James Madison (1751-1836), un des pères fondateurs des Etats-Unis, disait : «Le but de toute constitution politique est, ou doit être, d’abord d’avoir pour gouvernement les hommes qui ont le plus de sagesse pour discerner le bien commun de la société». Ce principe ne peut malheureusement adapté à la Tunisie où ce ne sont pas les meilleurs qui gouvernent mais plutôt les produits des consensus douteux.
Le ministère des Affaires étrangères est fort heureusement resté en dehors de cette logique partisane malsaine. Car dans sa logique, les intérêts de l’Etat tunisien prévalent, qu’ils soient politiques, sécuritaires ou économiques.
Entretien avec Khemaies Jhinaoui, le chef de la diplomatie tunisienne.
WMC : La visite du prince héritier saoudien a suscité beaucoup de remous dans notre pays. Pensez-vous que la Tunisie devait sortir de son principe de neutralité et de non intervention dans les affaires internes ou plutôt se soumettre au diktat de la rue ?
Khemaies Jhinaoui: C’est une visite naturelle de la part du prince héritier et deuxième personnalité du Royaume d’Arabie Saoudite. Elle entre dans le cadre d’une tournée dans plusieurs pays (les Emirats arabes unis, l’Egypte, l’Algérie, le Bahreïn, la Mauritanie et l’Argentine). La Tunisie n’est pas la finalité de la visite de Mohamed Ben Salmane, et, comme vous le savez, elle a eu lieu avant son départ pour le G20 où il a rencontré les plus grands dirigeants du monde. Quoi de plus normal que la Tunisie reçoive la deuxième personnalité d’un pays qui a toujours été ami.
Il ne faut pas oublier que l’Arabie saoudite a toujours soutenu la Tunisie dans sa lutte pour la liberté lors du mouvement national. Elle a même plaidé la cause tunisienne aux Nations unies.
L’Arabie Saoudite a financé plusieurs projets d’infrastructure dans notre pays et, par conséquent, lorsque le prince hériter demande à visiter notre pays, nous ne pouvons que l’accueillir, et ce en dehors de toutes autres considérations.
Ce qui s’est passé dans le consulat saoudien en Turquie relève désormais des organes de justice. Nous ne voulons pas intervenir dans les affaires des autres pays tout comme nous rejetons toute intervention dans nos affaires internes.
Il faut faire la part des choses. Nous avons condamné l’assassinat du journaliste saoudien de manière vigoureuse, mais n’oublions pas que l’appareil politique et judiciaire saoudien prend l’affaire en main et il lui revient à lui de faire la lumière sur ce qui s’est produit et ce qui est advenu de l’un des ressortissants du Royaume.
Certains experts géostratégiques prétendent que cette visite a été imposée à la Tunisie, je cite Riadh Sidaoui ?
Je suis navré de le contredire mais c’est du n’importe quoi, on ne nous a jamais rien imposé. Le prince héritier a rencontré en Argentine les présidents russe Poutine, français Macron, turc Erdogan, et bien d’autres. Il est dans la logique de la consolidation de sa position en tant que successeur au Roi et c’est normal qu’il fasse sa tournée de certains pays et rencontre les dirigeants du monde.
Quel est l’impact de cette visite sur la Tunisie malgré sa brièveté ?
Il faut d’abord souligner que nous ne sommes pas dans la logique de recevoir un prince héritier pour bénéficier des largesses du Royaume. Nous n’en sommes pas à ce stade. Il s’agit surtout d’entretenir des relations historiques entre deux pays qui ont toujours eu des rapports fraternels et courtois. La visite a été une occasion pour discuter de coopération, et c’est ce qui s’est exactement passé.
Et qu’en est-il à ce niveau ?
L’Arabie saoudite a annoncé le financement de deux grands projets de coopération, l’un concerne l’eau et le développement dans la région de Bizerte -dont l’investissement s’élève à 120 millions de dollars-, et l’autre agricole -qui profitera à 3 régions avec 150 millions de dollars.
