Plusieurs représentants de l’Association ISDA* ont participé à un séminaire national co-organisé par la BCT et le Forex Club de Tunisie avec le concours de la BERD (Banque européenne de reconstruction et de développement) et Citibank.
Le séminaire appelle à la promotion d’un “Département de marché“ destiné à la négociation des produits dérivés (Swaps de taux, options de change et contrats à terme sur matières premières).
La Place de Tunis est-elle prête pour la mise en place de ce marché ?
Entretien explicatif avec Hatem Zaara, V/P du Forex Club, pour mieux comprendre les enjeux.
WMC : Qu’est-ce qui, actuellement, plaide en faveur de la mise sur pied d’un marché de produits dérivés ?
Hatem Zaara : La raison est simple. Les produits dérivés ont pour vocation de sécuriser les risques liés à l’acte d’investissement ou d’importation, avec une perspective de moyen terme. Ils sont destinés à protéger les opérateurs économiques des risques de volatilité du marché financier.
Ces risques pèsent sur trois éléments essentiels : en premier, on trouve le risque de change, vient ensuite le risque sur les taux sur les crédits, et enfin il y a le risque d’emballement des cours des matières premières.
Sécuriser les transactions est une façon de préserver la croissance. La maîtrise des risques financiers favorise la dynamique économique. C’est là l’essentiel de l’apport du marché des produits dérivés.
Et il ne vous échappe pas que la situation que traverse la Tunisie est exposée à la volatilité des marchés internationaux. Cela fait que notre monnaie subit une dégradation persistante.
Par ailleurs, les taux sur dollar US ont flambé. Et la situation va se reproduire sur l’euro, au quatrième trimestre 2018. Enfin, les cours des matières premières, notamment de l’énergie, repartent à la hausse.
En pareil contexte, sécuriser les transactions revient à apaiser l’investisseur et à préserver l’activité économique. C’est une question d’intérêt national.
Quels produits financiers pour sécuriser les investisseurs étrangers, notamment ?
Il est de notoriété publique que la volatilité des taux du change dissuade les investisseurs étrangers qui préfèrent différer leur acte d’investissement. Et, c’est tout à fait compréhensible. La parade se présente sous la forme du swap de devise lequel permet d’éliminer en grande partie ce risque. L’investisseur international en arrivant en Tunisie n’aura pas à changer ses devises mais les déposera auprès d’une banque tunisienne qui les placera sur le marché. En échange, elle lui consentira un crédit en dinars tunisiens, moyennant des appels de marges périodiques sous forme de compensation si jamais les cours dépassent un certain pourcentage convenu entre les deux contreparties.
A terme, une fois apuré le crédit en dinars, il pourra disposer de l’intégralité de son apport initial qui aura été gardé à l’abri de toutes les fluctuations erratiques ou dans un seul sens.
Dans ce sillage, comment se mettre à l’abri des fluctuations des taux de crédit ?
En réalité, l’emprunteur se trouve face à un risque de taux, en cas d’endettement à taux variable, situation fréquente. Un taux libellé en TMM ou en Libor + une marge est sujet à fluctuation. Pareil, là aussi le banquier adosse le crédit initial du client libellé à taux variable à un autre crédit de même nature.
Ensuite, il octroie un crédit à taux fixe et le client n’est plus en situation d’exposition aux fluctuations. Le banquier, pour se couvrir, devra se trouver une ressource à taux fixe. Par conséquent, l’opération se trouve ainsi bouclée. Bien entendu le banquier swapeur devra se ressourcer en variable et en fixe et c’est là une gestion avisée Actif/Passif, qui est l’étage supérieur de l’intermédiation.
Mieux encore, le banquier, à travers ces instruments, cultivera une nouvelle forme de gestion ALM proactive et développera un nouveau centre de profit générateur de marge et de risque d’une importance capitale pour l’avenir du métier.
Il reste la couverture contre la volatilité des cours mondiaux de matières premières ?
La solution en la matière est le contrat d’achat à terme. L’opérateur, en achetant à terme, fige un cours précis et ses prévisions de charge se trouvent à l’abri des fluctuations. Ni son coût de production ni sa marge ne seront impactés. A défaut de couverture et quand se produit une hausse de cours de matières premières, le client la subit dans sa totalité. A l’aide d’un contrat à terme, l’opérateur décide du champ de variation de ses coûts étant donné qu’il maîtrise le risque.
C’est un métier d’avenir pour nos salles de marché indispensable pour nos opérateurs économiques.
Il n’est plus acceptable de gérer par exemple le risque de fluctuation du baril avec une telle passivité. A l’instar du change, l’opérateur tunisien, particulièrement public, aura la latitude de choisir lui-même la date et le montant à couvrir. Il doit, par conséquent, cultiver une nouvelle culture de couverture jusque-là absente pour des raisons indéfendables de procédures administratives et des accords préalables des conseils d’administrations
La Place de Tunis est-elle prête à faire fonctionner le marché des produits dérivés ?
Nous avons la logistique nécessaire, le savoir-faire requis et les prédispositions professionnelles qualifiantes. Et, il faut y ajouter la volonté affichée de tous les opérateurs de la place de monter rapidement en compétence, à l’instar du change à terme, des options de change, des contrats FRA. Ce sont autant d’ingrédients qui augurent d’un saut de professionnalisme tout à fait à notre portée, pour faire réussir ce marché.
Le Forex club de Tunisie saisira également cette opportunité pour entamer dans les meilleurs délais l’organisation avec le concours de l’association internationale des cambistes (ACI) d’une formation diplômante ACI pour les produits dérivées de taux et des contrats futurs de matières premières et de métaux.
