Les marchés publics sont-ils administrés en Tunisie comme il se doit ? Sont-ils accordés dans le respect des règles de gouvernance ? Prennent-ils en compte la concurrence, la transparence, l’égalité et l’efficience dans le traitement des dossiers des soumissionnaires ?
Lorsque nous voyons la part des appels d’offres gagnés par les internationaux passer de 3% en 2012 à plus de 30% en 2014, nous sommes en droit de nous interroger sur ce qui se trame dans notre haute administration. Nous devons nous interroger sur la capacité des décideurs publics à défendre les intérêts nationaux dès lors que les bailleurs de fonds peuvent même intervenir dans l’élaboration des cahiers de charges dédiés aux appels d’offres pour la réalisation de projets importants dans notre pays.
Jamel Ksibi, président de la Fédération nationale des entrepreneurs de bâtiment et des travaux publics et chargé des marchés publics à l’UTICA, a lui-même dénoncé cette évolution néfaste de la part des internationaux dans les marchés publics et ses conséquences sur la balance de devises, l’emploi et le savoir-faire des entreprises locales. Il appelle à une prise de conscience de toutes les parties prenantes publiques et privées pour sauver le tissu entrepreneurial national. (Voir vidéo)
Entretien
WMC : Qu’est-ce qui fait que malgré la panoplie de lois élaborées pour assurer une meilleure gestion des marchés publics, notre pays souffre toujours de lacunes à ce niveau ?
Jamel Ksibi : Vous avez dit le mot : “des lacunes“. La loi sur les marchés publics ne permet pas de les gérer avec la transparence que nous souhaitons et que nous espérons, et cela coûte cher à l’Etat et donc aux contribuables. Au lieu de passer de cette loi sacrosainte de « Moins-disant » à celle plus efficiente, plus sécurisante et plus utile du « Mieux disant», nous sommes restés au point mort, ce qui ne permet pas le respect de l’éthique et l’assurance que nos réalisations répondent aux conditions idoines en termes de qualité.
Par ailleurs, je rappelle que les marchés publics sont gérés par un décret, celui de 2014, et non par une loi. Cela veut dire que le gouvernement peut décider le changement de certaines clauses bloquant la bonne gestion de ces marchés et si nécessaire recourir au tribunal administratif pour procéder à leur évaluation. Sinon la plus grande partie de l’arsenal légal est constitué de circulaires.
D’ailleurs, le programme de relance élaboré par Afif Chelbi (président du Conseil d’analyses économiques) comprend 100 mesures, dont 70 ne nécessitent pas une loi, seulement les 30 autres doivent être soumises à l’ARP. C’est vous dire l’importance d’une administration compétente pour mener au mieux le processus Marchés publics.
Le pays est gouverné par l’Administration, par des politiciens influents, par l’UGTT et enfin par l’UTICA, et non pas par le gouvernement. Cela n’aurait peut-être pas été le cas si nous avions disposé d’une administration performante. Il n’y a pas que la mauvaise influence des intervenants qui continue à nourrir ce marasme, il y a aussi l’absence de compétences et la mauvaise gestion qui couvrent toutes administrations à quelques exceptions près. Voyez le résultat.
Quel le rôle de l’UTICA dans l’amélioration de cet état de choses ?
Nous procédons à une évaluation de l’état des marchés publics, leur gestion ainsi que les réglementations adoptées les concernant. L’UTICA a proposé une quarantaine de mesures pour l’amélioration du rendu de l’Administration, mais nous souffrons quand même de l’absence de circulaires d’application. Pourquoi ? Parce que, comme déclaré au début de l’entretien, nous persistons et signons dans la logique du moins disant. Et pourtant, il y a un article de loi qui stipule clairement de ne pas accepter l’offre la plus basse s’il y a risque d’impact sur le rendu, malheureusement il n’y a pas de circulaires d’application donc on l’applique pas. Et quand l’administration est frileuse, personne n’ose assumer la responsabilité de faire le bon choix. Les décideurs publics exigent une circulaire pour l’appliquer. Il est vrai que notre administration vit dans la peur. Mais dans l’histoire de la Tunisie jamais un administrateur intègre au service de l’intérêt public n’a été sanctionné.