Le président du Fonds saoudien d’investissement qui accompagnait le prince Mohamed Ben Salmane a annoncé la disposition dudit fonds à financer les grands projets d’infrastructure en Tunisie, qu’il s’agisse d’infrastructure routière ou portuaire à l’instar du port en eau profonde d’Enfidha.
Par ailleurs, vous êtes peut-être au courant que la Tunisie abrite le sommet des pays arabes dans quelque mois, la dernière présidence étant à l’Arabie saoudite, il fallait discuter avec nos frères saoudiens du passage de la présidence à la Tunisie.
Pour reprendre un peu avec la diplomatie économique que vous n’avez cessée de développer depuis votre prise de fonctions, qu’en est-il de vos derniers déplacements à l’étranger?
Nous avons continué à nouer des contacts avec des marchés auxquels nous ne nous sommes jamais intéressés, surtout les pays africains avec lesquels nous avons signé, comme vous le savez, l’adhésion de la Tunisie au COMESA. Nous membre de la zone de libre-échange continentale (ZLEC). Maintenant, il s’agit de savoir et pouvoir renforcer notre présence au COMESA, en ce sens qu’à ce jour notre présence n’est pas suffisante. Il s’agit d’un marché de 500 millions d’habitants, donc comment s’implanter dans cette région de manière effective et utile pour notre pays. Nous avons proposé quelques scénarios et j’espère qu’avant la fin de cette année nous réussirons à conforter notre présence.
C’est toute une stratégie mise en place pour y arriver, il faut une présence diplomatique et économique dans la région mais aussi des campagnes médiatiques dans les pays africains pour expliquer et communiquer sur les opportunités offertes par la Tunisie.
Notre appareil de production doit être capable de répondre aux besoins de ces marchés car très spécifiques.
Nous négocions également avec les pays d’Amérique des accords plus importants d’échanges économiques. J’ai reçu cette année le ministre des Affaires étrangères argentin et j’ai l’intention de me rendre à Buenos Aires pour avancer dans les négociations puisque l’Argentine préside le G20 et le MERCOSUR. Nous sommes en contact avec le ministère du Commerce pour voir quel genre d’accords de coopération nous pouvons développer avec cet ensemble économique très important.
Avec la CEDAO, nous sommes observateurs mais j’ai invité son président à venir dans notre pays au début de 2019 pour discuter d’un accord commercial préférentiel. Nous ne sommes pas membre de ce groupement économique africain, nous voulons nous concentrer sur deux volets importants, à savoir le commerce et l’investissement, et nous essayerons de négocier d’un accord qui profitera à la Tunisie.
Beaucoup de négociations et d’accords mais qu’en est-il de leur concrétisation ?
Vous savez, le rôle des Affaires étrangères est d’abord d’ouvrir les portes, de baliser les terrains, ensuite il appartient aux autres départements ministériels, notamment économiques, de concrétiser. Nous, nous offrons les opportunités, et nous préparons le terrain. La signature de l’accord sur la route de la Soie avec la Chine visait à inciter ce géant économique à contribuer au développement des projets d’infrastructure dans notre pays parce qu’elle a les moyens aussi bien économiques que technologiques pour nous aider à développer notre infrastructure à l’intérieur du pays pour que l’intégration des régions dans les grands projets d’investissement soit plus facile.
D’ores et déjà, les Chinois ont commencé à s’intéresser au sud tunisien, et nous souhaiterions, avec quelques sociétés chinoises, la création d’une plateforme qui ferait de la région de Zarzis un pont économique entre l’Afrique du Nord et l’Afrique subsaharienne. Les négociations avancent dans ce domaine-là, mais pour susciter l’intérêt chinois, encore faut-il revoir certaines législations et réglementations très lourdes.
Il faut oser adopter les accords d’Etat à Etat, parce que ces grands projets d’infrastructure ne peuvent pas être réalisés dans le cadre des appels d’offres classiques.
La coopération ne se limite pas à des déclarations d’intentions, des projets ont déjà été entamés, ils sont culturels. Et un autre grand projet à Sfax est en train de se faire : celui d’un grand CHU.
