L’Association Mohamed Ali de la culture a organisé du 27 au 29 juillet dernier, à Hammamet, sa 25ème université sur le thème «la transition démocratique en Tunisie, sept ans après : bilan et prospective». Le débat engagé, à cette occasion, a permis à une trentaine d’experts d’approfondir la réflexion sur la phase de la transition démocratique dans ses différentes dimensions : conceptuelle, politique, économique, sociale, institutionnelles.
Globalement, les communications et les discussions qui ont eu lieu, à cette occasion, ont révélé non seulement que les objectifs du soulèvement du 14 janvier 2011 n’ont pas été réalisés mais surtout qu’il existe une nette fracture entre, ce qu’on a appelé au cours de forum, les «Insiders» et les «Outsiders». Les premiers étant les contrerévolutionnaires aux intérêts bien établis, tandis que les seconds sont pour la plupart des jeunes dissidents apolitiques et des femmes qui veulent évoluer en dehors de l’Etat par leurs propres moyens à la faveur des nouvelles opportunités qu’offrent l’économie numérique et l’économie solidaire et sociale (ESS).
Gros plan sur un forum qui a tenu toutes ses promesses.
Le premier panel, animé par Mohamed Ali Halouani, philosophe de formation et ancien candidat à la présidence de la République de 2004, a porté sur les spécificités de la transition démocratique en Tunisie.
La transition démocratique tunisienne n’a pas de vision
Pour Halouani, cette transition pêche par l’absence de vision claire. «Avec cette transition, les Tunisiens ont l’impression de naviguer à vue. On ne pas voit de finalité et d’issue», a-t-il dit.
Quant à Habib Gizani, secrétaire de la CGTT, il estime que les événements du 14 janvier 2011 sont une véritable révolution en ce sens où ils ont consacré une rupture irréversible avec le passé. L’essentiel pour lui est de changer de paradigme et de passer de l’autoritarisme ayant un héritage makhzénien à un processus démocratique favorisant la citoyenneté avec tout ce que ce paramètre suppose comme droits, devoirs, égalité entre l’homme et la femme.
Abdelbaki Hermassi, sociologue et ancien ministre de la Culture de Ben Ali, estime que la transition souffre de blocages institutionnels générés par la nouvelle Constitution. Dans sa mouture hydride actuelle, l’exécutif est affaibli et divisé, face à un Parlement lui-même affaibli par un mode de scrutin proportionnel qui empêche toute majorité stable de se constituer.
Le paysage politique est, ajoute-t-il, marqué par une multiplicité de partis dits «démocratiques» (plus de 240) face à l’unique parti islamiste, dont on peut douter de la conversion en parti civil, tandis que les partis dits «progressistes» restent désunis, pris dans des enjeux personnels, sans égards pour l’intérêt général.
En clair, le système politique actuel est destiné non pas à résoudre les problèmes mais à bloquer et compromette tout projet de réforme. «Sans concentration de pouvoir, il n’y aurait pas de réforme structurelles»,selon lui.
La révolte du 14 janvier 2011, une dissidence de type nouveau
Khédija Mohsen-Finan, politologue, spécialiste du Maghreb et des questions méditerranéennes et enseignante à l’Université Paris I-Panthéon Sorbonne, a qualifié le soulèvement du 14 janvier 2011 de «dissidence de type nouveau» et rejette toute responsabilité d’aucun parti dans l’encadrement de cette insurrections, qu’elle soit pour les uns “révolution“, “révolte“, et pour d’autres “soulèvement populaire“ ou “coup d’État manqué“.
Pour elle, l’important est que le besoin de liberté et de dignité exprimé lors de ces événements ait fait émerger un nouveau type de citoyenneté contestataire sans héros et sans leadership.
Elle pense que les indignés qui étaient descendus dans la rue et qui avaient manifesté dans l’arrière pays étaient des «dissidents apolitiques» qui refusaient l’autoritarisme et la corruption. Ils voulaient tout juste leur part légitime des richesses naturelles du pays.
Baccar Ghérib, universitaire, relève que les événements du 14 janvier 2011 sont le fruit d’une «crise d’hégémonie de l’Etat» (selon les analyses d’Antonio Gramsci), à la fois dans son volet de domination (affaiblissement de la force de la loi) et dans son volet de consentement (baisse de l’acceptation de l’autorité comme étant légitime).
La transition tunisienne, victime d’un environnement régional et international hostile
Situant la révolution du jasmin dans son contexte international, Pierre Galland, militant altermondiste belge, estime qu’il y a usure du projet démocratique dans les pays qui l’ont vu naître : nous sommes dans l’urgence de «démocratiser la démocratie».
Le système multilatéral de l’ONU a besoin d’écrire une nouvelle page de l’Histoire, adaptée aux enjeux d’aujourd’hui, après la résolution sur le Droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et les positions sur la décolonisation (1960). On a besoin d’une nouvelle orientation majeure, autour de la solidarité, la responsabilité, la citoyenneté.
Il a noté que ces nouvelles tendances à la xénophobie et au protectionnisme à l’international ont fait que l’Europe n’a pas su trouver les moyens de soutenir le processus de transition démocratique en Tunisie.
Parallèlement, la transition démocratique en Tunisie a eu aussi à subir l’hostilité de la majeure partie des pouvoirs politiques du monde arabe, et notamment de puissants acteurs financiers présents dans le Golfe.
Pis, au cours de ce débat, des intervenants ont eu également à signaler la malchance de la Tunisie d’être prise en sandwich entre deux pays confrontés au terrorisme (Algérie et Libye), ce qui n’a pas beaucoup aidé la transition démocratique dans le pays.
L’émergence de l’islam politique a compliqué la situation
Par ailleurs, parmi les facteurs négatifs qui n’ont pas contribué à l’évolution de la transition démocratique en Tunisie, les participants ont été plusieurs à déplorer l’émergence de l’Islam politique que l’altermondiste belge, Pierre Galland, a assimilé à la montée de l’extrême droite en Europe, et ce pour deux raisons principales.
La première est perceptible à travers la similitude de leurs discours. Le discours des islamistes et des extrémistes de droite européens est un discours identitaire, de haine et d’exclusion.
La deuxième consiste en leur nostalgie pour des périodes religieuses révolues. Le catholicisme traditionaliste pour les extrémistes européens, l’évangélisme pour les Américains et le retour à la chariâa islamique et à la «bédouanisation» pour les islamistes.
Concrètement, en plus de leurs positions ethno-différencialistes ou traditionalistes, les extrémistes européens rêvent d’un retour du fascisme germano-italien, tandis que les islamistes rêvent de la restauration du 6ème Califat.
Suivra…