Globalement, le nord-ouest de la Tunisie pose un grand paradoxe, celui d’une région très riche avec des habitants extrêmement pauvres. A l’origine de ce paradoxe, une compilation de blocages multidimensionnels. Désespérés de toute aide du pouvoir central, les habitants du nord-ouest, soutenus par la société civile, commencent à se prendre en charge et à se doter de visions développementales à moyen et long termes fort intéressantes.
Gros plan sur des projets structurants initiés à Béja, à Jendouba, au Kef et à Siliana. Nous traiterons de ces thèmes en cinq parties.
Pour revenir aux blocages qui sont à l’origine du sous-développement de la région du nord-ouest, ils sont géographiques, historiques, politiques, économiques et démographiques.
Géographiques : La région à une vocation rurale et paysanne. Ses habitants vivent essentiellement d’un secteur agricole qui n’a jamais décollé en raison de son exposition aux aléas climatiques (sécheresse, inondations, chute de neige…). A ces aléas vient s’ajouter l’enclavement. Au moins, les trois quarts des habitants du nord-ouest, pour la plupart des paysans, résident dans des zones encore inaccessibles. Il y a certes des réseaux internes (pistes agricoles), mais au niveau externe, l’autoroute A3 Tunis-Bou Salem ne dessert que le tiers du nord-ouest. Certaines liaisons ferroviaires héritées de la colonisation ont été simplement abandonnées pour non rentabilité économique. Cas de la ligne Tabarka-Mateur-Bizerte-Tunis qui serait réhabilitée prochainement.
Historiques : De toutes les communautés tunisiennes, les populations du nord-ouest sont, de l’avis des historiens, celles qui ont été, un siècle durant, les plus paupérisées, les plus déracinées et les plus déstructurées. Les points d’orgue de cette déstructuration sont au nombre de trois. Le décret pris en 1874, à l’époque beylicale, par le Premier ministre Khereddine qui a converti le Khames, un paysan libre et fier, en véritable serf du propriétaire. Cette mesure a favorisé le drainage des richesses créées par les campagnes au profit des détenteurs du pouvoir central et de ses dignitaires. Vient ensuite l’expropriation des terres agricoles et leur mécanisation, à l’époque coloniale laquelle a aggravé la cassure entre la terre et ceux qui la travaillent. Après l’indépendance, le collectivisme des années 60 a achevé le travail, voire celui de déstructuration totale du secteur sans proposer, à aucun moment, une autre alternative.
Avec l’époque “ultra libérale” de Ben Ali, la céréaliculture, principale activité au nord-ouest, a pâti d’une vision économique à court terme consistant à opter plus pour l’importation des céréales parce que leurs cours mondiaux étaient très bas que pour l’intensification de leur production au plan local. Cette option a montré ses limites et ses conséquences désastreuses avec la crise de 2007 au cours de laquelle les cours ont flambé avec comme corollaire la sortie, en quantités énormes, de précieuses devises dont on aurait pu faire l’économie si jamais l’agriculture avait fait l’objet, dans les temps, d’une vision stratégique visant l’autosuffisance et la sécurité alimentaire.
Politiques : De par leurs choix, les pouvoirs centraux ont contribué également et énormément au sous-développement du nord-ouest. Ils ont pratiqué, délibérément, une politique régionaliste et discriminatoire à l’endroit de cette région et du reste des régions de l’ouest et du sud du pays. En vertu de cette discrimination, le territoire était divisé en «pays utile» où il fait bon de vivre, et en «arrière-pays» où la vie est précaire. Les investissements les plus lourds étaient orientés vers le littoral tandis que les régions de l’ouest ne bénéficiaient que d’une assistance sociale qui leur permettait, tout juste, de survivre.
Economiques : La paupérisation du nord-ouest a été banalisée par le pouvoir central au point d’être érigée en culture. Ainsi, les projets programmés dans le nord-ouest sont retenus comme des projets régionaux, mais dans les faits, ils comportent une bonne part de projets nationaux (barrages, tronçons autoroutiers, universités non adaptées aux spécificités de ces régions, exploitation des substances utiles…).
Pour Kamel Ayadi, président du Centre de réflexion stratégique pour le développement du nord-ouest (CRSDNO) et actuel président du Haut comité du contrôle administratif et financier (HCCAF), la région n’a subi jusque-là que les externalités négatives de ces projets.
A titre indicatif, les communautés localisées aux environs des barrages ne sont pas alimentées en eau potable alors que l’eau retenue dans ces plans d’eau est acheminée sur de longues distances vers des villes lointaines. Pis, les lâchers d’eau des barrages, lors de la saison des pluies génèrent des inondations dévastatrices pour les terres agricoles de Bou Salem, de Medjez El Bab.
