Comment appréhender la crise tunisienne dans sa multidimensionnalité (économique, politique, sociale) sans oser remettre en cause un système rouillé qui devient de plus en plus complexe et des acteurs publics et privés qui n’arrivent plus à le gérer et encore moins à assurer et assumer leurs rôles dans la relance économique du pays ? Quelles sont les règles d’or en temps de crise ? Se soumettre à l’establishment politique prétextant le respect du choix des urnes ou avoir le courage de ses idées et de ses actes pour ne pas tomber dans la sinistrose ?
Pour Habib Karaouli, PDG de CAP Bank et l’un des meilleurs experts économiques de la Tunisie, il faut commencer par faire sa propre révolution en s’adaptant au nouveau contexte national, travailler à changer les mentalités, oser, décider, affronter et mettre les bouchées doubles pour sortir d’une crise qui n’a que trop duré. Les dogmes économiques et politiques ne devraient plus dominer l’espace public dans notre pays. Les maîtres-mots devraient être courage et responsabilité.
Entretien en deux actes
WMC : La situation économique du pays quoiqu’avec un taux de croissance meilleur que celui de l’année dernière n’est pas au beau fixe. Le moral du peuple, des investisseurs, des administrations, de tout le monde ne l’est pas non plus. Tous les déficits possibles et imaginables sont devenus courants. Comment sortir de cette sinistrose d’après vous ?
Habib Karaouli : Je n’aime pas le terme “sinistrose“, je préfère parler d’une nouvelle réalité économique et sociopolitique à laquelle il faut réagir de manière constructive et sur laquelle il faut agir pour évoluer dans le bon sens.
J’ai coutume de dire que tous les déficits sont résorbables avec un peu d’ingéniosité. Et si la volonté y est. Tous les déficits sont résorbables sauf un seul : celui de l’imagination. Nous avons là un réel déficit de prise d’initiative et un déficit de courage et de prise de risque. Nous sommes des “risquophobes“ (qui n’aime pas le risque ou qui l’évite, NDLR). Or le monde moderne se base sur votre capacité à prendre des risques. Le monde moderne n’est pas fait pour le plus fort mais pour le plus rapide, celui qui est capable de saisir plus tôt l’opportunité. Et cela aussi ne va pas sans risque et c’est le propre des gens qui réussissent parce qu’ils ont cette capacité à entreprendre.
Ce qui fait la différence entre un entrepreneur et un autre est sa capacité de prendre des risques un peu plus élevés avant les autres, quitte à échouer, mais échouer ce n’est pas pour autant tomber dans la paranoïa ou la sinistrose. L’échec est une étape vers la réussite parce qu’il n’y a pas d’échec négatif à partir du moment où l’on tire les leçons qu’il faut et on passe à une étape plus positive.
Il faut se mettre d’accord sur un principe qui ne semble pas clair du tout en Tunisie: la responsabilité est toujours individuelle, je ne crois pas en la responsabilité collective car elle conduit fatalement à l’irresponsabilité individuelle
Prenons l’exemple du produit touristique national que nous devons vendre. Nous ne pouvons plus nous permettre d’user des mêmes outils que ceux que nous avons adoptés il y a des décennies. Désormais il nous faut davantage d’opérations marketing et plus d’imagination dans la présentation des produits commercialisés, plus de campagnes médias pour en vanter les vertus, plus d’investissements dans le monde digital pour le faire connaître à grande échelle et ainsi de suite.
Nous pouvons décliner cet exemple sur plus de secteurs. Ce qu’il faut tirer comme enseignement de tout ce qui se passe aujourd’hui, est que, dans notre pays, les choses ont changé, il faut changer de paradigme et sortir de la zone de confort dans laquelle nous avons longtemps vécu, ce n’est plus le même paradis où les choses étaient acquises. Il n’y a plus d’acquis. Chaque matin, les acteurs économiques doivent se réveiller avec une affirmation et une question : il faut consolider notre position, parce que d’autres la convoitent. Mais que faire pour la consolider ?
Ne pensez-vous pas qu’une classe politique souffrant d’un déficit de compétences et de vision incapable elle-même de donner du rêve, de susciter des espoirs et d’agir efficacement sur le changement de notre réalité aussi bien socioéconomique a une très grande part de responsabilité dans ce qui se passe dans notre pays d’autant plus qu’elle communique très mal ?
Absolument ! Je suis entièrement d’accord. Il y a un déficit de communication et un déficit de prise de responsabilités parce que le propre du décideur est d’agir dans une logique de responsabilités vis-à-vis de lui-même et vis-à-vis de ceux qui l’ont élu ou de ses administrés. Dans un système démocratique, il existe un contrat entre les électeurs et l’élu. Par conséquent, il faut éviter de rompre le contrat sinon la politique n’aura aucun sens… Il y a tout un travail à faire là-dessus. Il y a de la place à la rationalité, la rationalité peut exiger davantage de temps mais c’est la seule voix payante à terme.
