De 2,5 dinars l’euro en avril 2017, le cours du dinar tunisien est passé à 3,5 DT pour un euro en janvier 2019. La chute de notre monnaie nationale est vertigineuse ! Pourquoi ce repli ? Est-ce dû aux déséquilibres entre l’offre et la demande sur les marchés de change, conséquences des déconvenues des secteurs économiques pourvoyeurs du pays en devises ? Est-ce l’effet Lamia Zribi, ex-ministre des Finances qui avait, en avril 2017, anticipé la chute du dinar en annonçant officiellement son écroulement ? Est-ce le fait d’une absence de vision et de politiques macroéconomiques adaptées à une phase de transition qui a trop duré ? Ou est-ce l’expression de l’érosion des réserves en devises du pays à cause d’un déficit énergétique rampant, ou de la dérive des secteurs de l’export, du tourisme, du phosphate… et de la valeur travail en Tunisie ?
Les réponses à toutes ces questions dans le détail, et en deux actes, dans une longue interview avec Béchir Trabelsi, directeur général des finances extérieures à la Banque centrale de Tunisie (BCT).
WMC : Les Tunisiens, qui ne souciaient pas auparavant du nombre des jours d’importation, se lèvent aujourd’hui chaque matin en se demandant : «avons-nous assez de réserves pour acheter nos besoins en biens de consommation de base, de médicaments, d’hydrocarbures?». Quel est le rôle de la BCT dans la préservation du stock des réserves en devises et pourquoi est-il si important ?
Béchir Trabelsi : De par la loi, la BCT gère les réserves en devises du pays dont elle est dépositaire. Les réserves constituent un instrument important dans la conduite de la politique monétaire et de change d’une manière générale et représentent aussi un filet de sécurité financier. De ce fait, la BCT fait preuve d’une grande diligence dans sa manière de gérer les réserves en devises étrangères.
Pour comprendre le rôle des réserves et l’importance de leur rôle, il importe de les définir. Il s’agit d’actifs en monnaies étrangères qui sont à la disposition immédiate de la Banque centrale et qui lui permettent de financer les déséquilibres des paiements avec l’étranger, d’intervenir sur les marchés des changes, de préserver la confiance dans la monnaie nationale et dans l’économie.
Les réserves en devises servent également comme support et comme garantie pour les IDE (investissements directs étrangers, ndlr) et les bailleurs de fonds étrangers.
Pour ce qui est de la Tunisie, le dérapage du déficit est dû à l’effet du volume croissant des importations de l’énergie, des biens de consommation et des produits de seconde nécessité.
L’importation de produits de luxe représenterait-elle une menace sérieuse pour nos réserves en devises ?
Le confort est chose désirée mais il a un prix et il faut avoir les moyens de se l’offrir. La BCT est le dépositaire du produit de l’activité économique en termes de richesses en devises, et cela met l’institution monétaire dans une posture délicate : celle de préserver ce produit et de l’utiliser au mieux des intérêts du pays.
Aussi, quant aux remarques sur le glissement du dinar et ses causes, il importe de s’interroger : pourquoi ne pas inverser la question dans l’autre sens et dire que c’est le prix des devises qui devient de plus en plus cher, vu que l’économie tunisienne en reçoit moins et en dépense plus ?
Pour simplifier, disons que le dinar est toujours le dinar mais comme l’euro se fait rare, il acquière plus de valeur.
Il s’agit là d’une équation très basique. En termes réels, la valeur du dinar reflète la valeur de l’unité de travail en Tunisie. Pour simplifier, disons que le dinar est toujours le dinar mais comme l’euro se fait rare, il acquière plus de valeur.
Il importe alors d’œuvrer à renforcer nos recettes en devises en améliorant la qualité et la productivité de notre travail et en redynamisant notre économie.
En termes de productivité, de rendement, de dynamique économique, de créativité et de création d’unités de valeur, nous avons bien régressé depuis 2011 et nous avons vu l’impact de ce recul sur la valeur du dinar.
Les causes sont nombreuses, et en premier lieu nous pouvons citer la contraction de nos exportations nationales de phosphate, dont la baisse nous coûte un manque à gagner d’environ 1 milliard de dollars par an.
Le tourisme a, quant à lui, changé de configuration. En 2010, le nombre de nuitées des Européens était de 70%. Ceux-là apportaient les devises qui répondaient aux besoins stratégiques de liquidités de l’économie nationale. Aujourd’hui, les nuitées ont été divisées par deux pour les Européens (30%), alors que la part des Algériens et des Libyens dépasse désormais les 20% (contre 4% en 2010), lesquels, il est vrai, soutiennent notre économie par leurs dépenses importantes, mais celles-ci sont effectuées en partie en dinar, donc sans apport de devises à l’économie tunisienne, alors qu’une partie des apports en devises est absorbée par un marché de change parallèle.
Revenons maintenant aux raisons de l’érosion de nos réserves en devises. Que faites-vous pour y pallier ?
Avant de parler des solutions, continuons sur notre lancée et examinons de près les raison de cette érosion. On a été à 128 jours d’importation il y quelques années, on a frôlé les 70 jours au courant de 2018, et maintenant nous sommes à pratiquement 86 jours.
Pourquoi ? Les causes sont nombreuses, et en premier l’importation de biens de consommation de première nécessité et qui sont en plus compensés. Je commencerais par les céréales dont la baisse de la production (-14,3 millions de quintaux-en 2017/2018) nous a obligés à en importer en devises. Nous espérons nous rattraper cette année puisque les terres emblavées ont été pratiquement multipliées par deux, ce qui promet de belles récoltes pour notre pays.
