Le Centre d’études maghrébines à Tunis a organisé, jeudi 11 avril, une rencontre-débat avec Michaël Béchir Ayari, docteur en sciences politiques, chercheur associé à l’Institut de recherche et d’études sur le monde arabe et musulman (IREMAM) d’Aix-en-Provence, et analyste senior a l’international Crisis Group, pour présenter son ouvrage intitulé ” Le prix de l’engagement politique dans la Tunisie autoritaire. Gauchistes et islamistes sous Bourguiba et Ben Ali 1957-2011 “, publié en 2017 aux éditions IRMC-Karthala.
Le livre de Ayari est le condensé d’un travail de terrain de six ans effectué en Tunisie dans le cadre de sa thèse de doctorat ayant pour ambition de rendre compte, en dernière instance, du fonctionnement du pouvoir d’Etat en Tunisie.
Il s’agit plus précisément à travers cette recherche académique, basée sur la socio-histoire, de dresser une cartographie des principaux militants politiques en Tunisie qui se sont battus contre le régime autoritaire de 1957 à 2011, dans le but d’apporter en somme des réponses aux problématiques suivantes : ” Pourquoi est-ce que des personnes dans une société donnée, dans un Etat, et particulièrement en Tunisie, se mettent à prendre autant de risques pour avancer une cause ? Qu’est-ce que c’est que cet engagement transgressif contre l’Etat ? Quelles sont les conséquences biographiques de cet engagement politique et ses incidences sur les vies des militants et sur leur reconversion ? “.
Pour ce faire, Michaël Béchir Ayari s’est appuyé au niveau méthodologique sur l’outil de l’entretien biographique qui consiste à recueillir les paroles des militants, à reconstruire leur vie par fragment, et savoir ainsi pour quelles raisons ils avaient commencé à militer, quelles étaient leur motivation, les dits et non dits de leur enfance, leur histoire personnelle, leur vie familiale, leurs traumatismes, leur héritage politique.
Deux grappes de militants vont essentiellement constituer le corpus de cette recherche à savoir : les militants d’extrême gauche qui vont apparaître avec la naissance du Groupe d’études et d’action socialiste tunisien (GEAST, dit groupe ” Perspectives “) en 1963.
Les activistes islamistes visibles à partir de 1971 avec l’apparition de l’islamisme tunisien sous les traits de la Jama’a al islamiyya.
Entre 1978 et 1981, cette organisation prend le nom de Mouvement de la tendance islamique (MTI), avant de devenir en 1988, mouvement Ennahdha.
Le choix des militants s’est fait sur la base de leur engagement transgressif dont le signe implacable reste les procès politiques, dont à titre d’exemple ceux dits des ” 202 ” et des ” 101 ” de 1974 et 1975 concernant les activistes gauchistes d’El Amel el Tounsi, mais encore ceux des militants d’Ennahdha en 1991.
Les strates d’archives orales recueillies par Ayari à partir d’une série de rencontres entamée en 2002, ont été passées à la râpe des concepts théoriques tirés entre autres de ” la sociologie de l’engagement ” chez Howards Beckers et Charles Tilly, de ” la théorie rationnel ” chère à Doug McAdam et Jon Elster, et de ” l’histoire des idées ” inspirée de Michel Foucault, pour relater l’histoire saccadée de ses groupes tunisiens d’extrême gauche et de la mouvance islamiste.
Loin de toute prétention de réécrire ” l’histoire des vaincus “, de rendre la parole aux ” subalternes ” de l’histoire tunisienne, ou encore d’ ” organiser le pessimisme ” en Tunisie, l’apport majeur de ce travail demeure dans sa tentative de trancher avec la question du militantisme, et des logiques de pouvoir en filigrane des tensions politique et sociale en Tunisie, à partir d’un nouveau régime de vérité marqué par l’origine socio-géographique et politique (origine socio-identitaire) des protagonistes.
Pour Ayari, ” le militant n’est pas celui qui commence à militer en distribuant des tracts, mais est militant celui qui est identifié comme tel par le groupe et par la société. Etre militant en régime autoritaire c’est ne pas diminuer les coûts de son engagement lorsque le risque augmente “.