Il y a eu des erreurs judiciaires, ce sont juste des accidents qui peuvent arriver à tout le monde, elles ne sont pas la règle. Auparavant, nos décideurs étaient surprotégés parce qu’on les utilisait et parce que le pouvoir judiciaire n’était pas aussi fort, le pouvoir politique décidait de tout ; maintenant, nous croyons que c’est différent. Il y a un juge d’instruction indépendant qui mesure et évalue la décision, ses tenants et ses aboutissants. A Jendouba un contrôleur des impôts et un directeur général ont comparu devant la justice suite à une délation et c’était une erreur judiciaire. C’est comme une erreur médicale qui peut arriver lorsqu’on s’y attend le moins, donc il ne faut pas généraliser ou dramatiser. Il ne faut pas non plus dédramatiser au point de ne plus voir les faiblesses du système et les problèmes qu’il engendre.
L’Administration a été mise à mal depuis 2011, en plus, ses compétences sont très mal rémunérées et ses moyens limités, comment voulez-vous qu’elle prenne des décisions, lorsque l’article 96 pèse de tout son poids sur n’importe quel décideur qui oserait faciliter une procédure ou raccourcir un délai ?
Comme je vous l’ai dit, nous n’avons pas vu des décideurs emprisonnés pour avoir servi l’intérêt public sauf erreur ou délation de personnes malintentionnées et encore, la vérité finit toujours par jaillir.
Par ailleurs, en Tunisie nous avons travaillé avec des moyens beaucoup plus faibles et nous étions très performants. Personnellement, je viens de l’administration publique. Aujourd’hui, ce n’est pas normal que des cadres administratifs travaillent à peine 4 heures par jour et ce excepté les grands ténors de l’administration publique avec lesquels j’ai été formé. C’était une génération exceptionnelle, ce sont des hommes qui ont contribué à bâtir une administration moderne et efficace. Notre administration a été trop nivelée par le bas. Il est grand temps de se réveiller et rectifier le tir.
Revenons aux marchés publics, comment les gérer avec une administration diminuée ?
Il faut appliquer le principe de People, process and IT. Il faut des hommes, un process, et une technologie. Il faut avoir des compétences, parce que nous ne pouvons pas gérer la commande publique par les CSP (les contrôleurs des services publics). Nous ne pouvons pas continuer ainsi. L’évaluation réelle d’un projet doit être faite par les stratèges et les ingénieurs. On décrète avoir besoin d’un projet sans avoir une stratégie derrière, on le fait juste en réponse à une étude réalisée par des étrangers, et qui plus est a été élaborée pour des raisons occultes. Quand nous sommes proches du système, nous savons parfaitement qu’il y a toujours des raisons pour la réalisation de programmes bien déterminés, mais nous ne pouvons en avoir le contrôle en présence d’incompétents.
Vous imaginez l’équipe de La Marsa disputer un match au Real Madrid ? Si nous voulons gérer des centaines de programmes pour les routes en Tunisie avec 30 milliards de dinars jusqu’à 2030, nous allons les gérer avec quoi ? Pour consolation, le directeur général actuel des Ponts et Chaussées au ministère de l’Equipement a eu l’intelligence de lancer une étude pour définir ses besoins en ressources humaines afin de pallier au manque de compétences pour les grands projets en infrastructures. Il y a des bureaux d’études en Tunisie et nous avons des ingénieurs super qualifiés que nous pouvons employer via les bureaux d’études. C’est pour contourner les lois actuelles que nous y avons recours jusqu’à ce que nous ayons des lois qui correspondent à nos besoins réels pour accompagner l’évolution du pays et répondre à ses besoins.
Et bien sûr il faut étudier cette démarche à tous les niveaux, communiquer et en discuter avec l’UGTT et l’Utica et avec les décideurs politiques. Nous avons impérativement besoin d’injecter des compétences dans l’Administration publique.
Qu’en est-il des hautes technologies ?
Il s’agit là du process. L’IT est très important dans la machine publique. En tant qu’Utica, nous considérons que le Tuneps appliqué en partie pour certains marchés doit être généralisé. Le Tuneps est, comme vous le savez, le système tunisien d’achats publics en ligne lancé fin janvier 2013, dans le cadre d’un projet de coopération tuniso-coréenne. Grâce à ce système, nous pouvons mettre fin à toutes sortes de malversations et de clientélisme. Il y a beaucoup de résistance de la part de nombre d’administrations qui estiment que ce système limiterait leur pouvoir. En fait, il permettra de réduire considérablement la corruption. Nous ambitionnons de le voir adopté dans le cadre des marchés et des achats par bon de commande.
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Vous savez, les bons de commande c’est tout un monde, une boite noire. Et là nous avons bataillé pour qu’ils soient inclus dans le process shopping à travers le système informatique. Il faut une plateforme informatique qui nous permet d’opérer dans la transparence totale, parce que justement là nous parlons d’un chiffre de 30% de corruption dans les achats publics, et c’est énorme.