Un deuxième élément qui fragilise nos réserves en devises tient à notre train de dépenses. La Tunisie importe de grandes quantités de médicaments, sans oublier le sucre, le thé, le café … certes, ce sont des importations indispensables mais dont il ne faut pas sous-estimer le coût.
Mais il existe un déficit désastreux pour notre pays et qui nous coûte extrêmement cher. Il s’agit du déficit énergétique net
Mais il existe un déficit désastreux pour notre pays et qui nous coûte extrêmement cher. Il s’agit du déficit énergétique net qui nous a coûté quelque 2,3 milliards de dollars de réserves en 2018 après en avoir détruit 1,7 milliard en 2017.
Parmi les raisons à l’origine de ces montants exorbitants, il y a eu bien sûr la flambée des prix du pétrole et la baisse de la production nationale en hydrocarbures face à la montée de la consommation.
La question qui se pose est la suivante : s’il n’y a pas de croissance, pourquoi une consommation si élevée ? Cela prouve quoi ? Cela prouve que dans notre pays, il y a de la croissance, il y a de la production mais, aussi, il y a une partie de l’économie qui échappe au système.
Face à des politiques économiques pratiquement absentes à moyen et long termes et qui ne dépendent pas de la BCT puisqu’elle gère un état de fait, comment faites-vous pour garder le taux de change et préserver les ressources en devises ?
Depuis 2016, les dépenses nettes en devises, y compris le règlement d’un service de la dette rampant, ont dépassé avec un gap grandissant l’enveloppe des financements extérieurs que la Tunisie a réussi à mobiliser chaque année. Si nous continuons sur cette lancée, nous perdrons 15 à 20 jours d’importation par an.
Depuis 2016, les dépenses nettes en devises ont dépassé l’enveloppe des financements extérieurs que la Tunisie a réussi à mobiliser chaque année.
Parallèlement, la capacité de mobilisation des ressources extérieures n’est plus ce qu’elle était. Le niveau d’endettement extérieur est désormais très élevé, outre la dégradation de notre rating souverain. En 2015, notre stock en devises était de 8 milliards de dollars, aujourd’hui, nous en sommes à environ 5 milliards de $.
Pour développer nos recettes en devises, il importe que les secteurs pourvoyeurs ou consommateurs de devises, tels que le phosphate, le tourisme et le secteur énergétique, récupèrent du terrain et reviennent à leurs performances d’antan.
En 2015, notre stock en devises était de 8 milliards de dollars, aujourd’hui, nous en sommes à environ 5…
Une entreprise qui ne travaille pas, qui ne produit pas, qui ne vend pas, qui ne fait pas de chiffre d’affaires doit-elle s’étonner d’un compte bancaire vide et accuser son banquier de tous les maux ? C’est pareil pour la BCT qui, in fine, est le dépositaire des ressources en devises créées par les opérateurs économiques.
Conclusion : il faut une économie saine et dynamique pour approvisionner notre stock en devises et il faut faire baisser la dette publique car le service de la dette érode nos réserves. Mais ne soyons pas alarmistes.
il faut une économie saine et dynamique pour approvisionner notre stock en devises
Il y a eu des améliorations notables en 2017/2018 avec des politiques de maîtrise des dépenses en devises qui nous ont permis de ralentir le rythme de baisse de notre stock des réserves. Pour augmenter les ressources, les deux leviers demeurent de produire plus et de dépenser moins. A ce titre, rappelons que pour l’année 2010, nos dépenses nettes hors énergie étaient pratiquement nulles !
Comment réussir la gageure de produire plus et dépenser moins en devises ?
Revenons d’abord au secteur énergétique. Figurez-vous que si nous enlevons la facture énergétique du marché de change, ceci pourrait se traduire par une appréciation du dinar. Mais quand on a des entreprises énergétiques comme la STEG et la STIR, qui ont besoin de 300 à 400 millions de dollars le mois juste pour régler leurs factures, peu d’activités économiques sont capables de créer autant d’argent en si peu de temps. Nécessairement, ces grosses factures vont engendrer des pressions sur le dinar.
Toutefois, nous ne pouvons occulter l’effet du taux de change en matière de dépenses en devises. Les comportements de consommation sont en train de changer parce que les prix ont augmenté. Nous sommes en train également d’avancer sur la voie du mix énergétique et cela va réduire l’impact de l’énergie sur nos règlements avec l’étranger. C’est une question de temps.
Il n’en demeure pas moins que le prix demeure toujours un puissant régulateur du gap entre l’offre et la demande. Il importe, à cet égard, de trouver des solutions pour diminuer l’impact du déficit énergétique aussi bien sur le déficit commercial que le déficit budgétaire.
Pour 2019, le gouvernement a adopté une démarche de couverture active contre les fluctuations des prix de l’énergie sur le marché internationale
Pour 2019, le gouvernement a adopté une démarche de couverture active contre les fluctuations des prix de l’énergie sur le marché internationale, ce qui est très louable et aiderait également à maîtriser le problème énergétique.
Juguler le marché parallèle est un autre chantier auquel il faudrait s’atteler rapidement. Il pose problème à tous les acteurs économiques et les institutions de l’Etat y compris à la Banque centrale.
Certains phénomènes créent des rigidités, et quand vous voulez agir sur les taux d’intérêt ou le change, vous n’avez pas l’impulsion qu’il faut parce qu’il y a une bonne partie de l’économie qui reste hermétique, qu’on ne maîtrise pas et qui nourrit les déséquilibres macroéconomiques et l’inflation.
Propos recueillis par Amel Belhadj Ali
Première partie:
Béchir Trabelsi : Les réformes structurelles sont le pilier de la transformation économique