Le président de la République aurait-il été exaspéré par une présence de plus en plus pesante des Turcs et des Qataris dans l’espace politique tunisien et surtout celle en force dans l’aire économique ? La visite, qu’on dit imposée, de Mohamed Ben Salmane, le prince héritier de l’Arabie Saoudite, «officiellement» invité par Béji Caïd Essebsi, attesterait d’un tournant sur le plan géostratégique déclenché en 2015 lorsque la Tunisie a pris le parti de s’allier aux pays du Golfe dans leur meurtrière guerre contre le Yémen : celui de l’axe Emirati-saoudien contre celui irano-qatari avec une Turquie qui joue sur tous les tableaux et un Erdogan spécialiste du “racket inter-Etats“.
Et quand bien même les relations de la présidence tunisienne avec le Qatar restent courtoises, le fait que ce petit Emirat richissime offre un soutien illimité et inconditionnel aux Frères musulmans “tunisiens“ ne plaide pas en faveur de relations privilégiées avec Béji Caïd Essebsi qui prétend la rupture de son alliance avec les islamistes et a annoncé la fin de sa lune de miel avec Ennahdha.
En accueillant le prince héritier saoudien en grandes pompes à l’aéroport présidentiel, Caïd Essebsi rompt, en quelque sorte, l’isolement officiel à l’international de MBS.
Officieusement, nous peinons à croire que des pays comme les Etats-Unis, la France ou d’autres liés à l’Arabie Saoudite par des contrats commerciaux qui s’élèvent à des centaines de milliards de dollars vont sacrifier leurs intérêts économiques à l’assassinat de Khashoggi!
Respectez la forme et tuez qui vous voulez !
Qui ne sait pas que tous les pays, qui jouent aujourd’hui aux objecteurs de conscience, ont non seulement approuvé les génocides des centaines de milliers de Syriens, d’Irakiens, de Libyens et jusqu’à peu de temps des Yéménites, qu’on dit financés en partie par l’Arabie Saoudite? Leurs scrupules moraux s’arrêteraient-ils à la légalité internationale consignée dans les accords de Vienne ? Et donc à partir du moment où ils donnent une couverture légale à leurs ventes d’armes aux terroristes, que l’on perpétue des génocides sur des milliers voire des millions de victimes innocentes, il y aura toujours un dictateur pour justifier leur complicité dans ces holocaustes et leurs mépris de la vie d’autrui.
Du coup, face aux tragédies vécues par des populations innocentes, toutes les déclarations à propos de Khashoggi paraissent méprisables tant elles reflètent l’hypocrisie de comédiens hors pairs assurant les rôles de chefs d’Etat et ceux de gardiens des valeurs républicaines ! Comme quoi, à partir du moment où on respecte la forme, tout devient permis !
Les Tunisiens épris de démocratie et de droits de l’Homme sont donc descendus nombreux dans les rues pour protester contre la venue du prince saoudien dans notre pays ; d’aucuns disent que des manifestants ont été payés pour le faire, ce qui reste à vérifier. Toujours est-il que leurs marches n’ont en rien affecté la visite de Ben Salmane reçu en grande pompe par BCE. Le président de la République, suivant la logique de l’Etat et exerçant pleinement ses prérogatives, a offert un dîner en l’honneur du prince héritier du royaume wahhabite et l’a décoré des insignes de Grand Cordon de l’Ordre de la République.
Le séjour de MBS a été de seulement quelques heures en Tunisie, pas de conférence de presse comme d’usage après son tête-à-tête avec BCE. On aurait fort probablement voulu éviter au prince héritier les questions embarrassantes des médias tunisiens à propos de l’assassinat de Khahsoggi !
Une visite dont les retombées seront importantes sur le plan économique !
Cela fait quelques temps déjà que BCE, qui n’est pas directement concerné ou responsable du dossier économique, apanage du gouvernement, s’y intéresse de très près. Les délégations d’économistes, de gouverneurs des Banques centrales africaines et maghrébines, d’organisations économiques nationales et internationales se sont succédé à son bureau au Palais de Carthage. Le président qui déclare haut et fort qu’il ne comprend pas grand-chose à l’économie, parle sans mal des indicateurs économiques et déclare à chaque fois que sans la résolution des problèmes économiques, le pays risque gros.
La visite de MBS n’est donc pas que politique, elle aura, selon des proches de la présidence de la République de grandes retombées économiques. Les Saoudiens ont promis aux Tunisiens des aides et des investissements importants. Les quelques informations qui ont filtré parlent d’un prêt de 500 millions de dollars à des taux réduits, un don de 100 millions de dollars pour améliorer l’infrastructure dans le gouvernorat de Bizerte, un autre de 150 millions de $ pour des projets agricoles.
L’Arabie Saoudite compte bien devenir un allié de taille pour la Tunisie, mais qu’attend le royaume wahhabite en retour de la Tunisie ? Une question à laquelle nous n’avons pas de réponse aujourd’hui. Et au vu du déroulement de la visite de MBS dans notre pays, nous pouvons parler de réussite car les échanges entre le prince héritier saoudien et le président tunisien ont dépassé le cadre protocolaire généralement austère pour d’autres plus chaleureux de «père à fils», ce qui paraît assez révélateur si l’on en croit la froideur qui caractériserait les relations des dirigeants saoudiens avec leurs anciens alliés, les islamistes tunisiens. Islamistes descendus nombreux mardi 27 sur l’Avenue Habib Bourguiba avec en prime des déclarations émanant de leur lobbyiste en chef Radhouane Masmoudi, fondateur du Centre Islam et démocratie financé pendant des années par les Etats-Unis.
Pour Riadh Essidaoui, spécialiste en géostratégie, la visite en question n’est pas l’œuvre de la diplomatie tunisienne mais a été imposée par l’Arabie Saoudite pour redonner à l’héritier du trône une virginité avant son départ pour l’Argentine où il participera à la réunion du G20. «Je ne pense pas que l’alliance entre Béji Caïd Essebsi et Ennahdha ait été définitivement rompue. C’est peut-être un nouveau stratagème du président tunisien, pour récupérer un électorat et un parti qu’il a perdu en prévision des élections de 2019. In fine, Arabie Saoudite ou non, il n’y a pas de différence entre le wahhabisme et les mouvements des Frères musulmans. La littérature de ces derniers est d’ailleurs plus progressiste que toutes les fatwas wahhabites. Quant à Mohamed Ben Salmane, j’estime qu’il n’héritera pas du trône. Il a brûlé tous ses vaisseaux».
Un point de vue à ne pas négliger. En attendant, les prochains jours nous diront avec ce qu’ils comportent comme décisions et comme positions si Béji Caïd Essebsi compte de nouveau se payer la tête de ceux et surtout de celles qui lui ont accordé leur confiance et si ses anciennes amours avec les islamistes ont été reléguées aux oubliettes pour réapparaître au moment propice ou ont vraiment été rompues.
Amel Belhadj Ali