«Il y a quelque chose de plus fort que la mort, c’est la présence des absents, dans la mémoire des vivants» (Jean d’Ormesson).
Le président Béji Caïd Essebsi n’est plus. Il a rejoint le Seigneur des Mondes en cette fin du mois de juillet, en toute quiétude, dans la sérénité et l’apaisement des justes, de ces dirigeants qui ont tout donné à leurs pays, pour que leurs peuples puissent vivre dans le respect et la dignité.
Oui, il a quitté ce monde, sans remords assurément, mais non sans chagrin de se séparer d’un peuple aussi affectueux que le peuple tunisien car plein d’amour pour lui, un amour qu’accompagne une parfaite reconnaissance pour cet Homme qui, incontestablement, a mené la Tunisie dans l’ère de la modernité.
Bien plus que cela, et le cortège funèbre du samedi 27 juillet, qui venait du Palais de Carthage pour arriver au cimetière familial de Djellaz, dans le sud de Tunis, après avoir traversé une distance d’une vingtaine de kilomètres, a donné son verdict, on ne peut plus clair, significatif et… plus que démonstratif. Ah, si tous les présidents arabes étaient respectés de la sorte, on se serait sentis moins orphelins que maintenant !
Enfin, passons… l’heure est au regretté Béji Caïd Essebsi, cet Homme, ce père de famille, ce dirigeant d’un peuple qui lui a prouvé, le jour de son départ vers le Tout-Puissant, sa profonde reconnaissance par la marée humaine jamais égalée auparavant qui l’a accompagné à sa dernière demeure.
En effet, ce fut une véritable marée d’une excellente composante qui a fait de la grandiose cérémonie une occasion émouvante, forte et bouleversante. Des centaines de milliers de Tunisiens, dont beaucoup de femmes, qui ont occupé le parcours à partir de Carthage et les grandes artères de la capitale, pour donner libre cours à leurs émotions, ont fait assurément et consciemment le bilan positif de leur président.
Un constat sincère qu’ils ont établi des cinq années du sage et pondéré Béji Caïd Essebsi, un président hors du commun après l’inoubliable Bourguiba, le père de l’indépendance de la Tunisie – incontestablement – «le Combattant suprême».
Oui, Essebsi a bien gagné cette deuxième place, avec grand mérite, de par sa sagesse, sa force de caractère, ses courageuses initiatives qui ont révolutionné la société tunisienne, enfin ses aptitudes de fin diplomate.
Et d’ailleurs, ces obsèques du 27 juillet 2019 – un jour qui va être inscrit en bonne place et en lettres indélébiles dans l’Histoire de la nation tunisienne, voire de l’Histoire de tout le Maghreb et du monde arabe – n’ont-elles pas été ce référendum réussi et ce moment d’unité nationale qui venaient comme une réponse claire, déterminante aux ennemis et détracteurs, que sont de véreux et dangereux politiciens, qui ont mené leurs pays et leurs peuples dans les abysses de la désuétude et de l’indignité ?
Ces obsèques, encore une fois, qui se sont déroulées en présence d’une foule de chefs d’État et de monarques, et que le monde entier a suivies à travers les médias, ne peut-on pas les qualifier également de retrouvailles entre le premier président de la République tunisienne, le vénéré El Habib Bourguiba et le modèle de courage Béji Caïd Essebsi ?
En effet, il y avait comme une symbiose en cette inqualifiable journée de deuil, transformée en joie, parce que les Tunisiens et nous-mêmes sentions cette forte communion entre deux grands de ce monde, deux grands du Maghreb qui, à cause du césarisme de leur despote, Zine el-Abidine Ben Ali, déchu et chassé par «la Révolution de la dignité» de 2011, ont été, par ce dernier, lamentablement secoués, dédaignés, bravés cavalièrement et, pis encore…, outrageusement. Ainsi, l’un n’a pas eu de funérailles à la hauteur de l’Homme d’État et du père de la Nation qu’il a toujours été, l’autre a été ostracisé et interdit pendant longtemps, par ce même autocrate, qui a réagi comme tous les chefs du Maghreb et du monde arabe qui n’apprécient aucunement le débat d’idées et les opinions contraires de leurs adversaires politiques.
