il faut rappeler que la problématique actuelle autour de l’eau tient compte, au-delà de sa rareté, de son gaspillage et de son allocation impropre dans les circuits productifs. Mais pas seulement, son offre est gagnée par certains aspects d’irrationalité. Et cela fait problème. Et un plan d’urgence nationale se fait jour. Il faut agir.
Attention, le niveau baisse
Entre autres éléments qui renseignent sur l’état de raréfaction de la ressource hydrique, l’on trouve ce fameux indice de cubage per capita. Il est admis que la zone de confort est de 1.500 mètres cubes par an et par habitant. A 1.000 mètres cubes, on est en seuil de pauvreté. A 500 mètres cubes, on considère que l’on est en stress et en-dessous. C’est la pénurie.
A l’heure actuelle, la Tunisie est à 450 mètres, et prévient le chef du gouvernement dans son allocution d’ouverture du Forum, sous l’effet du changement climatique à l’horizon de 2030, le niveau pourrait baisser à 375 mètres. Il y a péril en la demeure et il faut trouver les bonnes parades.
Il faut agir autant du côté de l’offre et sécuriser l’approvisionnement du pays que du côté de la demande en généralisant les meilleures pratiques chez tous les utilisateurs, ménages et opérateurs économiques.
L’eau dans toutes ses couleurs : bleue, verte, grise et virtuelle
Il faut savoir que la planète regorge d’eau et sa surface est couverte de 70% d’eau, constituée par les mers, les océans, les rivières et les lacs. L’eau douce ne représente que 2,5% du total dont 70% existe sous forme de neige et de glace. En bout de course, il ne reste que 0,7% des ressources hydriques mobilisables pour l’humanité.
En Tunisie, nous disposons d’un volume de 4,8 milliards de mètres cubes de ressources hydriques mobilisables. Elles sont également réparties à 50% en eau bleue, c’est-à-dire de surface, et à 50% en eau sous-terraine dite verte.
La consommation globale, y compris l’eau grise provenant de l’assainissement des eaux usagées d’eau, se répartit ainsi : 77,3% vont à l’agriculture, 15,5% à l’eau potable, 6% à l’industrie et 1,2% au tourisme.
Mais notre consommation ne s’arrête pas là. Quand nous importons des produits alimentaires, viandes ou végétaux, ces derniers recèlent d’importantes quantités d’eau, dite “eau virtuelle“. Mais cela est vrai aussi de nos exportations de produits agricoles.
L’empreinte eau, indicateur de valorisation de l’eau
Chaque usage ménager ou domestique, de même que chaque activité économique possède un marqueur propre de consommation d’eau, et c’est là son empreinte eau. Celle-ci est définie comme le volume total d’eau douce utilisée directement ou indirectement pour fabriquer le produit. Ainsi, il faut 1.350 litres d’eau pour produire un kilo de blé. Il faut 16.000 litres d’eau (16 mètres cubes) pour produire 1 kilo de viande bovine. L’agneau est moins hydrovore et nécessite 10.400 litres pour un kilo. Le kilo de poulet nécessite 4.300 litres et un œuf demande 135 litres. Le record est détenu par le café avec 21.000 litres -oui vous avez bien lu, 21 mètres cubes pour 1 kilo.
Pour leur part, les produits industriels ne sont pas plus sobres. Un tee-shirt en coton utilise 2.000 litres d’eau, et pour un jean en coton on grimpe à 20 mètres cubes, oui 20.000 litres.
Dans ce sillage, il convient de garder à l’esprit que lorsqu’on exporte un kilo de tomates on exporte par la même 180 litres d’eau. Et lorsqu’on importe un kilo de blé, on importe à la mesure de notre empreinte nationale 1.350 litres d’eau.
On cite que des pays soucieux de bien gérer leurs ressources établissent une “balance eau nationale“. Certains adoptent une politique volontaire et réfléchie d’importation des produits à consommation intensive en eau afin d’optimiser l’utilisation de leurs propres ressources.
Carthage, grenier de Rome par représailles, mesure de rétorsion
La rationalisation de la consommation vise soit à diminuer l’empreinte eau ou à produire le supplément de valeur ajoutée par produit pour justifier de l’emploi de l’excédent. Le calcul se fait de la manière suivante. La valeur économique de l’eau est établie à 3,5 dinars au mètre cube. C’est donc la valeur ajoutée que devrait apporter un mètre cube d’eau bleue utilisée dans les activités économiques diverses.
L’apport supplémentaire en valeur ajoutée, selon le modèle de réajustement utilisé par l’IACE, serait de 7% pour les agrumes du Cap Bon. C’est-à-dire qu’en valorisant la quantité d’eau utilisée pour produire un kilo d’orange, on doit vendre le kilo d’orange 7% plus cher.
L’affaire se complique pour les dattes, car la majoration est de 297,4%, ce qui revient à tripler le prix public. Sur le marché local, cela est difficilement envisageable. A l’export, si l’on améliore le marketing en allant vers des circuits de distribution, on peut s’en rapprocher.