Il faut se mettre d’accord sur un principe qui ne semble pas clair du tout en Tunisie : la responsabilité est toujours individuelle, je ne crois pas en la responsabilité collective car elle conduit fatalement à l’irresponsabilité individuelle. Dès que vous mettez en place un groupe pour l’associer à la prise de décisions, vous allez systématiquement déresponsabiliser le premier responsable qui doit assumer parce qu’au final c’est lui qui doit assumer la responsabilité des choix à faire.
Et c’est valable sur le plan managérial Corporate, c’est valable sur le plan politique, dans un ménage et à tous les niveaux. Diluer la prise de décisions revient à noyer la responsabilité pour faire porter le chapeau à quelqu’un d’autre. Ceci demande du temps.
Je pense que nous devons apprendre à gérer un contexte exceptionnel auquel nous ne sommes pas habitués. Aujourd’hui, nous sommes à la veille de nouvelles élections et il est clair que dans tous les systèmes démocratiques, c’est une période qui n’est pas propice aux changements de fond, à la prise de responsabilités et aux décisions clivantes structurantes. Attendons que les élections aient lieu et nous verrons.
Cela fait 8 ans que nous traînons cette situation avec près de 8 gouvernements et 5 élections. Les ministres politiques n’ont pas prouvé leurs performances alors qu’au début de l’indépendance, nos ministres étaient surdiplômés et avaient assuré l’essor du pays. Les ministres politiques de l’après 14 janvier 2011 ont failli. Où est ce que le bât blesse ?
Je ne suis pas d’accord avec vous concernant la formation des ministres. Dans tous les pays du monde, les meilleurs ministres sont des politiques mais il faut qu’ils aient une vision. Je pense qu’il y a un triptyque qui doit être là à chaque fois et nécessairement : la vision, la stratégie et le plan d’action. Ces éléments traduisent en termes concrets une stratégie : où est-ce que je vais ?
J’aime beaucoup une phrase de Sénèque qui dit : «Il n’est pas de vents favorables pour celui qui ne connait pas son port». Quand vous ne savez pas où vous allez, qu’il y ait un vent du Sud ou du Nord, vous serez repoussés vers le point de départ parce que vous ne savez pas où vous allez. Par conséquent, il faut toujours définir un cap. Je définis mon cap, après je mets en place ma stratégie. Cela veut dire quoi ? Cela veut dire que dois-je faire pour atteindre ma destination et réaliser ma vision ? Je dois tout traduire en actes et en décisions.
En matière économique, il faut être très clair, une demi-mesure c’est une contre mesure, il vaut mieux ne pas la prendre, donc ou vous prenez votre mesure entièrement et suivez le cap
Lorsqu’il s’agit d’un gouvernement, il faut avoir à l’esprit ce triptyque pour pouvoir après choisir les bonnes personnes au bon endroit, pour exécuter la politique préconisée. Vous ne pouvez pas mettre quelqu’un au transport ou à l’équipement sans qu’il sache qu’il s’insère dans une stratégie d’ensemble. Cela se résume en : “on ne gère pas un gouvernement et une politique par petits coups“, parce que la décision d’aujourd’hui va influer sur les choix à faire demain. Donc vous ne pouvez pas vous amuser à prendre des décisions à la hâte et à la-va-vite car vous tuerez la cohérence à la tête de l’Etat.
Vous parliez de responsabilisation des premiers décideurs mais le système politique lui-même dilue les responsabilités !
On ne peut plus dans une situation de crise, on est dans un système tri-archique, or même dans des systèmes démocratiques biarchique avec un Premier ministre et un président, ça ne marche pas comme il faut. Qui plus est dans une situation, je ne dirais pas de crise mais de tension extrême où il faut resserrer les lignes de commandement et concentrer la décision et non pas la diluer. Parce que comme on l’a dit, quand on est dans un pouvoir à trois têtes, vous réduisez votre capacité à pouvoir répondre à tous ces enjeux et qui plus est lorsque c’est adossé à ce qu’on appelle communément dans notre pays “le consensus“ qui peut être valide sur le plan politique mais qui n’a strictement aucun sens sur le plan économique et financier. Dans ces domaines, il n’y a pas de consensus, c’est généralement binaire, c’est oui ou non, il n’y a pas de gris.
En matière économique, il faut être très clair, une demi-mesure c’est une contre-mesure, il vaut mieux ne pas la prendre, donc ou vous prenez votre mesure entièrement et suivez le cap, ou vous la réduisez, vous vous contentez de tout juste une petite partie et vous en faites une contre-mesure parce que vidée de substance.