Les communautés de ces régions souffrent également de la pollution sonore provoquée par l’extraction des carrières, les éternels chantiers qui ne finissent jamais, la dégradation de leur infrastructure par l’effet du passage quotidien de gros engins de transport (poids lourds pour le transport de marbre…).
Conséquence : ces externalités négatives sont subies sans aucune compensation et ne sont prises en considération par aucune estimation budgétaire.
Quant aux externalités positives, c’est-à-dire la valeur ajoutée des produits et ressources naturelles de ces régions, elles bénéficient aux autres régions du pays. A titre d’exemple, le tabac est cultivé dans la région de Jendouba mais sa transformation est assurée à Kairouan ; les céréales sont produites par les quatre régions mais le plus clair de leur transformation est assuré ailleurs ; le marbre est extrait dans ces régions mais sa transformation se fait ailleurs… Idem pour l’eau, les produits forestiers, les produits agricoles (tomate…).
L’autre iniquité subie, des décennies durant, par la région réside dans la soumission à la compensation de la production céréalière. Les céréales et dérivés sont les seuls produits qui demeurent, jusque-là, compensés, empêchant ainsi les céréaliers de la région d’améliorer leurs revenus et leurs conditions de vie, alors que le prix des autres produits agricoles du pays (huile d’olive, agrumes, dattes, fruits, légumineuses…) ont été libéralisés, ce qui a contribué, de manière significative, à l’amélioration du niveau de vie de leurs bénéficiaires.
Mention spéciale pour le tourisme culturel, de l’avis des experts du tourisme dont Wahid Brahim (ancien directeur de l’Office du tourisme), le lobbysme du balnéaire, qui a toujours vampirisé tous les fonds alloués à la promotion du tourisme en Tunisie, a empêché le développement du tourisme écologique et archéologique à l’ouest du pays et l’exploitation à des fins touristes l’énorme potentiel des sites naturels et vestiges archéologiques dont regorge le nord-ouest.
Psychologiques : Depuis l’époque beylicale, les habitants du nord-ouest ont toujours été mal vus, méprisés et désignés de toutes les étiquettes dévalorisantes. Au temps des beys, ils avaient souffert du sobriquet «Djebalia», des gens frustres enclins à la violence.
Au temps de Bourguiba de l’étiquette KJB -sigle qui, sur le plan scriptural renvoie aux trois gouvernorats (Le Kef, Jendouba et Béja) mais au niveau de sa prononciation fait allusion au sinistre service de renseignements de l’Union soviétique poststalinienne et par ricochet au fait que la plupart des recrues de la police tunisienne sont en majorité originaires du nord-ouest.
Et au temps de Ben Ali, de l’étiquette «08», l’indicatif du téléphone fixe des quatre gouvernorats du nord-ouest (Siliana, Le Kef, Jendouba et Béja).
Humains : Le chercheur Habib Attia explique, dans son étude sur la «Problématique du développement du nord-ouest tunisien», comment l’ensemble des blocages précités ont fait naître dans cette région de la Tunisie des citoyens assistés, attentistes et peu entreprenants. Il relève, à ce propos, que «la politique contradictoire de développement suivie depuis l’indépendance, caractérisée par l’intégration d’une partie de la petite paysannerie des plaines dans les coopératives, l’embrigadement de la majorité dans les chantiers de chômage, et la multiplication dans le cadre des actions de développement rural de projets d’assistance directe, ont développé et aggravé chez une population déjà profondément traumatisée et déresponsabilisée une attitude d’attentisme et une mentalité “d’assisté“ absolument contradictoire avec l’exigence d’un esprit d’initiative, de créativité d’âpreté au travail qui caractérisent le vrai esprit paysan».
Démographiques : Pour Kamel Ayadi, «la région du nord-ouest est la seule région qui a connu une croissance démographique négative (-0,1 annuellement). En 1975, sa population représentait 19% de la population nationale, aujourd’hui elle n’en représente que 11%».
Moralité de l’histoire: le nord-ouest est aujourd’hui une région répulsive où seuls le spleen, le mal-vivre, la précarité y prévalent. C’est ce qui explique les récentes révoltes des communautés de Siliana, du Kef, de Jendouba et de Béja. Ces gens n’ont rien à perdre, ils sont désespérés. La réponse à cette problématique multidimensionnelle consiste à lui trouver des solutions multiformes avec comme priorités urgentes le désenclavement des populations, l’amélioration des conditions de vie et l’initiation d’une politique volontariste et courageuse devant encourager les habitants de cette région à économie pré-marché à s’approprier et à se réapproprier l’espace et la terre.
C’est ce à quoi s’emploie, actuellement, la société civile dans les quatre gouvernorats qui composent ce district économique, en l’occurrence, Béja, Jendouba, Le Kef, Siliana.
Suivra : Gros plan sur cette nouvelle tendance à lancer des projets structurants dans chaque région.
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