Nous bataillons pour que le Tuneps soit appliqué dans toutes les administrations d’ici la fin de l’année. Il a fallu plus de 3 ans pour qu’on commence à appliquer la première phase du Tuneps à cause des résistances de l’Administration. Imaginez ce qui ne se passerait rien que pour l’obtention du bulletin n°3 si l’on arrivait à l’avoir en ligne. Le bonhomme habitué à être choyé pour tout juste livrer un papier ne va plus jouir de ce pouvoir et perdra de son importance et du prestige de sa fonction et ceci concerne tous les ministères.
Avez-vous eu vent des expériences réussies dans d’autres pays de ce genre de gestion en ligne ?
Le chef du gouvernement portugais nous a donné les clés de réussite de son pays qui réussit de manière ahurissante la dématérialisation de toutes les opérations économiques. A chaque conseil de ministres, il a devant lui le nombre d’autorisations accordées ou éliminées. Aucun ministre ne peut rien changer sans l’approbation de tout le conseil. Le jour où un ministre allège le processus procédural d’une autorisation, on fête cela et c’est pareil pour tous les membres du gouvernement.
Ce n’est malheureusement pas le cas de notre administration. Pour les marchés publics, nous avons demandé en tant qu’UTICA que les principes du process soient clairs et que nous soyons présents dans toutes les phases pour l’accord d’un marché depuis son lancement jusqu’à son obtention par le soumissionnaire comme cela se fait à l’international. Seule une partie est confidentielle et c’est la partie évaluation, mais l’avant et l’après doivent être transparents.
Donc nous participons à la mise en place des critères d’évaluation, et les décisions doivent être transparentes, avec un contrôle en amont par l’UTICA. Les bailleurs de fonds eux-mêmes sont d’accord, car ils jugent notre système compliqué, long et inefficace. Quoi de plus normal puisque géré par des contrôleurs ! Le contrôleur peut annuler un marché pour un point-virgule de plus ! Alors que si jamais il y a un ingénieur qui participe à l’évaluation d’une offre, il peut émettre un avis contraire parce que là c’est le stratège qui parle et non le contrôleur.
Tenez, un exemple concret : si jamais vous voulez acheter une voiture, et vous avez un cahier des charges avec 300 pages, on peut facilement annuler l’offre parce que le feu arrière est blanc et pas jaune. Donc pour un détail de rien du tout, nous pouvons perdre des milliards de dinars. La raison ? Sans la vision d’un stratège, on ne peut pas être efficace, le marché est annulé au nom de la sacro-sainte non-conformité, l’Etat peut accuser de grosses pertes à cause d’un avis qui n’a rien à voir avec la réalité.
L’année dernière l’ONAS a perdu des millions de dinars à cause de détails sans importance. C’est pourtant simple de pallier à ces complications. Il suffit de coucher toutes les clauses éliminatoires dans une même page et non les mettre à la 270ème page du cahier des charges pour embrouiller les soumissionnaires.
La machine administrative résistante et réticente, insère dans chaque page une clause éliminatoire et entre temps, certains avisent leurs amis et les mettent au courant pour qu’ils les prennent en compte alors que les autres se perdent dans le document. Ce que, nous, nous voulons est que les clauses soient réunies dans un même article et soient claires aux yeux des soumissionnaires. Nous négocions cette proposition et nous rencontrons beaucoup de résistance, à l’international, on estime que l’offre doit être conforme à l’essentiel. Dans une affaire de l’ONAS, l’Etat a perdu 7 millions de dinars pour 300 dinars. Je suis membre de la commission du suivi et d’évaluation. Ceux qui veulent porter plainte viennent me voir, mais je ne peux rien faire face à cette armada procédurale.
Que faire face à cela ?
Les réformes de la gouvernance en matière de marchés publics ne doivent pas être considérées comme des questions technico-administratives, elles doivent émaner d’une décision politique. Nous devons mener une bataille politique et économique et nous devons protéger le capital national d’un capital international qui dispose d’une force de frappe dont nous ne disposons pas. La Tunisie doit préserver ses opérateurs et leur assurer une part conséquente s’agissant des marchés publics. Charité bien ordonnée commence par soi-même, n’est-ce pas ? Et en plus en ces temps difficiles, nous avons urgemment besoin de préserver nos réserves en devises.
Entretien conduit par Amel Belhadj Ali