Restaurer l’autorité de l’Etat et préserver son unité, trop malmenées en régime parlementaire. Pour ne pas mettre la démocratie en péril, il faut immuniser la République. Béji Caïd Essebsi (BCE) cherche-t-il à pousser en direction d’un régime présidentiel ?
Une fois encore, BCE s’exerce à faire bon usage du magistère. Il s’est essayé, avec un certain tact, à cet exercice lundi 11 mars 2019, à l’ouverture de la réunion du Conseil national de sécurité.
C’est une constante chez lui. Et on se souvient qu’il l’avait rappelé au président intérimaire, en public. Question de lui faire la leçon. Sa manière à lui de se démarquer par son expertise en ingénierie politique et sa longue pratique du pouvoir. C’est peut-être ce qui lui confère une longueur d’avance, pour flairer les périls déclarés ou dissimulés, qui guettent l’Etat. Et, les dénoncer à l’opinion. Il espère sauver, de la sorte, l’idéal républicain. Ainsi que l’édifice démocratique, l’un et l’autre, ballottés au gré des tiraillements politiques. Et les antagonismes partisans.
Il faut sauver les meubles et le président s’y emploie. Il le fait avec ce doigté cultivé au long de son patient apprentissage du sens de l’Etat.
Le primat du pouvoir du président de la République
Qu’est-ce que le magistère si ce n’est ce pouvoir suprême qui permet au président d’être le régisseur de la partie ? Et, dans la logique de BCE, à la fois régisseur de la patrie. Outre que BCE s’en sert également comme d’un levier pour affirmer une hiérarchie entre les pouvoirs. La nouvelle Constitution a bien veillé à la séparation des trois pouvoirs. En pratique cela peut aller jusqu’à l’éparpillement des pouvoirs.
Le président, aime-t-il à le rappeler, est élu au suffrage universel. Cela lui attribuerait-il une prime exclusive ? Est-ce bien ce fait qu’il a exploité à l’ouverture des travaux du Conseil national de sécurité ?
D’entrée de jeu, sur la vidéo mise en ligne par les services de la présidence de la République, BCE s’est plaint du report de la date de cette réunion. Celle-ci avait été programmée pour une date antérieure. Ce retard vient du fait de la surcharge du planning du chef du gouvernement. Chose confirmée par ce dernier qui dit avoir été convié la veille de la tenue de la réunion et souhaite être avisé une ou deux semaines à l’avance.
Le président de la République répond qu’il se soucie peu des délais et affirme qu’on peut le faire même un mois à l’avance. Mais il s’est montré désappointé de ce contretemps fâcheux. Et ce retard est vu, du côté de l’opinion, comme un pied de nez à l’autorité du chef de l’Etat. L’affaire a fait jaser. La confusion s’est installée dans les esprits.
Dans l’opinion on ne sait plus qui commande à qui, et au bout du compte qui est à la barre. Le dicton populaire ne prévient-il pas qu’à plusieurs timoniers, on est dans la situation du bateau ivre.
A bien y voir, BCE mettrait le holà afin d’empêcher que la dispersion des pouvoirs mène à la dislocation de l’Etat
BCE laisse entendre que c’est le président qui juge de l’urgence des réunions du Conseil. En substance, sans le dire mais en le laissant sous-entendre, la discipline républicaine voudrait qu’il soit entendu. Le primat du pouvoir du président, occulté par la Constitution, n’est-il pas acté grâce à l’habileté de BCE ? Et il ne s’agit pas d’un acte de pouvoir personnel mais d’une clause de sauvegarde de l’Etat.
A bien y voir, BCE mettrait le holà afin d’empêcher que la dispersion des pouvoirs mène à la dislocation de l’Etat. En rendant cet échange public, le président ne cherche-t-il pas à prendre l’opinion, à témoin ? Et la rallier à sa cause, afin de légitimer ses écarts par rapport au carré restreint de pouvoir que lui confère la Constitution ?
Légitimiste BCE ? A la fois oui et non. Oui, car il casse les codes et refuse de laisser faire et s’insurge contre le laisser aller. Non, parce qu’il fait tout pour sauver l’Etat sans retirer le moindre avantage personnel.
