Les deux derniers ambassadeurs et chefs de la délégation de l’Union européenne, à Tunis, en l’occurrence l’Espagnole Laura Baeza et le Français Patrice Bergamini et à travers eux l’ultralibérale Commission européenne, ont eu d’énormes difficultés pour faire avancer les négociations entamées le 13 octobre 2015, sur la conclusion de l’Accord de libre-échange complet et approfondi connu sous l’acronyme “ALECA“.
Pour convaincre les Tunisiens du bien-fondé de cet accord, les deux diplomates ont cherché parfois à utiliser des moyens peu diplomatiques dont celui de monter les Tunisiens contre eux.
Laura Baeza a focalisé ses attaques sur la presse. Point d’orgue de ces attaques : dans un discours prononcé le 11 novembre 2015, à l’occasion d’un colloque organisé par le Centre d’études et de recherche économiques et sociales (Ceres) sur le thème «L’Accord de libre-échange complet et approfondi Tunisie-UE», elle s’était permise devant deux membres du gouvernement à l’époque, Ridha Ben Mosbah (ministre chargé des Questions économiques auprès du président du gouvernement, et chef négociateur pour l’ALECA) et Ridha Lahouel (ministre du Commerce) et des chercheurs tunisiens, de blâmer les journalistes tunisiens et de leur faire assumer la responsabilité d’avoir présenté sous un angle idéologique l’ALECA.
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Les médias sont responsables
«En effet, nous avons remarqué que la présentation et la perception de l’ALECA telles que véhiculées par les médias tunisiens restent encore plutôt généralistes et idéologiques, et très peu -au moins pour le moment- basées sur des faits. Nous avons aussi remarqué que les médias sont souvent beaucoup plus critiques sur cet accord que la société civile, avec laquelle nous sommes en étroit contact et qui –elle- nous semble plutôt constructive, même si bien évidemment elle nous a fait part de ses appréhensions et critiques », avait indiqué Baeza.
Dans cette diatribe, Laura Baeza dit que la société civile aurait été plus compréhensible à l’endroit de l’ALECA. Mais la diplomate européenne avait omis de souligner que ce sont de grosses pointures de la société civile qui ont le plus critiqué l’ALECA, à l’époque, en l’occurrence la centrale syndicale (UGTT), la Ligue tunisienne des droits de l’Homme (LTDH) et le Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES).
Pis, l’ambassadrice européenne a cherché également à semer la zizanie en insinuant que les chercheurs du Ceres seraient mieux outillés que les médias, pour expliquer l’ALECA aux Tunisiens. Elle s’est adressée à eux en ces termes : «Il faut que vous, les universitaires et chercheurs, veniez avec des faits, des papiers, pour contrer les allégations qui prolifèrent et font du buzz sur les médias et les réseaux sociaux, et pour aider à cerner les vrais enjeux des négociations». Et la diplomate d’ajouter : «Nous souhaitons impliquer et écouter davantage les universitaires et les centres de recherche, pour que les négociations se fondent sur des bases scientifiques et objectives, mais aussi pour que l’opinion publique tunisienne soit bien informée et au courant des enjeux».
Pour Patrice Bergamini, le non ALECA sert le lobbyisme
Pour sa part, sans être frontal, Patrice Bergamini a été plus nuancé, plus diplomate. Il a épargné les médias tunisiens et a poussé l’honnêteté jusqu’à « déplorer la mauvaise littérature publiée sur l’ALECA par la presse européenne ». L’ambassadeur, qui s’exprimait lors du forum annuel de l’Economiste maghrébin (2 et 3 mai 2019), a évoqué un rapport autrichien sur l’ALECA selon lequel la Tunisie perdrait deux à trois points de croissance si jamais elle concluait cet accord, ou en encore un article de presse dans le journal français Le Figaro qui fait état de craintes des industriels pharmaceutiques tunisiens de ne plus pouvoir fabriquer des produits génériques si jamais cet accord était finalisé.