Prenons l’exemple de la fiscalité dans notre pays, est-ce normal qu’en pratiquement 9 ans, on ait pris 567 nouvelles mesures fiscales ? Je les ai comptées et personne ne s’est amusé à en évaluer l’impact. Nous sommes aujourd’hui dans un processus cumulatif d’un conglomérat de mesures fiscales qui n’ont strictement aucun sens et qui peuvent être inhibantes.
Elles n’ont rien donné parce que nous ne savons pas où nous allons. Si nous le savions, nous aurions évalué leur importance en fonction de leur impact sur notre trajectoire.
Un exemple sur la mise en place d’une politique économique : en mars 2011, j’ai déclaré que toutes les politiques économiques doivent être jugées et évaluées en fonction de leur capacité à répondre aux deux facteurs qui ont été à l’origine de la chute de l’ancien régime : les disparités régionales et le chômage. Quand vous êtes des décideurs, des Policy maker, vous devez prendre les mesures adéquates pour y pallier en ayant ces deux contraintes majeures devant vous. Tous les choix à faire doivent répondre en tout ou en partie à ces deux objectifs là. Si vous ne le faites pas, vous allez continuer sur la même tendance, la tendance du renforcement des disparités régionales, et du renforcement du chômage et notamment pour les diplômés de l’enseignement supérieur. Soit ceux-là même qui ont été à l’origine du bouleversement extraordinaire connu par la Tunisie.
Nous sommes actuellement dans une situation où nous prenons prétendument des mesures fiscales et autres pour encourager l’investissement, et nous nous retrouvons dans une situation pire que celle du 14 janvier puisque le pays souffre d’une régression de l’investissement dans 13 gouvernorats de l’ouest du pays et nous avons une progression des investissements supérieure au taux moyen de progression des investissements dans l’est du pays. Est-ce cela l’objectif de toutes les nouvelles lois ?
Ne pensez-vous pas que les régions ont également une responsabilité dans cette régression des investissements car la culture du travail et celle entrepreneuriale n’y sont pas aussi développées qu’ailleurs ? N’est-il pas temps de responsabiliser les régions en exigeant de l’Etat qu’il assure les dimensions infrastructures, logistique, commodités impératives pour une meilleure qualité de vie et qu’il leur revient d’assumer leur rôle dans leur propre développement économique. N’est-il pas temps de mettre un terme à l’infantilisation des régions ?
Je suis d’accord avec vous et c’est pour cela que j’ai toujours dit que nous sommes dans un pays béni des dieux parce car sans ressources naturelles. Les ressources naturelles, à part le fait qu’elles soient conflictuelles, inhibent l’initiative et c’est une malédiction.
A propos d’initiatives et de responsabilités : si vous êtes dans une région où il y a le pétrole, votre horizon est de travailler dans la compagnie qui l’extrait, et donc vous n’avez aucune autre ambition que d’avoir une situation confortable. Il n’existe aucun élément déclenchant pour vous pousser à aller de l’avant par vos propres moyens et entreprendre en cherchant d’autres opportunités.
C’est un paradoxe que de voir que les régions dotées de réserves pétrolières et minières sont les moins évoluées. Mais il ne faut pas négliger un facteur très important : celui de l’environnement qui est un élément capital et qui ne dépend pas seulement des ressources financières. L’environnement se traduit par des équipements collectifs, un milieu technogène avec des établissements scolaires de haute facture, des universités, des centres de loisir et de sport, ce qui permet la rétention et le maintien des personnes sur place.
Je figure parmi les personnes qui ne croient pas du tout aux incitations fiscales. Il y a eu des benchmarks qui ont montré que les incitations fiscales, selon les pays, viennent en 5ème voire en 7ème position dans la prise de décision pour l’investissement
De mon point de vue, établir pareil climat où la qualité de vie est améliorée est beaucoup plus important que les incitations fiscales. Je figure parmi les personnes qui ne croient pas du tout aux incitations fiscales. Il y a eu des benchmarks qui ont montré que les incitations fiscales, selon les pays, viennent en 5ème voire en 7ème position dans la prise de décision pour l’investissement. L’entrepreneur réfléchit d’abord en termes de viabilité de son entreprise, les compétences humaines et la stabilité sociale beaucoup plus qu’en termes de réglementation et des incitations fiscales.
L’environnement est capital et par conséquent nous devons réaliser des projets structurants, parce qu’un employé, quel que soit son niveau, quand il va dans une région il faut qu’il pense à l’inscription de ses enfants dans des établissements scolaires de qualité, il faut qu’il y ait une petite salle de cinéma ou de théâtre, etc. A défaut, vous pouvez offrir tous les avantages du monde, les gens n’iront pas et n’y resteront pas.