Nous sommes bien en présence d’un cas de force majeure. Et au regard de l’histoire et de du salut du pays, son coup de force est bien accueilli dans l’opinion. Et la meilleure preuve n’est-elle pas dans ce silence radio observé par toute la classe politique.
Le pays prend l’eau de toutes parts. L’Histoire, justifient les retournements tactiques, c’est bien connu. BCE abordera par la suite une cascade d’autres faits saillants de l’actualité.
Le bon peuple est gagné par le fatalisme face à la dissolution lente mais continue de l’autorité de l’Etat.
Par son jeu de narration, il montre que l’amoncellement de ces faits a plongé l’opinion dans une situation de résignation. Le bon peuple est gagné par le fatalisme face à la dissolution lente mais continue de l’autorité de l’Etat.
Vent debout, BCE sonne ainsi l’hallali contre cette tentative d’endormissement du peuple et déclare une guerre raisonnée à ses instigateurs. Son coup de génie est de montrer, avec force sérénité, qu’il faut le soutenir dans sa tentative de déjouer le hold-up sur la souveraineté populaire.
Elu au suffrage universel, il sera le bras vaillant, ce relais de la souveraineté populaire, pour court-circuiter cette entreprise malveillante de la mise à l’écart du peuple. Le jeu démocratique n’a de sens que si le peuple revient dans la partie. Encore faut-il savoir l’y entraîner.
Les grosses manœuvres du président rallumeront-elles l’engouement pour le vote chez le bon peuple ? Comme le veut la raison, BCE était bien fondé à tenter le coup. Et, à Dieu va.
Rétablir le référentiel de mœurs républicaines
BCE évoquera, ensuite, le décès en série de 12 nourrissons dans un hôpital public. Leurs dépouilles ont été restituées aux familles, dans des boîtes en carton. Trop c’est trop. Ce drame a secoué le pays et sinistré le moral des Tunisiens.
La santé publique, un secteur vital dans le modèle social tunisien, totalement laissé à l’abandon et exposé sans protection à l’appétit des affairistes. C’est la symbolique républicaine qui en prend un coup. L’Etat serait-il à la dérive ? On peut comprendre, en poursuivant cette logique jusqu’au bout que le citoyen se déconnecte des institutions et se désintéresse de la marche de l’Etat. Se sentant dépossédé de toute influence sur les rouages de l’Etat, le citoyen électeur gagné par la résignation abandonnerait l’arme du vote et se détournerait des élections.
A quoi aurait servi la révolution du 14 janvier si le peuple ne pourrait plus activer sa souveraineté pour peser sur les grands choix démocratiques
A quoi aurait servi la révolution du 14 janvier si le peuple ne pourrait plus activer sa souveraineté pour peser sur les grands choix démocratiques ? C’est le mental citoyen qui se trouve sapé. Comment dès lors persuader le bon peuple de la possibilité du redressement républicain ?
BCE, dans la foulée, saluera la décision de Abderraouf cherif de démissionner du ministère. Quand bien même sa responsabilité n’était pas directement engagée, le ministre a considéré que le comportement républicain voudrait qu’il assume jusqu’au bout. Ce qu’il a fait. C’est un acte de bonnes mœurs républicaines. Faut-il qu’il en soit ainsi à l’avenir ? C’est ce que semble insinuer le président ? Dans bien des cas, ce serait une cure de désintoxication pour la transition démocratique.
Préserver l’indépendance de la justice
On verra ensuite le chef de l’Etat embrayer sur le dossier des deux martyrs, Chokri Belaid et Mohamed Brahmi. Le Comité de défense affirme l’implication d’un corps sécuritaire secret lié au parti Ennahdha. La prise en mains judiciaire du procès est contestée par ce Comité de suivi, majoritairement composé d’avocats. Par conséquent, cette polémique fait planer un doute sur la nature des investigations et la conduite de l’affaire.
si l’accusation contre l’appareil sécuritaire secret d’Ennahdha se vérifie, il ne protégera pas ce parti, pour ne pas entraver l’action de la justice
BCE dira qu’il ne faut pas que l’opinion en arrive à douter de l’indépendance de la justice et de sa neutralité à l’égard des partis. Le lendemain, mardi 12, BCE accordera une audience à quelques représentants du Comité de défense. Il déclarera que si l’accusation dirigée contre l’appareil sécuritaire secret d’Ennahdha se vérifie, il ne protégera pas ce parti, pour ne pas entraver l’action de la justice.
