Installée près de la fenêtre, à bord du train de la banlieue sud de Tunis, une trentenaire défile sur son Smartphone les annonces de location immobilière et échange quelques propos avec une autre voyageuse en face. Avec son salaire d’assistante comptable dans une société privée, elle n’arrive toujours pas à acquérir son propre logement. “Un rêve qu’elle voit s’éloigner de jour en jour”.
Contrainte par la volonté du propriétaire de son logement d’augmenter le loyer, elle se trouve dans l’obligation de changer de domicile. “C’est fou, comme les prix ont explosé, commente-t-elle. J’ai l’impression que nous travaillons juste pour payer le loyer”.
La voyageuse en face hoche la tête en signe d’approbation et rétorque: “il n’y a pas que le loyer qui s’envole. Dieu merci qu’ils ne nous ont encore pas taxé l’air que nous respirons”. Et un sourire amer s’installe sur des visages fatigués et inquiets.
Toujours à bord du même train, deux hommes assis côte à côte conversent ensemble et évoquent, avec admiration, l’expérience d’un ami commun, d’un passé très modeste, mais qui a “réussi”, grâce à une activité informelle, à “assurer l’avenir de ses trois enfants en leur ouvrant des commerces et en leur construisant des logements”. “Mais il aura des soucis avec la nouvelle loi sur la limitation du cash”, dit l’un. “Il saura toujours contourner la loi comme il l’a toujours fait”, répond l’autre.
Ces témoignages entendus dans les rames du train de la banlieue sud de Tunis illustrent parfaitement la contradiction criante entre, d’un côté, le désarroi de plus en plus grandissant d’une classe moyenne qui faisait, jadis, “les forces vives de la nation” pour emprunter l’expression de Bourguiba, et, de l’autre, le confort que procure la “déviance sociale”, à une certaine catégorie de la société. Et c’est cette déviance sociale, conjuguée aux dérives du libéralisme, qui serait, selon l’économiste Tahar El Almi, à l’origine du rétrécissement de la classe moyenne.
Régression de la classe moyenne : expression de la décadence du libéralisme et du règne de la déviance sociale
La classe moyenne, située dans l’imaginaire collectif entre la classe des plus démunis et celle des nantis, “a été proclamée officiellement comme étant le fondement et la base de l’ordre social, après le changement politique de 1969 et la libération du système économique en Tunisie”, estime le sociologue Abdelkader Zghal, dans “Les Classes Moyennes au Maghreb” (1980).
“Cette option économique et sociale en faveur d’une extension de la classe moyenne restera, dès lors, associée au nom de son défenseur résolu : le Premier ministre des années 1970, Hédi Nouira. Ce dernier a, en effet, avoué son penchant pour la maqroudha (Timoumi, 2006) -un gâteau tunisien traditionnel en forme de losange- pour mieux illustrer sa préférence pour une société où la répartition du revenu donnerait naissance à une petite minorité de pauvres et de riches, face à une grande majorité de citoyens appartenant aux classes moyennes”, rapporte Baccar Gherib, historien de la pensée économique et politique.
Toutefois, cette classe moyenne tunisienne représente, aujourd’hui, selon les statistiques du FTDES, moins de 50% de la population, contre 70% en 2010 et 84% en 1984.
Pire, tous les indicateurs relatifs à cette classe ne cessent de se réduire, comme une peau de chagrin, au point qu’”elle a perdu plus de 40% de son pouvoir d’achat entre 2010 et 2018″, souligne le professeur universitaire d’histoire et président de l’Institut tunisien des études stratégiques (ITES), Néji Jalloul.
“Le pourcentage des citoyens appartenant à la classe moyenne dont les comptes bancaires sont débiteurs s’élève à 40%. 15% des salariés consomment la totalité de leurs salaires avant la moitié du mois. 17% n’arrivent plus à manger de la viande. L’endettement des ménages de la classe moyenne a atteint 260%”, déplore-t-il.
Que s’est-il passé ?
