“Dans Hay Ettadhamen, la grande cité nouvellement construite au nord-ouest de Tunis, des réveils qui sonnent à cinq heures du matin dans la plupart des foyers. C’est top départ de la course féminine qui va durer seize heures, qui se joue cinq jours par semaine, onze mois de l’année et cinquante ans d’une vie” c’est la vie quotidienne de Fajria, une femme de ménage travaillant dans un lycée à la Marsa (banlieue de la Tunisie). C’est la vie quotidienne de plusieurs femmes habitant les quartiers populaires du grand Tunis de Hay Ettadhamen, Djebal Lahmar, Mellassine, Hraïria etc, celles qu’on observe chaque jour à 7h30 du matin descendre des bus et des taxis collectifs dans les quartiers chics de la ville.
Après les romans historiques comme “Puissant par la gloire. Genséric roi des Vandales”(1998), “Le roi ambigu” (2008) ou encore “Les soupirs des vaincus”(2010), l’écrivaine Alia Mabrouk aborde avec “Fajria, une vie” le roman réaliste.
Dans ce dernier roman de cent cinquante huit pages composé de treize chapitres et paru aux Editions Arabesques, Alia Mabrouk abandonne les héros historiques pour mettre en scène les héros ordinaires, ceux qui façonnent en silence l’histoire réelle du pays.
“Fajria, une vie” raconte le parcours d’une vie d’une femme ordinaire issu des quartiers populaires de la capitale tunisienne qui travaille pour subvenir aux besoins de ses cinq enfants (trois garçons et deux filles) et d’un mari violent au chômage. Avec la disparition du mari tyran, Fajria croyait à un nouveau départ pour elle et pour ses enfants loin des violences verbales et physiques du mari qui passait son temps à lui voler son argent pour assouvir son alcoolisme. Or, le décès n’est que le début du premier acte d’un drame familial où se dresse des relations humaines structurées par une misère à la fois affective et matérielle. Une misère qui d’ailleurs ronge la société tunisienne en général et les couches populaires en particulier.
Dans ce roman au style épuré, simple mélangeant humour noir et description psychologique, l’auteure aborde plusieurs sujets sociaux comme le déchirement familial, le statut de la femme, la religion, et la misère sociale.
Au delà de la tragédie familiale qui se déroule au fil des pages, Alia Mabrouk pointe les paradoxes d’une société patriarcale où on impose des sacrifices aux filles au détriment des garçons et où la religion est interprétée au grès des humeurs égoïstes des hommes.
Fajria, une vie ….de frustration
“Fajria, une vie” tient en haleine son lecteur par la justesse des propos et l’évolution des personnages. Même si à premier abord, le roman se veut féministe par la voix de sa protagoniste principale “Fajria” révoltée contre le système patriarcal imposé par la société, l’écriture d’Alia Mabrouk dessine des personnages complexes loin des clichés et des stéréotypes. Multipliant les dialogues intérieurs des personnages, véritable point fort du roman, l’auteure plonge son lecteur à l’intérieur troublant des émotions. Ainsi, Fajria, dont le discours intérieur exprime sa révolte contre les pensées obscurantistes et machistes des hommes, n’hésite pas à déscolariser sa fille aînée Naziha pour travailler comme femme de ménage et l’aider à subvenir aux besoins de ses deux grands fils en chômage Kemal et Hassen.
A travers Fajria, la romancière aborde aussi la complexité du sentiment maternel d’une femme délaissée par son mari qui se détourne vers ses deux grands garçons pour leur donner un amour excessif au détriment de ses filles Naziha et Selma et de son dernier fils Mounir qu’elle aime ” comme un enfant à problème”.
Tout au long du roman, l’auteure dresse un portrait sans concession des maux de la société tunisienne contemporaine. Mal être qui ronge les différentes couches sociales en particulier les couches populaires, la frustration se déploie dans l’interprétation liberticide de la religion. Face à un avenir limité et injuste, la frustration, seul moteur de survie, gagne les enfants de Fajria. Pour Kemal et Hassen, “la Harga” reste la seule alternative pour faire face à ce sentiment.
Face au manque d’amour, Selma se réfugie dans la religion, Naziha dans son travail, et Mounir, l’enfant malchanceux dans l’alcoolisme. Suivant le modèle de son père Ahmed, Mounir plonge dans ce monde pour oublier son handicap et son sentiment d’être le mal-aimé de la fratrie. Dans l’un de ses monologues, Mounir évoque sa jalousie contre ses sœurs, son accident et sa frustration .”Lu, il n’a pas eu le courage comme ses sœurs d’apprendre tous les soirs, ses leçons. Il n’a pas eu la rage au ventre, cette hargne dans les tripes qui vous fait vous dépasser. Voyant son père paresser à la maison ou au café pendant que sa femme trimait, il l’a pris en exemple. Il préférait sortir avec les copains, échafauder des projets mirobolants qui lui rempliraient les poches. Utopie! (…) Illusion! Rien que des rêves évanouis dans le temps. Un train, un voisin lâche, une enquête qui partagera les responsabilités, ne lui donnant droit à rien. Voilà le réel. Rien”.
Fajria, une vie…le rêve comme éphémère échappatoire
Pour échapper à la Réalité au Rien, rêver reste pour les protagonistes le seul moyen pour fuir et vivre un bonheur espéré. Rêver du retour triomphant des deux garçons de l’étranger pour Fajria, rêver du mariage et du prince charmant pour Selma et Naziha, ou encore rêver de vengeance et d’une justice divine pour Mounir. Les espérances de liberté et de bonheur sont au fil du roman avortées par le poids d’une fatalité qui ne laisse pas la place pour les pauvres de rêver d’une vie meilleure.
A l’instar du mythe du Sisyphe, le destin des protagonistes est scellé et aucun changement n’est possible. Après la mort du mari, les garçons ont repris le modèle du père et volent l’argent de leur mère. Naziha la grande fille reproduit malgré elle le modèle de sa mère et sacrifie sa vie et ses rêves en travaillant dans les maisons. Selma, la dernière se réfugie dans la religion et porte le voile comme signe de protestation contre sa mère.
Avec un réalisme déconcertant, “Fajria, une vie” donne la voix aux sans-voix, à ces femmes qui grâce à leurs mains, travaillent en silence pour espérer une vie meilleure en n’arrivant à la concrétiser que dans un rêve éphémère, seul échappatoire d’un destin où la misère trace ses contours et rien ne présage de le changer sauf…la mort.