Considérée parmi les éminentes avancées thérapeutiques de la médecine moderne, à la faveur d’une incontestable contribution à la réhabilitation des patients et à son rôle dans la préservation de vies humaines, la transplantation d’organes n’en demeure pas moins une discipline qui interpelle sur bien des considérations d’éthique.
Deux événements majeurs ont marqué la sphère de la médecine en Tunisie durant la période écoulée. Il y a eu d’abord la réussite de 5 transplantation d’organes en l’espace de quelques mois (trois transplantations de cœur, une transplantation de rein et une transplantation de foie), prouesses thérapeutiques réalisées par les équipes médicales de transplantation d’organes aux hôpitaux de la Rabta (Tunis), de Charles Nicole (Tunis), de Mongi Slim (La Marsa) et de Habib Bourguiba à Sfax.
Ensuite, intervient “l’affaire” dite de prélèvement des deux cornées sur une personne décédée, un homme de 34 ans, qui avait succombé à une crise cardiaque, suite à quoi son corps a été transporté à la morgue de l’hôpital Charles Nicole de Tunis pour autopsie. Venant récupérer son corps, la famille du défunt découvre que ses yeux étaient recousues, le médecin légiste avait récupéré ses cornées, sans en informer sa famille.
Et si la polémique qui a résulté de cette affaire n’a aucunement remis en doute, auprès de l’opinion publique, l’aspect salvateur de la transplantation d’organes, il s’en est suivi cependant la relance d’un débat, jamais abouti, sur les considérations d’éthique qui devraient demeurer le paradigme central qui commande à l’action de tout geste de prélèvement ou de transplantation.
En Tunisie, la loi n° 91-22 du 25 mars 1991 relative au prélèvement et à la greffe d’organes humains a défini le cadre général de cette activité. Elle a mis l’accent sur trois aspects essentiels: le prélèvement d’organes sur donneur vivant, le prélèvement d’organes sur donneur cadavérique et l’organisation du prélèvement et des greffes.
Le Centre national pour la promotion de la transplantation d’organes (CNPTO) assure la gestion de la liste nationale des patients en attente de greffe, la répartition des greffons et l’élaboration des règles de bonne pratique des prélèvements et des transplantations.
Cet établissement donne également un avis favorable ou défavorable concernant l’autorisation des établissements pour réaliser les prélèvements et/ou les transplantations.
Dans un entretien avec la TAP, docteur Gargah, président du CNPTO, explique que le législateur tunisien a opté pour la mention “donneur” sur la carte nationale d’identité, une disposition ayant l’avantage d’éviter un formalisme excessif et qui s’accommode avec la rapidité du prélèvement, gage de réussite de la greffe.
Cependant si la qualité “donneur” ne figure pas sur sa carte d’identité et au cas où l’intéressé n’a pas fait connaître de son vivant son refus, par l’inscription sur un registre national prévu à cet effet d’un tel prélèvement, il reste supposé donneur présumé, ajoute Dr. Gargah qui prend appui sur un texte de loi qui a explicité toutes les dispositions précitées.
Conformément à l’article 3 de la loi numéro 91-22 du 25 mars 1991: “des prélèvements peuvent être effectués à des fins thérapeutiques ou scientifiques sur le cadavre d’une personne à condition qu’elle n’ait pas fait connaître de son vivant son refus à un tel prélèvement et qu’après son décès, le refus d’un tel prélèvement n’ait pas été opposé par l’une des personnes suivantes, jouissant de leur pleine capacité juridique et dans l’ordre ci-après : Les enfants, le père, la mère, le conjoint, les frères et sœurs, le tuteur légal
Se voulant rassurant, Dr. Gargah indique qu’avant de procéder à un prélèvement sur un cadavre, le médecin auquel incombe la responsabilité de ce prélèvement doit s’assurer auprès de la direction de l’établissement hospitalier que le défunt, de son vivant, ou l’une des personnes citées ci-dessus après son décès, ne s’y étaient pas opposes.
Aussi, procède-t-on, à des prélèvements d’organes sur des sujets en état de mort cérébrale, un mode de transplantation qui interpelle sur des considérations à la fois éthiques et juridiques et dont les critères scientifiques ne devraient souffrir d’aucune ambiguïté, ni clinique, ni biologique, selon les experts interrogés.
Zouheir Jerbi, ancien professeur hospitalo-universitaire en réanimation et membre actuel du Comité national d’éthique médicale (CNEM), explique dans un entretien avec la TAP que ” la mort cérébrale se définit par l’arrêt de la perfusion cérébrale, qui entraîne au bout de quelques heures la disparition de toutes les fonctions cérébrales puis la destruction irréversible du cerveau “.
Selon l’article 15 de la loi 1991, “la mort est constatée par deux médecins hospitaliers qui ne font pas partie de l’équipe qui effectuera le prélèvement et la greffe. Les deux médecins procèdent au constat de la mort en établissant un procès-verbal, signé en précisant la date, l’heure, la cause et les moyens de constations du décès”.
Partant de cet état de fait, Pr. Jerbi avait tenté, lors d’une conférence antérieure dédiée à la question, de décortiquer l’essentiel d’une discipline tiraillée entre deux principes qu’il disait “inconciliables”: le principe d’autonomie et celui du plus grand nombre.
