L’Association Mohamed Ali de la culture a organisé du 27 au 29 juillet dernier sa 25ème université sur le thème «la transition démocratique en Tunisie, sept ans après : bilan et prospective». Le débat engagé, à cette occasion, a permis à une trentaine d’experts d’approfondir la réflexion sur la phase de la transition démocratique dans ses différentes dimensions : conceptuelle, politique, économique, sociale, institutionnelles.
Globalement, les communications et le débat instauré, à cette occasion, ont révélé non seulement que les objectifs du soulèvement du 14 janvier 2011 n’ont pas été réalisés mais surtout qu’il existe une nette fracture entre, ce qu’on a appelé au cours de forum, les «Insiders» et les «Outsiders». Les premiers étant les contre-révolutionnaires aux intérêts bien établis tandis que les seconds sont pour la plupart des jeunes dissidents apolitiques et des femmes qui veulent évoluer en dehors de l’Etat par leurs propres moyens à la faveur des nouvelles opportunités qu’offrent l’économie numérique et l’économie solidaire et sociale (ESS).
Gros plan sur un forum qui a tenu toutes ses promesses.Â
Le premier panel a porté sur les spécificités de la transition démocratique en Tunisie. Le second a été consacré au bilan politique, économique, médiatique et institutionnel.
Des acquis certains mais insuffisants
Au plan politique, Ahmed Ounaïes, diplomate et ancien ministre des Affaires étrangères, a passé en revue les acquis de cette transition dont on peut, d’après lui, retenir les plus saillants : la liberté d’expression et d’information, la consolidation du statut de la femme, la liberté de conscience (ces deux derniers acquis restent cependant contestés dans une partie de la société).
L’adoption de la Constitution à une très large majorité en janvier 2014 a été saluée, sur le moment et dans bien des régions du monde, comme une grande avancée pour la société tunisienne et, au-delà , pour le monde arabe.
On note cependant des points faibles : le piétinement des enquêtes sur les assassinats politiques de dirigeants politiques, le développement de l’économie informelle et de la corruption, la violation de la liberté syndicale et du pluralisme syndical et un affaiblissement de l’Etat et de ses services publics (santé, éducation et hygiène publique). Un pouvoir exécutif affaibli par les dispositions constitutionnelles.
Le paradoxe : la Tunisie a réalisé de la croissance sans créer des richesses
Au plan économique, Hassine Dimassi, universitaire et ancien ministre des Finances, a choisi l’analyse de l’évolution du Produit intérieur brut (PIB) durant les sept dernières années. Il a révélé un paradoxe frappant. Durant cette période, le pays a créé de la croissance sans créer de richesses.
Chiffres à l’appui, il a montré comment deux secteurs, en l’occurrence la fonction publique -par le biais de l’augmentation de la masse salariale- et le secteur des technologies de l’information et de la communication -par le bais des services qu’il fournit (téléphonie, internet…) et qui profitent plus à des multinationales- ont pu à eux seuls ou presque réaliser la relative croissance créée depuis sept ans.
Il estime du reste que globalement, depuis 2011, la situation économique s’est dégradée dans toutes ses dimensions. La croissance économique est passée de 4,7% en moyenne de 2004 à 2010 à 2,0% de 2011 à 2017.
Les grands équilibres se sont dégradés depuis 2011. Au niveau de l’Etat, avec des dépenses publiques notablement supérieures aux recettes, et au niveau du pays, avec le creusement du déficit des comptes courants.
L’équilibre budgétaire et celui des comptes extérieurs ont été établis par l’augmentation de la pression fiscale et par l’endettement, pour des suppléments de dépenses non directement productifs (notamment entrainés par les recrutements massifs d’agents de l’Etat, embauchés sur des critères de clientélisme).
Les contradictions du texte de la Constitution posent problème
Amin Mahfoudh, universitaire constitutionnaliste, a traité des insuffisances institutionnelles, voire des facteurs de blocage. En effet, d’après lui, le texte de la Constitution dilue le pouvoir de l’exécutif entre le gouvernement, la présidence et le Parlement, et créé de ce fait un système instable, qui bloque la prise de décision. Volonté d’éviter le retour à l’autoritarisme ? Crainte de chacun des partis dominants de laisser à l’autre une part trop grande du pouvoir ? Sans doute, ces deux raisons se sont combinées pour faire du dispositif actuel de gouvernance tunisien un système très difficilement gouvernable, qui n’est ni parlementaire ni présidentiel.
Il considère que la problématique demeure dans les désaccords profonds, derrière les formulations du texte constitutionnel. Il estime que «l’article 1» non amendable de la Constitution pose de sérieux problèmes. Ce même article stipule que «la Tunisie est un État libre, indépendant et souverain, l’Islam est sa religion, l’arabe sa langue et la République son régime».
En vertu de cet article, les islamistes pensent que la Tunisie est, selon la Constitution, un pays islamique et tous les Tunisiens, quelles que soient leurs croyances, doivent s’y conformer. Et c’est là où il y a problème. C’est l’une des principales failles de la Constitution de 2014 qui a été adoptée, rappelons-le, sur la base de compromis difficiles.
Ainsi, le texte de la Constitution, par l’effet de ces contradictions, entretient une confusion entre ce qui relève de la constatation (le peuple tunisien est musulman majoritairement) de ce qui relève du normatif (quelles conséquences de la constatation précédente sur la nature de l’Etat ?).