Le cas de Gafsa est éloquent de ce point de vue. Mais les jeunes de Gafsa suivent des études supérieures et restent dans leur région contrairement à ceux du Kef, un gouvernorat pratiquement dépeuplé. Ce qui est toutefois inquiétant, c’est l’obsession des Gafsois pour la CPG. N’est-il pas grands temps de changer de cap ?
Je vais vous dire pourquoi. Depuis le début des années 90, nous avions lancé un plan pour la reconversion du bassin minier de Gafsa dont les problématiques sont antérieures au 14 janvier et c’est de notoriété publique. Il fallait anticiper et nous savions qu’il allait y avoir un retournement du marché mondial de phosphate. Nous voulions monter dans la chaîne de valeurs, ce qui a été fait.
Là où l’Etat a failli à Gafsa, c’est lorsqu’il n’avait pas fait porter une responsabilité citoyenne à la CPG.
Aujourd’hui, nous faisons de la transformation, du raffinage, et la plus-value est là. Là où l’Etat a failli, c’est lorsqu’il n’avait pas fait porter une responsabilité citoyenne à la compagnie. Une responsabilité citoyenne veut dire que vous devez externaliser un certain nombre d’activités, vous devez satelliser un certain nombre d’activités, de manière à légitimer votre existence dans le site. Parce qu’aujourd’hui avec la RSE, les entreprises sont sensibles à l’importance de leur insertion dans leur environnement social. Les gens doivent savoir qu’ils ont intérêt à préserver l’entreprise et la garder, parce qu’elle est utile, finance des associations, protège l’environnement et participe à l’effort citoyen d’amélioration de la condition de vie des ménages dans le site où ils résident.
Que dire d’une entreprise publique, la seule dans une région aussi importante que Gafsa. Aux Etats-Unis, La Mecque du libéralisme, il y a une loi qui date depuis les années 80 qui est le Small Business Act. Cette loi autorise les Etats à se fournir à hauteur de 20% de leurs besoins auprès des petites PME/PMI. Nous avons appelé depuis très longtemps à ce que cette disposition soit appliquée dans notre pays de manière à permettre à la CPG de créer des opportunités d’investissement. Ce n’est pas normal qu’on ne l’ait pas fait à ce jour et cela explique le dépit, voire le rejet de certaines personnes bien attentionnées ou mal attentionnées qui pensent qu’à part les postes d’emplois, cette compagnie ne profite aucunement à l’écosystème.
La CPG ramène tous les services et les produits de l’extérieur, donc aucune possibilité de favoriser la région. Je crois qu’aujourd’hui ces problèmes ont été résolus, mais pas de la meilleure manière. J’avais proposé depuis très longtemps la création d’un fonds pour l’essaimage qui a été mis en place mais comme on dit ‘’too late’’.
Les montants sont trop modestes, il faut absolument créer deux fonds importants de centaines de milliers de dinars pour le financement des innovations et des énergies renouvelables. Et je ne peux même pas imputer toutes les erreurs commises depuis des années aux dirigeants de la compagnie parce qu’il fallait avoir une réelle volonté politique de changer les choses.
Qu’en est-il de ce que nous appelons communément «Ommal Al Hadhaer» et que la compagnie n’a pas cessé de payer pour des emplois fictifs. Vous trouvez cela normal ?
Je pense que nous avons un problème de qualité de leadership, c’est clair. Je parle là de qualité dans le sens d’assumer ses responsabilités pour marquer l’histoire, et on n’attend pas de grandes décisions de la part des gens qui gèrent le quotidien.
Je vous donne un exemple historique, en 1960, quand Bourguiba a décidé de construire l’aéroport de Monastir, toutes les études faites sur le plan strictement technique ont estimé que ce projet n’aura aucune rentabilité. Bourguiba leur a dit à tous “merci pour vos efforts mais je vais quand même le faire“. Voyez aujourd’hui l’impact de cette décision sur la région. Un homme politique, c’est ça, c’est un visionnaire qui ne décide pas pour réaliser des projets d’aujourd’hui mais pour les 20 ans à venir et plus encore. C’est pour cela qu’un homme politique doit être porté par une vision.
Je suis intimement convaincu que l’avis technique ne doit pas évincer la décision politique. Je vous donne mon avis technique mais le politicien doit avoir sa propre décision et une vision politique qu’il doit assumer.
Nous avons malheureusement un pays, un paradis où des petits décisionnaires ont, pour des raisons d’idéologies personnelles, élevé l’égalitarisme primaire au rang de dogme, ce qui bloque des décisions structurantes qui peuvent changer l’avenir de la Tunisie.
Propos recueillis par Amel Belhadj Ali
2e partie de l’interview: «Dès qu’un homme politique affiche un principe, c’est souvent un prétexte à l’inaction», dixit Habib Karaouli