Sur le même registre et au sujet de l’école coranique de Regueb, BCE dit que le verdict n’est pas en rapport avec la nature du forfait. Et là encore il s’oblige à rappeler qu’il y va du crédit de la justice. On ne peut sanctionner aussi légèrement une entreprise d’endoctrinement extrémiste de notre jeunesse.
Le président soutient que ces affaires relèvent de la sécurité nationale. Des rebondissements sont donc attendus.
Lire aussi : École coranique de Regueb : Et la responsabilité de l’Etat?
Eriger la redevabilité en principe de gouvernement
Que vaut la démocratie sans une gouvernance de rupture avec les mœurs du passé ? Cela semble être la grande interrogation soulevée par les propos de BCE. Et dans ce sillage, on voit le président prendre ses responsabilités. Le voilà qui use du magistère pour alerter l’opinion qu’il ferait face aux périls qui minent la transition.
L’impunité, le non dévoilement de la vérité dans certaines affaires judiciaires, l'”afghanisation” de la jeunesse… rongent les acquis de la révolution ainsi que les fondements de l’Etat.
L’orbite parlementaire sur laquelle est mis le pays ne permet pas d’endiguer les fléaux qui minent l’autorité de l’Etat et son unité. Arguant du sens du devoir, BCE refuse de se laisser enfermer dans un carré restreint de pouvoir. Mais il en informe l’opinion. C’est là son devoir de redevabilité. Il ne s’y dérobera pas. En volant au secours de l’Etat, il devra ferrailler tous azimuts. Comment s’y prendrait-il pour écarter ses adversaires politiques ?
Le filtrage de la scène politique
A présent les dés sont jetés. Les deux projets se font face. D’un côté, le projet islamiste, et en face, celui démocratique défendu par BCE en 2014. L’opinion voit l’administration infiltrée par le biais d’une invasion rampante. Comment enrayer cette machination ? L’affronter sur le terrain idéologique minerait le débat national et cliverait l’opinion, ouvrant la voie à un affrontement civil.
BCE dit privilégier le filtre de “la perception des citoyens”. Et donc tout ce qui est perçu comme une déviation démocratique relèvera du Conseil national de sécurité. Tout le temps que les institutions connaîtront un certain flottement, le CNS jouera son rôle de rempart, de coupe-feu.
BCE sait que le moment est venu pour imposer une gouvernance ferme, stricte et sévère. A présent il faut croiser le fer non plus avec les adversaires politiques mais avec les saboteurs de l’ordre démocratique. Et on ne pourra pas crier à l’injustice car qui volerait au secours de tels contrevenants.
L’islam politique a fait main basse sur la transition démocratique. Il convient de rectifier toute la trajectoire
Il faut s’attendre à de grandes manœuvres. BCE a la partie belle. Il prépare à grandes pompes le Sommet arabe. Et l’endiguement des déviances démocratiques serait, à n’en pas douter, à l’ordre du jour. Il se sent en position de force car il ne manquera pas d’appui. Et, par-delà, nous pensons qu’il a réglé la campagne politique.
Il a déjà doublé tous les novices qui viendront s’égosiller sur le domaine de la crise économique et des possibilités d’amélioration de l’emploi et de lutte contre l’inflation. Ils joueront sur une gamme mineure par rapport aux objectifs mis en avant par BCE. Et son programme est tout à fait perceptible par le bon peuple.
L’islam politique a fait main basse sur la transition démocratique. Il convient de revenir en arrière et de rectifier toute la trajectoire. Et cela tient en des propositions claires. Aller vers un régime présidentiel. Réécrire la loi électorale. Sceller définitivement l’égalité entre les hommes et les femmes. Instituer une gouvernance démocratique. Et le déclic économique se produirait de lui-même.
Nous croyons qu’il est plausible, à ces conditions, de rallumer l’envie électorale chez une majorité de Tunisiens animés par la foi démocratique et républicaine. Et le scrutin sera sans surprise. Et, peu importe l’identité du candidat, que ce soit BCE ou un autre, car le chemin est bel et bien balisé.
Ali Abdessalam