Les exportations de tomate de la “cinquième saison“, société créée par Adel Tlili, qui exporte de la tomate pendant les fêtes de fin d’année en Europe et qui vend la tomate à la pièce dans les circuits huppés, les prix obtenus sont de cet ordre. En globalisant à l’échelle de l’économie nationale, ce sont 3,8 milliards de dinars tunisiens de valeur ajoutée qu’on peut enregistrer.
Alors, à la lumière de ces observations, notre agriculture peut-elle se redéployer autrement ? Oui, soutient haut et fort Mohamed Sahbi Mahjoub, DG de Sadira, projet phare d’exportations agricoles, pour peu qu’on trouve les circuits de vente adéquats. Il dira, avec beaucoup d’assurance, que la Tunisie n’a pas une vocation céréalière. Elle doit se spécialiser dans le maraichage ou l’arboriculture en satisfaisant aux deux contraintes de la rareté de l’eau et des marchés à l’export.
Selon lui, l’empire romain, en nous imposant la culture de blé, voulait nous pénaliser en nous privant d’un redéploiement plus rémunérateur vers le maraichage. Cette affirmation a été soutenue par plusieurs agronomes. Rappelons qu’elle a été d’une grande actualité sous le régime des coopératives sous Ahmed Ben Salah. Et depuis l’affaire est restée en suspens.
La SONEDE, l’eau et l’énergie
Le distributeur national tient un discours clair comme l’eau de roche. A sous-tarifer l’eau on fait croire à tous qu’elle est abondante. On dira plutôt qu’à persister à la sous-tarifer on n’envoie aucun signal fort sur l’urgence de sa juste utilisation autant aux ménages qu’aux opérateurs économiques. Cela n’incite pas à aller vers l’utilisation méticuleuse de cette ressource.
Le consommateur n’a pas conscience qu’il boit une eau gratuitement du moins pour les premiers paliers de facturation de la SONEDE. Au prix de 0,250 dinar le mètre cube, le litre d’eau potable rendu à domicile par la SONEDE revient à moins de 1 millime quand le litre d’eau minérale est vendu autour de 400 millimes en magasin ! Le coût moyen de production d’eau par la SONEDE est de 600 millimes par mètre cube d’eau potable. Il est de 2 dinars pour l’eau saumâtre, celle provenant de la nappe. Il est de 3 dinars pour le dessalement d’un mètre cube d’eau de mer.
Rappelons que toutes eaux confondues, le mètre cube est facturé au prix moyen de 360 millimes le mètre cube, pour 2,9 millions d’abonnés dont 2 millions reçoivent, en moyenne, une facture de moins de 10 dinars par trimestre. Cela laisse la SONEDE à découvert.
A noter également que la SONEDE ne touche aucune subvention de l’Etat et que son déficit est supporté sur sa propre trésorerie. Ce qui est grave est que ce déficit la limite dans ses travaux d’investissement.
La compagnie est ainsi acculée à ne renouveler que 150 km de son réseau contre les 1.100 km nécessaires. Cela a baissé le niveau de rendement du réseau à 77%, cela veut dire que 23% de l’eau distribuée est soit gaspillé -du fait des déperditions dues à la vétusté du réseau- ou tout simplement volées par des utilisateurs malveillants.
Il faut savoir que les recettes de l’ONAS, collectées par la SONEDE, ne couvrent que 50% des frais.
Par ailleurs, l’eau d’irrigation est facturée à 140 millimes le mètre cube et il se trouve que 50% de l’eau consommée par les agriculteurs n’est pas payée.
Impératif de barémiser le tarif de l’eau
Faut-il, au motif de la solidarité nationale, facturer l’eau selon le principe de la péréquation, c’est-à-dire à un tarif unique ? Appliquer la vérité des prix revient à intégrer tous les éléments de coût pour chaque site géographique. L’approvisionnement de certaines régions nécessite soit des forages nouveaux, soit des transferts à partir d’autres régions, soit du dessalement et, par conséquent, la raison voudrait que le tarif soit “barémisé“ en fonction du prix d’approvisionnement.
Il faut savoir également qu’à l’avenir on sera contraint de recourir au dessalement de l’eau de mer. On cite à ce titre que pour l’île de Djerba, les recettes de la SONEDE n’atteignent que 10 millions de dinars, alors que le coût de l’électricité nécessitée pour le dessalement est de 12 millions de dinars.
Autant dire que tout plaide en faveur d’un réajustement de la facturation de l’eau, sachant que ce levier pourrait servir au redéploiement de notre agriculture.
On savait que l’eau est nécessaire à la vie. On découvre qu’elle est aussi vitale pour le renouveau de notre modèle économique. Une consultation nationale nous paraît opportune. La publication d’un livre blanc sur la gestion de l’eau s’impose comme une urgence de sécurité nationale.
Ali Abdessalam