Le projet citoyen, qui est le socle démocratique de la République, est pris d’assaut par le contre-projet du repli identitaire. Le pays saura-t-il faire renaître le référentiel des valeurs républicaines ? Le peuple de Tunisie prendrait-il ses responsabilités pour trancher la discorde ?
C’est peut-être là un trait singulier de l’histoire de Tunisie. Mais il faut reconnaître que le pays a un rapport mouvementé à la Constitution. Il en a connu trois dans sa vie politique. Toutes ont initié une volonté de changement. A chaque fois l’élan se voit arrêté par une incapacité à aller jusqu’au bout de la dynamique de réforme. A chaque fois, on pose la charpente, mais on n’achève pas l’édifice. Y a-t-il une malédiction tunisienne en la matière ? Mystère !
Un ordre national, un pouvoir républicain, une tentative momentanément infructueuse d’Etat religieux
La première Constitution, celle de 1861 considérée comme la plus moderne à cette époque, avait instillé la volonté de réforme. Il faut lui reconnaître un acquis et non des moindres, celui d’inclure le progrès social comme priorité nationale.
Pour résumer, on dira qu’elle a fait naître la conscience de l’Etat chez les Tunisiens, à l’époque encore sujets de sa majesté le Bey. Elle a bâti un ordre social. Mais ce projet fut torpillé de l’intérieur par ses premiers serviteurs. Il fut, hélas, rapidement submergé par la colonisation.
La seconde Constitution était plus conséquente. Elle couronnait une lutte d’émancipation nationale. Elle était en effet portée par une élite nationale, sans liaison avec une puissance étrangère. La charte patriotique donnait toute sa vigueur à ce projet qui a dévié de son objectif initial, celui de monarchie constitutionnelle et a opté pour la République.
On a connu un ordre citoyen. Ayant recouvert sa souveraineté, le pays a délibérément opté pour l’égalité et le progrès. Cela a culminé avec l’émancipation de la femme. Et même si l’ascenseur social a bien fonctionné, le projet a été miné par ses tares. Hélas, la liberté a manqué et l’exclusion n’a pas été enrayée. Cela a fait le lit d’une mutinerie avec un faux nez démocratique. Celle-ci a opté, 23 ans durant, à détricoter l’édifice républicain avec des amendements constitutionnels scélérats.
On a connu un véritable programme de féodalisation de l’Etat. L’économie était dépecée au profit d’intérêts privés reconstituant un système de rente incompatible avec les valeurs républicaines. Là-dessus est venu le 14 janvier 2011 et on a dû rebattre les cartes. Et bis repetita, encore une Constitution, celle de 2014.
Elle fut entourée de toutes les manœuvres qui allaient à l’encontre de tout ce qu’elle affiche en surface. Tout son contenu démocratique est stoppé, privant le pays, une fois encore, de mettre sur pied un édifice institutionnel. Ce dernier aurait constitué un rempart de sécurité pour la deuxième République.
Tout porte à croire que sous une façade démocratique on dissimule un projet rampant d’une 3ème République qu’on voudrait islamique. La preuve ? La lecture tronquée de la Constitution par la majorité parlementaire actuelle. Cette lecture s’arrête au premier article de la Constitution qui ébauche l’identité autour de la langue et de la religion en en faisant des attributs d’Etat.
Unité nationale, identité nationale ?
Avec la Constitution de 1861, on a vu naître l’Etat au service de la Nation. Avec la constitution de 1959, la Tunisie a vu une première République au service de l’unité nationale. On peut à ce niveau faire le parallèle avec une initiative similaire, celle de la Convention européenne de 2003 et dont la rédaction a été assurée par l’ex-président français, Valéry Giscard d’Estaing.
Ce dernier disait que la finalité de la Constitution européenne était de faire apparaître un “demos européen“. L’unité nationale a fini par prendre forme et sa substance citoyenne a fini par prendre racine.
Une composante politique s’obstine à la faire dérailler et à faire vaciller tout l’édifice républicain. Le fidèle peut-il remplacer le citoyen ? Est-ce que l’identité religieuse peut remplacer l’individualité patriotique ? C’est en ces termes que se pose le dilemme démocratique dans notre pays.
Nous adossons notre position à deux preuves de taille. L’Assemblée n’a pas montré un grand empressement à sauver l’économie. Le projet d’amnistie de change, lequel aurait, à l’instar du Maroc, renfloué les réserves de change avec les devises détenues dans l’informel, n’a pas été voté.
La deuxième est le projet d’égalité dans l’héritage. La COLIBE s’égosille à soutenir qu’il s’agit d’un projet sociétal. On lui objecte que c’est une interdiction religieuse. A un moment, on symbolisait la difficulté d’emprise islamiste sur la société tunisienne par cette expression “Faut-il islamiser la modernité ou moderniser l’Islam“.
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A l’heure actuelle, la question a changé de formulation pour aller plus au fond des choses : l’Islam est-il compatible avec la démocratie ? Rappelons, en nous appuyant sur des faits d’histoire bien avérés, que l’enfermement identitaire, fût-il autour d’un socle aussi noble que la religion, mène toujours à la guerre. En revanche, l’étalonnage de la religion aux valeurs démocratiques garantirait toute son immunité aux socles de la République. Aux Tunisiens de choisir.