De cela, un internaute qu’il me plait de reprendre dans cet hommage, parce qu’il a frappé en plein dans le mille, à travers une passionnante publication sur sa page Facebook, a imaginé les retrouvailles entre le premier président de la République tunisienne, Habib Bourguiba, et Béji Caïd Essebsi, jugé comme étant son héritier. Il les imagine – quel esprit créatif ! – en une rencontre «Là-Haut», chez l’Omniscient et le Juste, où il retrace une discussion fictive qu’auraient les deux anciens présidents de la République.
Mais attardons-nous sur la longue phrase sentencieuse de Bourguiba à l’endroit de son successeur incontesté, Caïd Essebsi, pour deviner cette relation dans une «existence post-mortem» et expliquer en même temps leurs sentiments nobles qui transmettent la bonne conscience qui est là, toujours ancrée, dans l’esprit du peuple tunisien, même après leur mort. En voici une phrase significative du mentor El Habib Bourguiba s’adressant à son disciple :
– « Calme toi, assieds-toi près de moi, observe-les, ils te pleurent, ils ont tous l’air de t’aimer…Ils organisent même des élections anticipées. Tout va bien, repose-toi, tu as fait du bon travail et ta mort leur a donné un électrochoc. Tout ce que tu as fait était bien et utile, même ta mort».
Ah ! Il savait quoi dire, le fin limier de la politique. Car, même si, de son vivant, il appréciait toutes les formes de respect à l’endroit de sa personne, il conjecturait, toujours et surtout, celles truffées d’ingratitude et de malveillance.
Il savait pertinemment ce que réservait l’avenir pour des sociétés qui ne pouvaient se hisser à la hauteur des exigences de leur temps. Et là, je me rappelle une longue discussion avec lui, pendant que nous l’accompagnions, Si Mohamed Cherif Messaâdia, Salah Louanchi et moi-même, au cours de sa visite officielle en Algérie en 1983.
En ce temps-là, nous étions responsables au Secrétariat permanent du Comité central. Il y avait dans cette délégation présidentielle, outre Mohamed Mzali, le Premier ministre et Béji Caïd Essebsi, ministre des Affaires étrangères, un bon nombre de sommités tunisiennes.
Ainsi, et après avoir passé tout l’après-midi ensemble et une partie de la soirée, à la résidence de «Djenane el Mithaq», nous sommes sortis impressionnés par les deux personnages avec lesquels nous avons pris langue, Bourguiba, bien sûr, malgré son état de santé qui déclinait en vieillissant, et Béji Caïd Essebsi, par l’aura qu’il développait et qui nous laissait percevoir, en sa personne, ce patriote plein de confiance, en toute circonstance.
En effet, ce dernier, qui occupait le poste de ministre des Affaires étrangères, m’avait personnellement surpris – et je n’exagère en rien – sur plusieurs sujets de l’actualité d’alors qui se trouvait être très perturbée par les conflits à travers le monde.
Son constat était clair, circonspect sur de nombreuses situations que vivait le monde, mais non désobligeant ou, carrément, offensif et malveillant. Alors, je sentais personnellement, chez lui, quelque chose de calme et de naturel, en même temps que lumineux et harmonieux…, je sentais ses bonnes pensées, sa foi dans les lois universelles, son espérance, sa bonté et sa pureté. Ces mêmes sentiments, je les ai encore sentis, plus profondément, quand il m’avait reçu en son cabinet au siège du ministère des Affaires étrangères, au cours de mon voyage officiel à Tunis en 1985, dans le cadre des relations bilatérales avec la Tunisie.
Là, l’audience a trop duré, parce qu’après l’essentiel, partagé dans le langage des «Salamaleks rituels», une autre discussion fraternelle s’en est suivie. Le ministre Béji Caïd Essebsi me semblait avoir déployé tout son arsenal littéraire, culturel et artistique, non sans me recommander de faire toujours plus pour la jeunesse…, ce patrimoine intarissable. «C’est l’avenir de nos pays !» me martelait-il, plusieurs fois au cours de cette audience que je souhaitais interminable, tellement il me montrait sa passion pour cette frange au sein de nos populations, une passion dont il parlait avec une profonde émotion.