Il devait ensuite concentrer ses attaques sur le manque à gagner que peut générer le «non ALECA» pour les parties qui s’opposent à cet accord, ces mêmes parties qui prétendent, d’après lui, lutter pour l’équité des chances et contre la corruption, allusion aux organisations de la société civile, particulièrement l’UGTT, l’UTICA, l’UTAP…
Pour les appâter, il les a interpellées directement en les invitant à s’interroger sur les véritables bénéficiaires d’un non-ALECA. Ce serait, d’après lui, leurs pires ennemis, en l’occurrence «les lobbys qui veulent perpétuer les situations de rente et les ententes». Par contre, dit-il, si l’ALECA est conclu, il permettra la transparence, l’égalité des chances entre les opérateurs et leur accès à des financements appropriés, le développement des affaires…
« L’ALECA signifie cela aussi, mais cela ne serait pas possible si on restait dans un système où les monopoles, les ententes perdurent», a-t-il martelé.
Essai de décryptage : Bergamini a, semble-t-il, voulu dire cet ALECA qu’on cherche à faire tomber par tous les moyens serait pourtant une chance pour les forces vives et les indignés du soulèvement du 14 janvier 2011 de se libérer de la mafia politico-financière qui a gouverné le pays du temps des dictatures de Ben Ali et de Bourguiba et qui continue malheureusement à gouverner le pays.
La liberté de circulation, talon d’Achille de l’ALECA
Et pour ne rien oublier, rappelons les approches que se font la Commission européenne et la Tunisie de l’ALECA.
Tel qu’il est présenté par les Européens, le projet est séduisant. Il vise à élargir et consolider leur coopération économique. L’ALECA concrétise un objectif majeur du Partenariat Privilégié obtenu par la Tunisie auprès de l’UE en novembre 2012 et constitue un instrument d’intégration de l’économie tunisienne dans le marché intérieur de l’Union européenne.
Ainsi, aux yeux des Européens, il ne s’agit donc pas à proprement parler d’un nouvel accord commercial, mais plutôt d’une intégration plus profonde de l’économie tunisienne dans l’espace économique euro-méditerranéen.
D’ailleurs, Bergamini a suggéré d’en changer l’appellation et proposé celle d’«Accord d’intégration». Cette intégration s’articulerait autour de quatre axes :
– l’harmonisation des réglementations de l’environnement commercial, économique et juridique,
– la réduction des obstacles non tarifaires,
– la simplification et la facilitation des procédures douanières,
– l’amélioration les conditions d’accès des produits et services aux marchés respectifs.
Plus spécifiquement, ce projet d’accord vise à compléter et à étendre à d’autres secteurs (l’agriculture et les services), la zone de libre-échange pour les produits industriels manufacturés mise en place en 2008 en vertu de l’Accord d’Association de 1995.
Pour la partie tunisienne, plus exactement pour la société civile -car le gouvernement est disposé à pactiser avec le diable pour peu qu’il perdure-, la principale objection formulée par les Tunisiens vis-à-vis de cet accord asymétrique consiste en le fait que l’ALECA ne respecte pas une des quatre libertés qui régissent tout accord de libre-échange de cette ampleur, à savoir la liberté de circulation des personnes ; les trois autres libertés étant la libre circulation des biens, la libre circulation des capitaux, la libre circulation des services.
Pourquoi l’UE tient-elle à cet accord ?
Par-delà ce blocage des négociations sur l’ALECA, la question qui se pose est de savoir pourquoi l’Union européenne tient tant à cet accord avec la petite Tunisie dont Laura Baeza n’a cessé de minimiser le marché : « la Tunisie qui, avait-elle relevé, ne représente pas un marché de grande taille pour nous Européens, et qui ne fait donc pas peur à l’opinion publique européenne».
Par ailleurs, abstraction faite de «la bonne littérature» -bien « bonne littérature»- qui circule sur cet accord aussi bien en Europe qu’en Tunisie, cet accord a peu de chances de passer, du moins dans sa formule actuelle. Et pour cause. Les résultats des récentes élections européennes avec l’avènement de changements profonds de la configuration des institutions européennes, et surtout la montée du populisme protectionniste, vont peut-être contribuer à l’enterrer.