Le gouvernement tunisien envisage, dans le cadre de la diversification des sources d’énergie, d’explorer les hydrocarbures non conventionnels, en particulier le gaz de schiste, en dépit de l’opposition de l’opinion publique et des organisations de la société civile.
Un feu vert a déjà été donné en 2015, pour l’élaboration d’une étude “d’évaluation environnementale et stratégique pour l’exploitation et l’extraction d’hydrocarbures en Tunisie à partir des réservoirs non conventionnels”, moyennant un investissement de l’ordre de 2 milliards 75 mille dinars.
C’est la preuve que les gouvernements successifs de l’après-révolution (2011), n’ont pas tranché la question de l’extraction et ne se sont pas déclarés, clairement, pour ou contre l’exploration du gaz de schiste en Tunisie, alors que d’autres pays, dont la France, ont banni par la loi, les forages de schiste.
Le ministère de l’Environnement, qui chapeaute cette étude menée par le bureau d’études tunisien “SCET- Tunisie” et le canadien WSP, estime qu’elle va “aider à la prise de décision” et convaincre l’opinion publique défavorable au recours à cet hydrocarbure non conventionnel, qu’est le gaz de schiste.
Selon plusieurs études, l’Etat tunisien aurait permis à quelques entreprises étrangères d’exercer des fracturations hydrauliques pour l’extraction d’hydrocarbures conventionnels et non conventionnels.
Depuis octobre 2012, des ONG se sont mobilisées et ont organisé un sit-in devant l’ANC (Assemblée nationale constituante), pour dénoncer les intentions d’exploration du gaz de schiste. Ils ont fait part aux députés, de leur opposition à la fracturation hydraulique, espérant la constitutionnalisation du droit des générations futures aux richesses naturelles de leur pays. Une attente d’ailleurs, satisfaite, puisque la nouvelle Constitution tunisienne a stipulé clairement, la garantie de ce droit, dans l’article 13 et 129.
En mai 2015, un “forum méditerranéen contre la fracturation hydraulique et le gaz de schiste”, a vu le jour après les actes de violence et les protestations dans la délégation d’El Faouar à Kébili (sud de la Tunisie), après l’annonce de l’exploitation de nouveaux permis pétroliers dans la région.
Le forum avait appuyé les protestations sociales contre les pratiques de certaines sociétés étrangères actives dans le domaine de l’extraction gazière et pétrolière dans le sud du pays.
L’étude précitée prévoit d’établir des contacts avec les populations dans les régions concernées par l’exploration du gaz de schiste.
Dans un entretien accordé à l’agence TAP, le directeur de l’environnement industriel au ministère de l’Environnement, Youssef Zidi, a précisé qu'”un comité spécial va assurer l’évaluation et le suivi de ses résultats. Ensuite, les associations, les représentants et les experts dans les régions concernées, seront invités par les bureaux d’études, à des contacts de vulgarisation, dans l’espoir de les convaincre et finir avec des recommandations qui aident le gouvernement à décider”.
Selon lui, “le gouvernement tunisien ne va pas se contenter des études menées sur les réserves de gaz de schiste, par l’Administration américaine de l’Information sur l’Energie (AIE) et la compagnie Shell ou d’autres études. Il a opté pour une étude nationale menée par des experts tunisiens pour confirmer ou infirmer les informations déjà publiées”.
Les lois actuelles ne régissent pas les hydrocarbures non conventionnels!
L’Etat tunisien semble aller de l’avant dans le choix de l’exploration des hydrocarbures non conventionnels bien que l’actuel Code des hydrocarbures, tel que promulgué en 1999, ne régit pas les hydrocarbures de roche-mère, selon une analyse accessible sur Internet, de la spécialiste du droit de l’environnement et d’urbanisme, Afef Hammami.
Le code, dans sa version actuelle, est “lacunaire” et incapable d’encadrer l’exploitation du gaz de schiste en Tunisie. Donc, toute activité déjà entreprise dans le domaine du non conventionnel est illégale, laisse entendre l’analyse.
Elle est même lacunaire s’agissant de l’exploitation des gaz conventionnels. “Les obligations incombant aux sociétés pétrolières sont jugées insuffisantes, trop générales et pas assez contraignantes. Une tel vide juridique laisse la possibilité aux entreprises de proposer des offres ambiguës, ne précisant même pas quel type de gaz elles cherchent à exploiter et encore moins la technique qui sera utilisée. Les missions et services de l’ETAP se concurrencent, se neutralisent et affectent selon nous, sa neutralité dans le suivi technique des permis”, lit-on aussi dans ce document.
Un membre de l’Alliance Tunisienne pour la Transparence dans l’Energie et les Mines, qui regroupe 13 ONG environnementales et de la société civile, a confirmé ceci, en déclarant qu’il “devient ainsi, difficile de demander des comptes aux exploitants, quand il s’agit d’autres risques méconnus et non maîtrisables dont ceux engendrés par la fracturation hydraulique (activités sismiques, pollution de la nappe phréatique).