Quelles dispositions nouvelles pour procéder au lancement du marché des dérivés ?
Je soutiens que la question professionnelle est tout à fait sous contrôle. Il reste des ajustements juridiques et règlementaires. Il ne vous échappe pas que le produit dérivé n’est pas un contrat commercial mais bien un contrat financier. Et, de ce fait, il est assorti d’une clause de close up netting, c’est-à-dire d’apurement-compensation en cas de défaut de contrepartie.
Le standard en la matière est le cadre régi par ISDA (International Swaps and Derivatives Association), car ses dispositions sont validées sur les plus grandes places internationales. Pour cela, il faut aboutir à un alignement de notre cadre légal en ce qui concerne le règlement des risques de contrepartie. En cas de défaut d’un opérateur tunisien, il faut que le tribunal tunisien accepte de régler en priorité le fournisseur étranger avant les créanciers privilégiés locaux, donc avant le Trésor tunisien et les Caisses de sécurités sociales. C’est ainsi.
Par ailleurs, il faudrait que le transfert de la créance devienne automatique, donc le code des changes, à son tour, doit être adapté en conséquence.
Cette conformité est-elle indispensable ?
C’est une condition incontournable. Je préviens que les banquiers internationaux sont très regardants sur la question et ils appellent à une généralisation du contrat ISDA jusque parfois les transactions spot, c’est-à-dire pour les transactions au comptant qui ne représentent qu’un risque sur 48 heures. C’est vous dire l’urgence des opérations d’adaptation réglementaire et juridique.
Cela pourrait être laborieux et forcément long ?
Pas vraiment, car la loi tunisienne a déjà initié deux précédents qui abondent dans ce sens. La réglementation de la pension livrée (le Repo) qui accorde le même privilège au banquier prêteur. Et les conventions financières internationales signées par la Tunisie avec certains pays européens valident bien ce principe. Deux conventions au moins sont déjà actives. De ce fait, la justice tunisienne accepte le verdict d’un tribunal étranger qu’elle validera par exequatur. On peut par conséquent aller vite et finaliser rapidement le marché des produits dérivés.
Que sera sa configuration ?
Pour rester proche de la réalité économique du pays, on peut initier, dans un premier stade, un marché de gré à gré.
La migration vers un marché organisé se fera au fur et à mesure du développement du cadre opérationnel.
L’équipe qui pilote actuellement les aspects purement juridique et procédural fournira dans les prochains jours un rapport détaillé sur le planning de cette évolution réglementaire cible que nous visons.
Cette même équipe est également prête pour présenter ce projet pilote dans les meilleurs délais aux différentes structures concernées (ministère des Finances, ARP, ministère de la Justice…).
Les opérateurs publics sont-ils éligibles à l’utilisation des produits dérivés ?
Ils sont les premiers concernés car les opérations d’importations sont massivement assurées par le secteur des entreprises publiques. C’est notamment le cas des importations d’énergie. La raison voudrait que, dès le vote du budget, les opérateurs publics engagent des opérations de couvertures de sorte à réaliser les importations concernées au cours retenu par le budget. N’ayant pas pris de couverture contre la hausse du prix du brut, nous avons subi de plein fouet l’augmentation de son cours.
Les pouvoirs publics sont en train de confectionner un code de gestion des risques et cela va les affranchir. Naturellement le pays ne sera plus dans une situation de surexposition au risque.
Mais la couverture a un coût ?
Il est vrai que la prime de couverture est une charge qu’il faudra acquitter y compris dans l’hypothèse où les cours baissent. Mais cela se gère et s’intègre bien aux charges courantes. Par contre, mesurez le confort en cas de flambée des cours. Les finances publiques se trouvent à l’abri de ce genre de perturbations et le cadre macro-économique sera à l’abri d’éventuels soubresauts.
Quel sera l’intérêt des banques tunisiennes ?
Elles développeront un autre métier, d’autres compétences pointues ; elles recruteront les meilleurs et assureront un service optimisé et sur-mesure aux clients.
Elles feront également de la gestion Actif/Passif un centre de profit outre qu’elles contribueront à une meilleure connexion avec les places financières internationales, ce qui nous rapprocherait davantage de la perspective de convertibilité totale de notre devise, stade suprême de notre émancipation économique.
Qu’est-ce qui justifie la participation de Citibank au séminaire ISDA ?
En participant au séminaire, Citibank, avec son prestigieux standing international, confirme par sa présence la nécessité de migrer vers le contrat ISDA, qui est une option conjointe cooptée par les enseignes internationales et qui s’impose comme la référence en matière d’usage à l’international.
Je rappellerai que Citibank a pris une part active au lancement du marché interbancaire des devises en mars 1994, et j’espère qu’elle nous fera bénéficier de son expérience en matière de produits dérivés une fois que le marché sera mis en place.
Qu’en est-il de la participation de la BERD ?
Là encore la BERD apporte toute l’assistance à la partie tunisienne pour réussir le lancement du marché. Forte de son expérience dans divers pays d’Europe centrale, la BERD nous apportera une aide précieuse.
Souvenez-vous, elle l’a déjà fait au niveau du projet pilote de construction de la nouvelle courbe de taux, elle est aujourd’hui présente pour donner une impulsion certaine à ce projet.
Propos recueillis par Ali Abdessalem
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* ISDA (International Swaps and Derivatives Association), Groupement d’experts professionnels, reconnus par les autorités dirigeantes des principales places financières dans le monde.
**La pension livrée est une opération de crédit à court terme entre banques. Le banquier emprunteur, donne au banquier prêteur un collatéral qu’il peut réaliser en priorité sur les créanciers privilégiés traditionnels dont le trésor.