Tout en continuant à mener son activité de chef d’entreprise, entamée en 2014, l’ancien secrétaire d’Etat, a repris du service politiquement, mais n’a jamais cessé de dire haut ce que beaucoup n’osent pas dire tout bas.

Entretien.

WMC: En avril 2017, un nouveau code d’incitation à l’investissement est entré en vigueur. Qu’en pense, un an après, le chef d’entreprise doublé d’homme politique que vous êtes ?

Hédi Ben Abbes : Quand on ne va pas au fond du problème, la réforme devient elle-même source de problématiques et de complexités.

Nous sommes dans un moment «historique», révolutionnaire, qui permet d’aller au-delà du bricolage. Dans un pays qui a besoin de réformes profondes, le bricolage dans le domaine économique, non seulement n’avance à rien, mais est contre-productif.

la politique exige du courage. De l’audace. On transforme. On assume ses responsabilités, et s’il faut payer le prix, et alors ?

J’ai été un petit peu aux affaires de l’Etat et je comprends les contraintes et les résistances qu’un ministère et une équipe ministérielle affrontent quand ils veulent introduire des réformes. Il y a des résistances de toutes sortes. Mais la politique exige du courage. De l’audace. On transforme. On assume ses responsabilités, et s’il faut payer le prix, et alors ? C’est quoi le prix ? Ne plus être au pouvoir. Et alors ? Au moins, on aura servi notre pays.

Certes, on peut parfois se tromper. Tous ceux qui veulent réformer n’ont pas la science infuse. Et la réforme n’est pas nécessairement bonne. Mais quand on apporte un projet, il faut qu’il soit multidimensionnel. Il faut qu’il y ait toujours de la transversalité. La réforme doit prendre en considération tous les aspects, tous les secteurs qu’elle peut toucher. C’est pour cette raison qu’il ne faut pas se limiter à l’aspect purement technique des réformes.

Le nouveau code d’investissements répond-il à toutes ces exigences?

On y trouve certes des éléments positifs. Mais comment voulez-vous… Je vais prendre une métaphore. Vous devez changer une pièce dans un moteur. Un carburateur ou une durite, par exemple. Si vous ne changez pas les autres éléments, cela n’améliorera pas le fonctionnement du moteur.

En économie, si vous négligez un secteur, il tirera les autres vers le bas. Ce sera le grain de sable qui empêche la mécanique de tourner.

En économie, si vous négligez un secteur, il tirera les autres vers le bas. Ce sera le grain de sable qui empêche la mécanique de tourner.

Peut-être que cela va ronronnez un peu mieux. Mais la Tunisie n’a pas besoin d’un tout petit mieux. Elle a besoin d’un changement r-a-d-i-c-a-l. La Tunisie doit changer de paradigme. Il nous faut cette rupture nécessaire pour qu’on puisse passer à autre chose. Sinon, on va continuer, ad vitam aeternam, dans le bricolage, le rafistolage, avec absence totale -et là je pèse mes mots-, de vision. Vision sans laquelle aucun pays ne peut avancer.

Bref, pour moi le nouveau code d’investissement n’est pas révolutionnaire. It is not a game changer. Il faut une vision qui indique où l’on veut aller.

Bourguiba avait une vision, même si la technicité lui faisait défaut. Il a dit : «moi je veux arrimer la Tunisie au train des pays modernes et développés». Que les gens veuillent ou pas, à la limite ce n’était pas son souci. Il a élaboré la vision et demandé à son personnel politique de trouver les mécanismes et les lois nécessaires pour la mise en pratique des éléments qui vont emmener le pays vers cette vision.

Je vous donne un exemple. En 1959, Bourguiba prononce, devant une population analphabète à 80-85%, un discours dans lequel il dit que dans vingt ans la femme tunisienne pilotera un avion. A l’époque, tout le monde a rigolé et s’est dit que la prison a peut-être fait perdre à Bourguiba une partie de ses facultés intellectuelles. Non. Il avait une vision et savait que s’il met en place telle ou telle chose, il va atteindre cet objectif. Même si cet objectif était fou à l’époque. Et il a réussi à le faire.

Bourguiba. Voilà l’exemple type de quelqu’un qui sait ce qu’est la politique, qui envisage le pays dans tous aspects, dans une projection politique et philosophique.

Voilà l’exemple type de quelqu’un qui sait ce qu’est la politique, qui envisage le pays dans tous aspects, dans une projection politique et philosophique. Après vient la technique. On demande aux experts comment on peut atteindre cet objectif.

La Tunisie manque de vision, de rêve. Nous ne rêvons pas. On consomme. On ne réfléchit pas, on réagit. On ne pense pas être utile. On pense être important. Et c’est cela le défaut majeur de nos hommes et de nos femmes politiques. Ils ont oublié les fondamentaux de la politique. Ils se sont attachés aux aspects purement formels. Pour des tas de raisons, dont la satisfaction personnelle. Bien sûr, il y en a dans le lot qui sont sincères.

Je ne mets pas tout le monde dans le même sac. J’ai moi-même fait partie d’une équipe et j’ai certainement commis des erreurs. Mais ce qui importe pour moi, c’est l’intention. Après, qu’on réussisse ou qu’on échoue, c’est le propre de l’homme.

Que voulez-vous dire par rupture ?

Je suis de ceux qui pensent que nous devons aujourd’hui absolument faire une double rupture. Une rupture paradigmatique et une rupture générationnelle. Et quand je dis rupture générationnelle, je ne me considère pas parmi les jeunes. Je me place plutôt parmi les vieux. Il faut absolument aujourd’hui que nos jeunes prennent leurs responsabilités. Et je peux vous assurer que notre pays regorge de capacités. J’en vois souvent, je discute avec eux. Ils ont les moyens de faire bouger la Tunisie dans le bon sens. Malheureusement, le système est sclérosé. Il est tenu par des personnes –avec tout le respect que je peux avoir pour elles- qui sont très, très loin des défis auxquels le pays est confronté. Ils ne savent pas ce qui se passe dans le monde. Ils ne savent pas ce qu’est une économie numérique. Ils sont inconscients des transformations profondes que connaît le système économique et financier.

je suis sûr que les Tunisiens… sont prêts à adhérer à un projet sincère s’ils le trouvent. Même si on leur demande des sacrifices.

Cette ignorance est très préjudiciable à notre pays et nous fait perdre un temps précieux. Pendant ce temps, alors que nous traînons, d’autres pays avancent.

Il va falloir, je le répète, faire une double rupture… Et je suis sûr que les Tunisiens, qu’on accable de tous les maux –et on a beaucoup de défauts- sont prêts à adhérer à un projet sincère s’ils le trouvent. Même si on leur demande des sacrifices. Mais à ce jour, ils n’ont jamais eu de proposition prenant en compte leur avenir. Du coup, on a produit chez eux le réflexe de survie, du moi d’abord, et maintenant. Puisqu’ils n’ont aucune idée où ils vont le lendemain. On ne peut pas reprocher aux Tunisiens de se protéger de cette manière, même si, évidemment, elle est quasiment suicidaire.

Propos recueillis par Moncef Mahroug

A suivre 2ème partie