Il explique que le principe d’autonomie est basé sur la dignité et l’inviolabilité de la personne. De l’autre coté, le principe de l’intérêt du plus grand nombre est basé sur le fait que servir le bien commun est plus bénéfique pour la société que l’intérêt d’une personne.
“Peu importe l’organe ou les tissus prélevés pour transplantation, les impératifs éthiques sont de mise en Tunisie et impliquent, le respect du corps humain, le respect de la liberté de décision, l’anonymat et la gratuité, le droit à la sécurité relative à la transplantation, affirme professeure Hend Bouecha, directrice du Comité national d’éthique médicale (CNEM).
L’acte de prélèvement et celui de la transplantation des organes tels que pensés par les non initiés ne cadre pas avec la réalité des choses, il n’est pas question d’un acte anodin, cela suppose une organisation complexe de la coordination des équipes hospitalières au transfert des greffons en passant par l’accueil des donneurs et des receveurs, ajoute-elle.
Docteur Gargah, évoque, pour sa part, un second niveau où les conditions d’éthique doivent être observés, il est alors question du sujet receveur. “C’est lorsque sont réglés, les problèmes du prélèvement, la qualité de l’organe, les garanties de sécurité et sa conservation que se pose un problème éthique d’une autre nature qui est celui du choix du receveur, indique-t-il
La question est de savoir comment être juste quand la demande excède largement l’offre ? Dr. Gargah rassure sur les principes de transparence et d’équité dans l’attribution des organes, outre la gratuité et la non commercialisation des organes.
“Nous effectuons En moyenne entre 50 et 100 opérations de transplantation de rein par an, un chiffre dérisoire par rapport aux 1600 patients figurant sur la liste d’attente d’une greffe d’un rein, la plupart du temps, à partir d’un donneur vivant”, indique Dr. Gargah, soulignant que le CNPO a préféré limiter le don aux membres de la famille et aux familles gendres pour faire barrage aux trafics d’organes.
Parmi ces patients en attente d’un donneur providentiel, Faten, à peine la trentaine, diabétique et souffrant d’insuffisance rénale qui nécessite deux séances de dialyse par semaine d’une durée de 4 heures chacune, se dit complètement éprouvée.
” C’est une maladie très encombrante”, dit-elle. Elle raconte qu’il y a trois ans, sa mère était disposée à lui offrir un rein mais cela n’était malheureusement pas possible pour incompatibilité médicale. Cette épreuve, a-t-elle poursuivi, l’avait ébranlée tant elle nourrissait de l’espoir d’être délivrée de son calvaire. “C’est une mort lente, mais je garde toujours l’espoir qu’un jour je mènerai une. vie normale”, lance-t-elle, en poussant un profond soupir.
Selon les données du CNPTO, ” Environ 80% des familles tunisiennes refusent le prélèvement d’organes sur un proche décédé ou en état de mort cérébrale “, la plupart du temps pour des raisons religieuses ou par manque de confiance quant au ” bon usage “, de ces organes. Des craintes amplifiées par certaines fictions télévisées traitant du thème tu trafic d’organes” et qui ont un impact considérable sur les gens, estime professeur Bouecha.
Les obstructions sont aussi d’ordre psychologique. C’est le cas de beaucoup de personnes, à l’instar de Hichem, jeune cadre supérieur qui estime que l’intégrité physique après la mort est sacrée ce qui le rend réticent face au don d’organes. “Je suis conscient que l’état de mon corps ne servirait plus ? rien après la mort, y prêter de l’intérêt peut paraître de l’irrationnel, mais dans ma tête, l’idée est persistante et je n’y peux rien “.
Dr.Gargah met ensuite l’accent sur les principes de transparence et d’équité qui doivent être respectés lors de l’attribution des organes, outre la gratuité et la non commercialisation des organes. “Les gens qui ont les moyens, ont la possibilité de monnayer un rein contre de l’argent, dans un pays qui tolère ce type de marchandage, en Tunisie ce n’est pas du tout cette logique qui prévaut, le don c’est la gratuité et c’est la dignité des gens qui doit être préserver”, laisse-t-il entendre.
Pr. Jerbi indique à ce propos que la religion est “souvent le prétexte ultime que certains arborent lorsqu’il s’agit d’exprimer leur refus par rapport au don d’organes”, “il n’en est rien”, martèle-t-il, faisant référence à des sourates du Coran ainsi que sur des paroles d’exégètes qui démontrent, preuve à l’appui que la religion est résolument en faveur d’une pratique altruiste et généreuse.
Scrutant les perspectives futures de la discipline, Dr. Gagrah évoque un devoir d’aller vers les gens, essayer de les convaincre, aussi d’échafauder une stratégie de riposte multiniveaux pour mieux expliquer, partant du principe que l’ensemble des intervenants se doivent d’abolir une attitude attentiste qui n’a fait qu’éterniser le problème de pénurie. “Il s’agit de faire de la transplantation d’organes, une filière locomotive du secteur de la santé en Tunisie”, conclut-il.