“Après l’échec cuisant de l’expérience socialiste, Hédi Nouira, le Premier ministre de Bourguiba, de 1970 à 1980, a fait de la classe moyenne un de ses principaux chevaux de bataille, si ce n’est le seul. Il a Å“uvré à doper cette classe à travers une batterie de mesures fiscales et économiques. C’était aussi lui qui a ouvert la voie à l’initiative privée et l’économie de marché, permettant ainsi à la classe moyenne l’accès à l’investissement et donc à une meilleure aisance matérielle”, Tahar El Almi.
Toujours selon lui, “la notion de la classe moyenne en Tunisie a souvent été associée à celle de l’ascenseur social qui faisait, jadis, que ceux qui se situent en bas de l’échelle des revenus ont toutes les chances de gravir les échelons, grâce à l’éducation, à la formation et au travail”.
La classe moyenne était aussi “synonyme d’une certaine aisance matérielle. Les possibilités de consommation, d’épargne, d’acquisition d’un logement, d’accès aux loisirs étaient à la portée de cette classe, qui était en quelque sorte le garant de la stabilité politique, sociale et économique du pays et un vrai tremplin pour le développement”.
“Ce tremplin a subi les premiers revers à l’époque du Premier ministre, Mohamed Mzali (1980-1986)”, ajoute El Almi. “La crise pétrolière de 1979 et les contraintes financières qu’elle a générées, conjuguées à la politique populiste de Mzali ont fortement compromis le climat social et, partant, la productivité du travail, déstabilisant ainsi les fondements même de la classe moyenne”.
“Intervint par la suite le Plan d’ajustement structurel (PAS) de 1986 ayant accentué la tendance libérale de l’économie tunisienne. Une approche qui a aussi été épousée par Ben Ali, qui, malgré son discours faisant l’éloge de la classe moyenne, n’a pas réussi à mettre en place les mécanismes à même de rétablir son équilibre perdu”.
“Cette libéralisation de l’économie avec tous les effets qu’elle génère en termes de politiques de travail et d’imposition, conjuguée aux inégalités criantes entre les régions en termes d’accès au système scolaire, à l’éducation et aux emplois et à l’émergence du précariat (emplois CDD, emplois précaires …) ont fini par coincer l’ascenseur social, bloquant ainsi les perspectives de mobilité sociale en bas de l’échelle, mais aussi de mobilité intergénérationnelle”.
A tout cela s’ajoute, selon notre interlocuteur, “la forte déviance sociale (corruption, opportunisme, informel…) à laquelle le régime de Ben Ali a balisé le terrain et qui a fortement favorisé la culture de l’argent facile. Dans l’esprit collectif, la réussite scolaire n’est plus synonyme de réussite sociale. Ce n’est plus la compétence qui prévaut, ce n’est plus le travail qui mène à la fortune. Le dé est dès lors biaisé et ce sont les influences, les alliances et les intérêts des uns et des autres qui s’érigent en règle. L’informel qui prend, aujourd’hui, le pas sur l’économie structurée en est la parfaite illustration”.
Et de poursuivre: “après la révolution, c’est le même schéma qui se reproduit avec une accentuation de la tendance populiste, des impositions, des inégalités, des jeux d’intérêts… et c’est ce qui fait que le corps de la classe moyenne est de plus en plus affaibli”.
Pour guérir ce corps malade, El Elmi pense qu’”il faut absolument mettre un frein rigoureux à la déviance sociale, pour rétablir la culture du travail, de l’effort et les valeurs de la société. Ensuite, il va falloir arrondir les angles du libéralisme en optant pour le modèle de la sociale-démocratie et alléger le fardeau des impôts supporté par la classe moyenne”.
“Cependant j’ai l’impression que c’est bien le contraire qu’on est en train d’opérer avec tous les risques que cela pourrait générer : fragilisation accrue de la classe moyenne, baisse des niveaux de la consommation et de l’épargne, montée de l’endettement des ménages, chute de l’investissement et, donc, instabilité sociale, économique et politique et risques accrus de débordements et d’extrémismes”, conclut-il.