Nous réalisons avec nos partenaires chinois un Centre de formation touristique pour tous les pays arabes, et un computer géant de recherche scientifique mis à la disposition du ministère de l’Enseignement supérieur.
En mai prochain, nous commençons à réaliser un grand projet de dimension panafricaine, à savoir la création d’un grand centre de recherche et de formation : il s’agit de l’académie diplomatique.
Vous voyez, les choses bougent malgré toutes les entraves d’ordre réglementaire. Dans d’autres pays, c’est beaucoup plus simple et la Chine réalise de grands projets car les obstacles procéduraux sont très vite écartés ou n’existent même pas.
Ceci étant, je crois que ce climat de coopération entre nos deux pays sera bénéfique malgré toutes les difficultés.
Vous aviez déclaré lors d’une précédente interview que vous discutiez avec la firme américaine Boeing pour la création d’une plateforme en Tunisie ?
J’ai fait le démarchage avec la compagnie Boeing lors de mon passage à New York, pas pour la construction d’avions bien sûr, mais c’est une multinationale qui a une production très diversifié et dont nous pouvons profiter. Ses dirigeants ont montré leur intérêt pour la Tunisie et j’ai discuté avec nos collègues au ministère de l’Industrie pour avancer sur le dossier. Notre ambassadeur aux USA assure le suivi et le but est d’organiser une rencontre ici pour voir quel genre de coopération nous adopterons.
Qu’en est-il de la Banque maghrébine en berne à ce jour ?
La Banque maghrébine a été effectivement créée. A ma connaissance, les pays du Maghreb ont débloqué les fonds. Elle commence à peine à avoir des activités, et notre objectif est d’encourager une dynamique maghrébine.
Quand nous améliorons les accords entre les pays maghrébins, quand nous multiplions les rencontres des hommes d’affaires pour leur expliquer les grands projets d’investissements, quand nous améliorons les conditions des échanges commerciaux entre les Etats, nous permettrons à cette banque de trouver les investissements et de les financer. Pour le moment, la situation n’encourage pas ce genre d’activité et donc la banque ne peut que refléter le marasme général.
Avec la Libye vous aviez annoncé que la Tunisie la pourvoira en produits agroalimentaires et que les hydrocarbures de notre voisin seront traités dans notre pays, mais apparemment, il y a eu un clash. Qu’en est-il dans la réalité ?
Il n’y a pas eu de clash. J’ai rencontré mon collège libyen, Siala, ici en Tunisie en juin dernier, nous nous sommes dits pourquoi ne pas revenir à l’accord qui existait déjà en 2011, et il ne s’agit pas du style d’accord à l’irakienne “de nourriture contre le pétrole“, car à l’époque l’Irak était sous embargo, ce qui n’est pas le cas de la Libye.
Il s’agit d’un accord gagnant/gagnant que nous souhaiterons conclure avec nos frères libyens. Il existait déjà, avant 2011, la Tunisie importait du pétrole libyen, nos raffineries à Bizerte raffinait le brut libyen et fournissait notre marché, malheureusement après la révolution nous avons dû nous approvisionner en Azerbaïdjan.
Il est évident que les échanges avec notre voisin historique et vu les affinités qui existent depuis la nuit des temps entre nos deux peuples sont de loin plus avantageux.
L’accord est donc que nous créons un compte au niveau de la BCT, qui va faire la comptabilisation des importations tunisiennes de la Libye et également celles de nos exportations en différents produits et s’il y a des excédents de part ou d’autres, le paiement se fera en cash.
Tout cela avance bien, mais encore une fois le MAE ne fait que baliser le terrain, il revient aux autres départements ministériels de concrétiser les accords. Nous avons œuvré à ce qu’une délégation tunisienne se rende en Libye, elle représente la BCT, les départements de Commerce, des Finances, et la raffinerie de Bizerte pour examiner avec nos partenaires libyens la possibilité de redynamiser les échanges commerciaux.
Entretien conduit par Amel Belhadj Ali