Pour ce qui est des luttes d’intérêt sous-tendant les rivalités politiques en Tunisie, Ayari estime qu’elles sont le résultat inévitable de ce qu’il nomme l’origine socio-identitaire des acteurs du champ politique.
Il distingue à ce propos trois origines socio-identitaires : il y a les ” publiciens “, c’est-à-dire ceux qui avaient accès à des postes dans l’administration coloniale, ou dans les professions libérales, originaires des régions du Sahel et du Cap Bon. Ces gens sont ceux qui, depuis 1934, mènent le Mouvement de Libération National (MLN), et ce sont aussi les mêmes qui bénéficient, en premier, de l’indépendance. Ils représentent plus de la moitié de toutes les élites politique et économique de la Tunisie indépendante et vont verrouiller une partie du système ” rentier ” à leur profit.
Au sein de cette catégorie, il y a des personnes de l’intérieur du pays, qui eux mêmes ou leurs familles ont fait une mobilité sociale ascendante par leur réseau de connaissances familiales, ou encore par le fait qu’ils ont misé sur une éducation bilingue.
La 2ème catégorie concerne les médinaux, regroupant les élites médinales, les grands médinaux, les ” beldis “, grands propriétaires terriens, ou qui possèdent encore de grandes entreprises imports-exports, et dont le nom de famille est un marqueur très important, sans compter leur bilinguisme.
Les ” publiciens ” et les élites médinales, se sont battus avant l’indépendance au sein du MLN, et après la libération. Ces luttes fratricides se sont soldées par la formation d’une élite mixte sur la base d’une alliance où les ” publiciens ” majoritairement du Sahel vont dominer la Tunisie indépendante. Toute une partie des luttes à l’intérieur du régime, y compris les luttes avec la société civile sont liées à la lutte entre ces deux tendances.
La dernière catégorie concerne les extra-muros, les dépourvus de titres de noblesse, qui sont en dehors des remparts de la ville. Ils viennent de l’intérieur du pays, sont facilement identifiable et représentent 70 pc de la population tunisienne. Cette catégorie de marginalisés bloqués dans sa mobilité sociale ascendante, est représentée en masse dans le mouvement islamiste d’Ennahdha.
La massification de l’université et sa structuration comme instance de socialisation, a permis de regrouper dans un même espace public des extra-muros islamistes d’un coté, et de l’autre des publiciens et des élites médinales d’extrême gauche, d’ou cette différence sociologique qui selon Ayari permet de comprendre toutes les questions de polarisation politique.
” On est dans un pays où les clivages sociaux et régionaux sont beaucoup plus importants que ce que l’on pense et qui se manifestent par des discriminations sociaux-régionales aigues, lesquelles ne se limitent pas aux disparités régionales. C’est une question d’origine sociale et identitaire, de stigmate social liée à un nom de famille avec une posture essentialiste “, selon l’auteur.
Ayari évoque dans ce sens un cas atypique reflétant lesdits clivages lié au MLN en Tunisie. Il explique que les islamistes, les gauchistes de tendance nationaliste arabe, les gauchistes ayant un héritage moderniste, avaient chacun une histoire différente de ce qu’était le MLN en Tunisie.
Ces histoires et récits clivés, qui le sont en fonction de l’idéologie et de l’origine socio-identitaire des militants, posent problèmes vis à vis de l’horizon d’attente très présent jusqu’à ce jour et qui est en définitive la réalisation de la vraie indépendance.
” L’Instance Vérité et Dignité était une caricature des récits clivés. Elle a essayé d’imposer le récit nationaliste arabe, face au récit bourguibien qui est le récit officiel, et certains éléments du récit gauchiste “, a-t-il indiqué.
Pour l’analyste du Crisis groupe, ” il existe toujours un horizon d’attente de la véritable indépendance alors que le champ d’expérience des élites nationalistes n’est toujours pas consensuel. Il n’existe pas de consensus relatif sur le passé et finalement sur le présent et le futur d’où la polarisation qu’on retrouve à chaque fois sur la scène politique et parfois même par les mêmes acteurs, qui étaient étudiants à l’époque et qui finalement rejouent leur scène des années 80 “.