La même source qui a requis l’anonymat, a estimé que “l’exploration du gaz de schiste en Tunisie n’est pas un choix. Des lobbies et des sociétés pétrolières l’ont imposé au pays”, ajoutant que des responsables du secteur de l’énergie ont fait exprès, d’associer des compétences de l’ATTEM, à l’étude d’impact environnemental pour justifier après, l’autorisation qui sera donnée aux sociétés étrangères, d’extraire le gaz de schiste”.
La fracturation hydraulique a t-elle vraiment eu lieu en Tunisie?
Selon une étude et des données collectées par la Fondation allemande Heinrich Boel, qui défend l’environnement, l’Etat tunisien a déjà permis, à travers l’ETAP, à des entreprises étrangères d’exercer des fracturations hydrauliques, soit pour l’extraction d’hydrocarbures non conventionnels ou conventionnels (lire ici)
Les détails des opérations et des activités pétrolières n’ont jamais été communiquées au grand public. Ce qui laisse libre cours à la polémique et aux interprétations concernant le gaz de schiste.
En dépit des controverses et du démenti des officiels, plusieurs études et rapports montrent que des compagnies pétrolières et gazières semblent avoir déjà eu recours à la fracturation hydraulique en Tunisie.
Parmi ces compagnies, la société franco-britannique PERENCO a annoncé sur son site électronique , en février 2014, le succès d’une opération de fracturation hydraulique en Tunisie.
L’opération de PERENCO a été,aussi, évoquée dans une étude publiée par la société internationale de services pétroliers “Schlumberger”, intitulée “tant de schistes, si peu de forage”, en tant qu’unique opération d’exploration du gaz de schiste en Tunisie (Lire ici).
Une recherche par imagerie satellitaire, reprise par HB, indique que Perenco exploite des puits au sud de Chott El Djerid, à Kébili avec des installations caractéristiques de l’exploitation d’hydrocarbures par fracturation hydraulique.
“Compte tenu de l’implication de l’ETAP dans cette concession (participation à hauteur de 50%), le gouvernement doit nécessairement être informé de l’évolution de ce projet”, commentent les auteurs de l’étude.
L’observation d’une coupe géologique de la région révèle que les puits Franig-1, Franig-2 et Franig-3 (exploités par Perenco), surplombent la formation schisteuse du Silurien “hot shale”.
La même étude a indiqué que le gouvernement tunisien négociait, à cette époque (2014), avec des compagnies pétrolières, dont la compagnie britannique Shell qui avait l’intention de mener plusieurs forages dans le pays.
Elle évoque, dans une “note importante”, que des informations publiquement disponibles, indiquent que Cygam Energy Inc a effectué 47 opérations de fracturation hydraulique sur 11 puits dans la concession de Bir Ben Tartar entre mai 2011 et janvier 2013.
La Tunisie figure aussi, sur la liste des pays arabes ayant eu recours à la fracturation hydraulique qui comprend le Maroc, l’Algérie, le Yémen, la Jordanie, l’Arabie Saoudite alors que cette technique est interdite dans plusieurs autres pays, dont la France, l’Allemagne, la Bulgarie, quelques Etats américains, le Québec et dans certaines régions d’Australie et de la Grande Bretagne, selon le site www.ecomena.org.
En dépit de ces données, le directeur à l’administration des études d’impact à l’Agence Nationale de la Protection de l’Environnement (ANPE), Baccar Tarmiz, a déclaré à l’agence TAP, qu’aucune opération n’a été menée en Tunisie, pour l’extraction du gaz de schiste. “L’ANPE n’a approuvé aucune étude d’impact pour le compte de compagnies étrangères actives dans ce domaine”.
Tarmiz, également connaisseur du domaine de la géologie, a avancé “nous ne savons pas encore si nous avons ou pas de gaz de schiste en Tunisie”. Il a admis toutefois, qu’on peut avoir recours à la fracturation hydraulique, même dans l’extraction des hydrocarbures conventionnels.
Pourtant, dans le document de la Fondation Heinrich Boel, les auteurs ont indiqué qu’en janvier 2014, l’ANPE a admis la réalisation d‘opérations de fracturation hydraulique effectuées sans autorisation dans des forages sur le territoire national.
“Ces révélations n’ont pourtant pas empêché l’Agence d’attribuer au même moment, deux autorisations de fracturation hydraulique aux sociétés pétrolières Perenco et Storm et une autre, en août 2014, à la compagnie Winstar/Serinus”, lit-on dans la même étude.
La fracturation hydraulique, une menace pour les réserves d’eaux souterraines
L’extraction du gaz de schiste se fait souvent à travers la technique de fracturation hydraulique dite “fracking”. Il s’agit d’une fissuration massive d’une roche au moyen d’une injection d’un liquide sous pression et en y ajoutant des matériaux durs (sable ou microbilles de céramique), pour empêcher que les petites fissures ne se referment une fois la pression redescendue. Le liquide peut aussi, contenir d’autres additifs et produits chimiques tels que le méthanol et le plomb pour libérer le gaz piégé dans la “roche mère”, d’après le site www.futura-sciences.com
Selon le site ecomena.org, suite à une initiative dirigée par des volontaires pour créer une prise de conscience environnementale de masse et favoriser la durabilité dans le monde entier, en particulier dans la région MENA, certains pays ont suspendu l’activité de fracturation hydraulique, à cause de ses éventuels risques, dont la contamination des eaux souterraines et la pollution de l’air.