N’était-ce pas son parcours de militant engagé, depuis sa prime jeunesse, qui a fait de lui cet Homme pondéré, placide et tout en sérénité ? En effet, car Béji Caïd Essebsi ne venait donc pas du néant. Son palmarès au cours de sa longue carrière politique est bien fourni. Il n’a que 12 ans à peine, lorsqu’il commence son militantisme en intégrant la jeunesse du Néo-Destour.
Pour ses études secondaires, il intègre le Collège Sadiki qui est le premier lycée moderne de Tunisie. Un genre de «lycée franco-musulman» chez nous, dont la méthode essentielle de l’enseignement était le bilinguisme.
Ensuite, il est élève dans cette fameuse Université parisienne, la Sorbonne, et il n’en sort qu’après l’obtention de sa licence de droit, ce qui lui permet d’exercer son métier d’avocat.
Des années plus tard, après avoir conduit de grandes missions d’État, cette même Université, Paris 1 Panthéon-Sorbonne, l’honore du titre de «Docteur Honoris Causa», en reconnaissance de son rôle dans la promotion du savoir et de la recherche, ainsi que son engagement pour la démocratie et la paix…
Pour ce qui est de sa carrière politique, elle a été des plus brillantes. Il a gravi les échelons, marche par marche, sans bousculer aucun, comme cela se produit, le plus normalement du monde, dans nos systèmes politiques.
Ainsi, il a connu de hautes missions au sein du parlement, du gouvernement et de la diplomatie. À ses débuts, il est directeur de la Sûreté nationale, ensuite secrétaire d’État adjoint à l’Intérieur, puis ministre de l’Intérieur et ministre de la Défense.
Il est également député pour la circonscription de Tunis. En 1970, il quitte le gouvernement pour rejoindre Paris, en tant qu’ambassadeur.
Après plus d’une année de mission diplomatique, il demande à rentrer de son propre chef et démissionne en raison d’un conflit au sein du parti au pouvoir concernant la gestion de l’État.
Exclu du parti, il subit une traversée du désert avant de réintégrer le gouvernement de Mohamed Mzali, En 1981, il est nommé ministre des Affaires étrangères, où il est confronté à plusieurs crises diplomatiques, notamment la guerre du Liban et l’opération «Jambe de bois», survenue le 1er octobre 1985, et ordonnée par le Premier ministre israélien de l’époque, Shimon Peres, contre le quartier-général de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) à Hammam Chott (Tunisie). Il quitte ses fonctions en 1986 pour devenir ambassadeur en Allemagne de l’Ouest.
Au début de la présidence de Zine el-Abidine Ben Ali, Essebsi est élu député, et même président du Parlement. Puis il prend ses distances avec le pouvoir dans la décennie de 1990 à 2000. Mais il revient sur le devant de la scène politique au cours de la «Révolution du Jasmin».
En janvier 2011, le régime de Ben Ali est balayé par la contestation populaire. Béji Caïd Essebsi fait alors figure de recours, en raison de sa longue expérience de l’État. Il est nommé Premier ministre provisoire à 84 ans et, en octobre 2011, le destin le choisit pour organiser les premières élections libres en Tunisie. Trois ans plus tard, il remporte la présidentielle, sous les couleurs du parti qu’il a créé, «Nidaa Tounès» ou «Appel de la Tunisie»
Après ce long parcours, Béji Caïd Essebsi a tiré sa révérence. Il n’est plus de ce monde certes, mais la Tunisie n’est pas orpheline, parce qu’elle a ce privilège d’hériter – pour le garder jalousement – de ce lumineux patrimoine militant qu’ont laissé des Hommes, que dis-je, des «Géants» de l’Histoire qui ont su, à l’image du défunt, inscrire leur nom en bonne place dans ses tablettes.
Ainsi, Béji Caïd Essebsi, l’homme d’État par excellence, le premier président tunisien à avoir été élu de manière démocratique, celui qui «a fait partie de ceux qui ont tenu avec courage pour une Tunisie éclairée, ouverte, tolérante, attachée aux valeurs universelles», demande, de là où il est, à son peuple et à ses élites, d’être tenus aujourd’hui par le devoir de continuité de son œuvre grandiose pour le développement et le progrès de la Tunisie.
Kamel Bouchama
Ancien ministre algérien de la Jeunesse et des Sports, ambassadeur en Syrie, écrivain