Au bord d’une route quasi désertée, les passants se font encore rares sur la route reliant Bizerte au village de Sejnane, au nord de la ville. Sur une partie de l’estrade des objets de poterie attendent souvent le passage du premier véhicule, une chance pour être vendus.
Du haut de ses 60 ans, Rebeh Saidani, potière originaire de Sejnane, visage épuisé, a l’habitude de s’y installer, dit-elle à l’agence TAP. Depuis ses 10 ans, cette potière mène le combat pour survivre et faire survivre la poterie, toujours dans la précarité.
La poterie est un métier qu’elle exerce, héritage de ses parents et avant eux leurs ancêtres. Une tradition ancestrale qui est actuellement menacée à la lumière des difficultés à commercialiser les objets de poterie. Le circuit de commercialisation est accaparé par les intermédiaires dont certaines potières contestent le monopole, ce qui accentue encore la vulnérabilité du métier et fragilise financièrement ces femmes artisanes.
En ce lundi 18 février 2019, une matinée assez spéciale, d’une journée de fin d’hiver qui s’annonce ensoleillée. La sexagénaire a décidé de se déplacer pour exposer ses poteries. Elle est venue joindre ses collègues potières qui exposent à l’occasion de la célébration de l’inscription du savoir-faire des potières de Sejnane sur la liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’Unesco.
L’évènement est de taille pour ces femmes, surtout avec la visite annoncée du ministre des Affaires Culturelles, des experts en patrimoine et des média locaux.
Un long moment s’est écoulé avant de voir stationner le véhicule de service qui devait l’amener sur la place publique de la région où se sont rassemblées les autres potières. Une journée pas assez ordinaire pour ces femmes cherchant à commercialiser leur poterie.
D’habitude les ventes demeurent limitées et se font pour des sommes dérisoires, loin des prix exorbitants pour lesquels sont vendues ces poteries dans les commerces de la Capitale ou dans les étagères de certains magasins en Europe où elles sont généralement exportées.
Partagée entre ses souffrances et ce sentiment de tristesse qui marque son visage, Rebeh Saidani, la voix crispée, est en désespoir total exaspéré par le “manque d’implication de l’Etat”, dit-elle. Lassée, elle se plaint ; “on se fatigue pour assurer les besoins vitaux de nos familles pour enfin vendre nos produits à des sommes dérisoires. Le prix de la seule pièce ne dépasse pas les 10 dinars.”
Tout comme elle, d’autres potières expriment clairement leur besoin d’un soutien structuré afin de pouvoir continuer à exercer leur métier et faire la passation de leur savoir-faire en poterie aux moins jeunes.
Ce métier spécifique à la région est exclusivement pratiqué par des femmes. Les objets exposés ont déjà passé par un long circuit. Le parcours du combattant pour les quelques 380 potières comme Rebeh dans cette zone humide riche en végétation et en Argile qui sert à la réalisation des célèbres poteries de la région. Ce chiffre qu’avance le président de l’Association de Sauvegarde de l’environnement à Sejnane, Mongi Bejaoui, est aussi annonciateur d’une situation précaire des familles, auxquelles appartiennent ces femmes, aux moyens financiers limités.
L’argile produit de base pour ces poteries en diverses formes proviennent des roches sédimentaires dans les zones avoisinantes de la délégation de Sejnane. Après leur extraction, les roches argileuses sont transportées par les femmes elles-mêmes à destination de leurs foyers où chaque artisane consacre une partie de la maison pour la poterie.
Avant d’obtenir un produit final, la potière achète le bois de forêt dont l’usage sert à chauffer et cuir l’argile. Selon un extrait du site de l’INP, “L’argile est le plus souvent extraite dans les lits d’oueds. Débitée en mottes, elle est concassée sur l’aire de travail, puis épurée et détrempée, ce qui lui confère une certaine plasticité par pourrissage. Elle est ensuite pétrie puis malaxée avec une quantité proportionnée de dégraissant (tafoun) …”
Ce texte extrait du formulaire de candidature au patrimoine mondial de l’humanité, décrit les différentes étapes suivies par la potière. “Après lissage, le pot est mis à sécher, puis il est poli à l’aide d’une coquille d’hélix et engobé. Une fois cuites dans un foyer à ciel ouvert, les poteries, de forme carénée, reçoivent un décor losange, bicolore, rayonnant ou concentrique, tracé à l’ocre rouge et au jus de feuilles de lentisque caramélisé par un second passage au feu, dans la pure tradition maghrébine et méditerranéenne”.
Le document décrit aussi les motifs dessinés, souvent en forme géométrique (triangles, losanges, chevrons simples ou ciliés et pectinés) qui renvoient aux formes des tatouages traditionnels et tissages berbères.
Selon Rebeh Saidani , pour une seule pièce, il faut “pas moins de 6 jours entre la collecte de l’argile, son modelage et sa transformation” en un ustensile pour la cuisine ou un objet de décoration sur lequel sont dessinés des motifs inspirée des traditions des tribus berbères qui dominaient les hauteurs de plusieurs régions d’Afrique du Nord.
Les motifs inscrits sur la poterie de Sejnane, généralement sous formes géométriques, renvoient à ce désir de liberté et une conception de l’univers qui traduit une forme d’expression spontanée.
Ces mêmes motifs sont aussi utilisés sur les tapisseries artisanales dans diverses régions du pays. L’industrie de la mode et du textile a également emprunté les anciens motifs en usage assez fréquent sur le prêt à porter ou la tapisserie moderne.
La poterie de Sejnane, produit artisanal naturel et complètement traité à la main, se distingue de celle réalisée dans d’autres régions du pays, comme au Cap Bon (Nabeul), à Moknine (Monastir) et sur l’île de Djerba (Médenine), largement améliorée par l’introduction de la machine. Dans ces régions, la poterie est aussi généralement un métier d’hommes, sauf qu’à Sejnene la poterie est exclusivement un métier de femmes.
Cette spécificité de la poterie de Sejnane a “favorisé son inscription sur la sur la liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’Unesco”, selon l’expression de Imad Soula, expert et chercheur à l’Institut National du Patrimoine. Il défend “un savoir-faire à dimensions historique, anthropologique et économique”.
Pour cet expert, l’inscription de la poterie Sejnane sur la liste du Patrimoine mondial de l’Unesco est “une reconnaissance internationale de haut niveau qui valorise le patrimoine artisanal local, ce qui doit impliquer, à son avis l’adhésion de l’Etat et la société civile dont notamment le tissu associatif à s’investir dans cet exploit”. Il suggère l’élaboration de “programmes culturels, éducatifs et de développement à même d’aider à sauvegarder et perpétuer ce patrimoine pour les générations futures”.
Les préparatifs du dossier de Sejnane, entamé en 2016, avait passé par plusieurs étapes, du tri jusqu’à l’inventaire des éléments en relation avec l’inscription du savoir-faire des potières de Sejnane sur la liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’Unesco.
A la lumière du peu d’expositions dédiées à ce patrimoine artisanal ancestral, la commercialisation du produit des potières de Sejnane connait certaines difficultés, ce qui a eu un net impact sur la qualité, a encore estimé l’expert.
La création d’un véritable circuit compétitif pour la commercialisation de la poterie de Sejnane dans des espaces d’exposition permanents s’avère indispensable pour la survie de ce patrimoine artisanal millénaire, mais aussi des femmes laborieuses comme Rebeh.
Le revenu de cette sexagénaire dépend du passage des quelques véhicules qui fréquentent les routes agricoles de la compagne de Sejnane, déjà peu nombreux, même durant les jours ensoleillés.