La difficulté tient au fait que les partis dits «démocratiques», qui sont majoritaires sur le papier, ne parviennent pas à s’unir sur les alternatives au modèle proposé par l’islam politique, lequel modèle a pour lui sa simplicité et la facilité de sa compréhension par de larges parties de la société.
Les politiques et le monde de l’argent, menaces sérieuses pour la liberté de presse
Faisant le bilan des mass médias durant les 7 dernières années, Krimi Khémaies, ancien rédacteur en chef à l’Agence Tunis Afrique Presse, a été amené à montrer que la presse tunisienne est toujours à la recherche d’une légitimité et d’une reconnaissance nationale, depuis l’indépendance du pays en 1956. Jusqu’à ce jour, aucune force politique, aucune organisation nationale, aucune personnalité charismatique, aucun homme d’affaires riche n’a osé parrainer ou sponsoriser le secteur ou du moins le booster et l’ancrer dans la tradition des Tunisiens.
Il estime que, contrairement à ce qu’on répète sur tous les tons et sur toutes les ondes, que la liberté d’expression est l’acquis le plus sûr depuis le 14 janvier 2011, cette liberté fondamentale demeure fragile.
Elle est menacée par trois phénomènes qui sont en train de la dénaturer et d’en faire l’ennemi juré de la démocratie en Tunisie. Le premier consiste en la tendance des politiques et du monde de l’argent à s’en approprier et à l’instrumentaliser pour orienter l’opinion publique.
Le deuxième est perceptible à travers la tendance fâcheuse de quelques animateurs et journalistes véreux à chercher plus le buzz que l’information conscientisante. Certains d’entre eux, par manque de professionnalisme, par méconnaissance ou par inculture, font carrément le lit du terrorisme dans les médias.
Le troisième est structurel. Il concerne la formation des journalistes, laquelle est actuellement assurée par deux structures, l’Institut de presse et des sciences de l’information (IPSI, structure académique) et le Centre de perfectionnement des journalistes et communicateurs (CAPJC, structure professionnelle). Les enseignants et animateurs de ces deux structures ont pris le pli, en l’absence de tout contrôle de la qualité, de dispenser plus une formation théorique qu’une formation pratique, et ce des décennies durant.
Pour lui, le seul acquis accompli durant les dernières années réside dans le Rapport de l’Instance sur l’Information et la Communication (INRIC), «état des lieux et voies de réformes». Grande victime de la dictature, le secteur de l’information et de la communication se trouve être, aujourd’hui, grâce à cette cartographie et cet audit instructif (rapport), le premier à dessiner les voies de sa réforme.
En 370 pages d’une écriture dense en indicateurs et riche en enseignements et recommandations, ce rapport est, à bien des égards, un document qu’on lira avec profit. Etat des lieux détaillé nourri de chiffres souvent inédits, analyse transversale qui retrace l’historique et embrasse à la fois les aspects institutionnels, fonctionnels, financiers et politiques, et une grande moisson de recommandations utiles à prendre en considération.
Le déséquilibre régional s’aggrave
Tizaoui Hamadi, géographe et économiste, a développé le thème du «développement régional post révolutionnaire: bilan critique et mise en perspective», et est parvenu à cette conclusion : les disparités régionales pour la suppression desquelles les indignés du 14 janvier 2011 étaient descendus dans la rue existent, toujours, et se sont même aggravées.
Pour lui, c’est dans le littoral qu’on continue à investir le plus et à créer le plus d’emplois, tandis que dans l’arrière-pays, c’est toujours l’assistance sociale qui prévaut.
Pis, il a révélé qu’une région comme le nord-ouest (Zaghouan, Béja, Jendouba, Le Kef et Siliana), par l’effet de l’émigration de membres de sa population active employée ou non employée vers le littoral, a perdu, au cours des sept dernières années de transition, 51.000 emplois qu’il aurait dû en bénéficier.
Il est suivi par le centre-ouest (Kairouan, Sidi Bouzid et Kasserine) avec la perte de 33.000 emplois, soit 64.000 emplois perdus au total.
Au final, il estime que le risque d’une fracture territoriale irréversible devient plausible quand les régions de l’intérieur perdent leurs populations actives occupées. Les jeunes n’ont plus l’espoir de décrocher un emploi sur place.
Habib Belhédi, animateur producteur de théâtre et d’audiovisuel, a eu à traiter du bilan de la culture durant les sept dernières années.
Il a relevé un paradoxe. Au moment où les fonds publics dédiés à la culture sont en net recul, on a assisté depuis 2011, dans le champ culturel, à une ébullition de la jeunesse qui a fait preuve d’une immense créativité, dans son expression artistique mais aussi dans ses formes d’organisation et d’accès aux ressources (matérielles et symboliques) que le monde numérique a ouvert d’une façon inouïe.
Habib Belhédi plaide pour la promotion de la culture artisanale, pour une culture engagée en cette période de transition et pour le financement des activités culturelles par l’Etat.Â
Lire aussi: Transition an 7  : Les Tunisiens naviguent toujours à vue (Partie 1)
Transition an 7Â Â : Des pistes pour booster le processus (Partie 3 et fin)