Un ingénieur principal sur le site d’un forage en Egypte, Tarek Essaied, a déclaré, selon une investigation de la journaliste égyptienne Maha Badini, publiée le 17 octobre 2017, que la fracturation hydraulique est très onéreuse, un seul forage coûte près de 2 millions de dollars US, soit près de 5,32 millions de dinars tunisiens.
La journaliste a montré à travers cette enquête, que 4 villages égyptiens ont été submergés par les eaux utilisées dans les forages, lesquelles ont été mélangés avec des eaux provenant des réseaux d’assainissement.
La technique est aussi, critiquée pour la quantité d’eau énorme, utilisée. Selon l’Administration de l’Information sur l’Energie (AIE), le forage d’un seul puits pour l’extraction du gaz de la roche mère, nécessite entre 2300 et 4000 m3 d’eau. Une quantité considérable pour un pays qui vit sous le seuil de la pauvreté hydrique et dont une grande part de sa population est menacée par la soif.
Le gaz de schiste n’est pas la panacée !
Le gaz de schiste est présenté par des officiels de l’Etat, comme une manne énergétique, devant l’épuisement des ressources tunisiennes de gaz conventionnel.
“Cependant, les dernières décennies d’exploitation du gaz conventionnel en Tunisie, sont loin d’avoir apporté cette richesse tant vantée. Les ressources nationales ne sont pas nécessairement, la propriété de l’état”, souligne l’étude de Heinrich Boel, citant l’exemple du contrat établi entre l’ETAP et la compagnie British Gaz (BG), qui exploite les concessions Hasdrubal et Miskar.
Elle rappelle que BG perçoit 50% des bénéfices de la première concession et 100% de la seconde. Ces deux concessions fournissent environ 60% des besoins du pays en gaz naturel. Un contrat, de longue durée, est établi entre BG et la Société nationale d’Electricité et de Gaz, en vertu duquel la compagnie revend sa production gazière à la STEG, au prix du marché international et en devises.
“Le gaz de schiste demeurera un bien marchand et la Tunisie ne sera pas indépendante des entreprises gazières transnationales. Même dans un contexte de production à partir des gisements de gaz de schiste, les particuliers, l’industrie et le gouvernement devront continuer à s’approvisionner en gaz naturel, auprès du secteur privé et payer le prix exigé par les producteurs et les distributeurs. Difficile dans ce cas de voir les caisses de l’Etat s’entichir et espérer une réduction de la dépendance énergétique, alors que l’Etat est contraint d’acheter le gaz extrait de son propre sous-sol”, commente encore l’étude.
La transparence dans le secteur de l’Energie, un objectif chimérique!
Selon l’étude d’Heinrich Boel, “pas moins de 18 concessions pétrolières sont exploitées par des compagnies étrangères en Tunisie, alors qu’on ne dispose d’aucune information, sur la production, la formation géologique ciblée, la date de mise en production et les réserves récupérables”.
Ce problème a été évoqué dans un rapport de la Cour des comptes, publié en 2013, qui révèle que 50% des concessions pétrolières en Tunisie ne disposent pas d’un index par le biais duquel l’ETAP pourrait contrôler la production.
Ce dépassement et d’autres irrégularités sont également mentionnés dans un autre rapport de la Commission nationale d’investigations sur la corruption et les malversations, laquelle a soupçonné certaines entreprises nationales et étrangères d’importances malversations.
Les auteurs de l’étude se sont, dès lors, interrogés, sur les raisons du déni de l’existence de fracturations hydrauliques en Tunisie et son but ? Si les hésitations et négations de certaines agences nationales demandent à être comprises, elles sont néanmoins révélatrices de la controverse liée à l’usage de cette technique.
La gouvernance du secteur est toujours considérée comme étant “faible”, selon l’indicateur des ressources naturelles de l’année 2017, avec un score de 56 points réalisé par la Tunisie dans les secteurs pétrolier et gazier sur un total de 100 points.
Preuve que la transparence dans le secteur de l’énergie continue d’être un objectif chimérique, le limogeage décidé récemment, par le chef du gouvernement du ministre de l’Energie, de plusieurs cadres de son département, et la dissolution de celui-ci, pour le rattacher au ministère de l’Industrie, sur fond de violations ayant entaché l’exploitation du champ Halk El Menzel à Monastir.
La présidence du gouvernement a ordonné l’ouverture d’une enquête en qualifiant d'”important et grave”, le dossier qui a été à l’origine du limogeage, mais une source de l’ETAP a affirmé à l’agence TAP que la concession de Halk El Menzel n’est pas la seule, dont la situation n’a pas été régularisée.
L’instance nationale de lutte contre la corruption (INLUCC) avait appelé, le 4 septembre 2018, à instaurer les pratiques de transparence et de bonne gouvernance dans le secteur énergétique, à prévenir les risques de corruption et à réviser le Code des Hydrocarbures et des Mines.