Classes sociales : perception statique de la société qui ne permet pas de déceler les dynamiques qui la traversent
Pour Hédi Sraieb, docteur d’Etat en économie du développement, “la classe moyenne renvoie plutôt à une image évocatrice de la société avec une haute classe supérieure et une basse classe inférieure. Entre les deux se situerait donc une classe intermédiaire censée être majoritaire. Très vite on comprend que cette classification soit arbitraire car elle utilise pour l’essentiel un seul critère de classification, celui de la rémunération monétaire”.
Ce faisant, selon plusieurs institutions internationales, toute personne disposant de plus de 2 US$ par jour serait déjà incluse dans cette classe au même titre que celle qui disposerait de 100 US$ par jour, poursuit-il. “En faisant simplement varier les niveaux, on peut ainsi faire grossir ou réduire la taille de ladite classe moyenne. Cette manière de caractériser la société est non seulement inopérante mais de surcroît mystificatrice. Spontanément, on imagine la société comme une sorte d’As de Pique avec une pointe effilée, une base réduite, et un milieu rond, ventripotent. Mais l’on pourrait tout aussi bien imaginer cette société comme un sablier de cuisson (sable qui s’écoule) avec un haut et un bas imposants et un milieu rétréci. Cette image renverrait alors vers une idée de polarisation”.
“Certaines des couches moyennes seraient tirées vers le haut du fait d’activité très valorisées ou appartenant au secteur tertiaire supérieur (assurance, banque, organismes financiers, expertise comptable, marketing, communication, informatique, ingénierie…), tandis que d’autres seraient aspirées par le bas aux professions exposées à la réduction de leur pouvoir d’achat, notamment les salariés. Comme on peut le constater, aucune de ces images ne permet réellement de comprendre. Elles sont trop statiques. Néanmoins, les politiques utilisent cette notion de couches moyennes à des fins le plus souvent idéologiques. Cette perception statique de la société ne permet pas de déceler les dynamiques qui la traversent”.
Sraieb pense aussi que “l’ascenseur social est également une notion qui mériterait d’être précisée. Elle suppose que grâce au mécanisme de l’amélioration constante du niveau de vie couplée à une solide éducation, l’ensemble des couches sociales peuvent accéder à un statut et à une position sociale, meilleurs. De fait, et partant d’un niveau très bas de développement, la Tunisie a réussi à sortir sa population de la grande détresse et profonde précarité dans lesquelles, elle se trouvait au début de l’indépendance”.
Toutefois, précise-t-il, “les choses ont notablement changé au tournant des années 90. Le fameux ascenseur social est devenu plus sélectif et cela paradoxalement avec une massification de l’éducation. Le chômage des diplômés en est une illustration choquante. Force est tout de même de constater que notre appareil statistique ne permet pas de comprendre le grippage de cet ascenseur social de plus en plus exclusif. Il faudrait pour cela réaliser une étude plus systématique sur les chances des diverses catégories sociales d’accéder à un niveau supérieur”.
Nécessité de revoir le modèle de développement
Face aux coups portés à la classe moyenne et indépendamment des classifications dont la teneur scientifique est épinglée par plus d’un spécialiste qui les assimilent plutôt à des slogans politiques, l’expert bancaire et financier Achraf Ayadi considère que “la distribution de la richesse dans notre pays va totalement à l’encontre du bon sens, continue d’engraisser les riches patrimoniaux, dans les mêmes régions, et d’appauvrir les cadres salariés, les ouvriers, les agriculteurs et les artisans partout où ils sont”.
Ainsi, stipule-il, “il faut reconnaître que notre économie ne pourra pas être sauvée ni par un budget équilibré, ni par un taux de croissance à 2 chiffres, ni même par une baisse drastique du taux d’endettement public. C’est le modèle de développement tout entier qu’il va falloir revoir de A à Z. Celui qui mettra en Å“uvre cette idée doit assumer que l’égalité des chances et l’avenir des générations futures ne mobilisera pas les financements électoraux, polarisera contre lui des médias véreux, et peut lui faire perdre des élections “démocratiques”.