De tous les purs et durs nahdhaoui, Lotfi Zitoun est le personnage le plus controversé. Ce diplômé des Sciences politiques, qui défend les droits des homosexuels, plaide pour la mise en place d’un cadre légal pour une consommation contrôlée du cannabis et appelle à séparer le politique du religieux, suscite le doute et la suspicion des Tunisiens progressistes et le gourou des islamistes invétérés.
A la question de savoir s’il n’est pas en train de jouer le rôle du « bon flic » pour flouer et séduire le Tunisien lambda, Zitoun s’indigne : « J’ai vécu en Grande-Bretagne et le mensonge est le pire des crimes que l’on peut commettre. Mes enfants ont été élevés dans le respect de la vérité ».
Entretien en trois actes.
Lorsque nous citons le nom de Lotfi Zitoun devant des observateurs avisés de la scène politique tunisienne, on nous dit souvent que vous représentez l’image éclatante d’Ennahdha, tolérante et démocratique. Vous avez été pendant des années le directeur de cabinet de Rached Ghannouchi et le détenteur de ses secrets mais pas sa boite noire qui, elle, serait de fait Saïd Ferjani. Qu’en dites-vous ?
Lotfi Zitoun : Cette idée que l’on se fait de nous peut se justifier par les longues discussions que j’ai toujours eues avec M. Ghannouchi. J’ai vécu longtemps en Grande-Bretagne, je lis beaucoup -lire est ma nourriture quotidienne. Ma bibliothèque est âgée de 25 ans et j’adore converser de mes lectures avec d’autres personnes venant d’horizons divers, dans un cadre collégial ou en tête-à-tête.
La Grande-Bretagne a donné refuge à tous les opposants non seulement des pays arabo-musulman mais du monde entier, qu’il s’agisse de nationalistes, d’islamistes, ou encore de la gauche toutes tendances confondues.
L’islam politique a prouvé qu’il ne peut se libérer de sa dimension violente.
Tout au long des dix dernières années, nous n’avons pas arrêté de débattre de l’avenir de l’islam politique, et le malheur est que lorsque nous sommes rentrés dans notre pays, nous sommes restés au même niveau de discussions. L’islam politique a prouvé qu’il ne peut se libérer de sa dimension violente. C’est ce qui a été confirmé par l’expérience de son exercice ces dernières années dans de nombreux pays arabes. Et en particulier ceux traversés par les révolutions du printemps.
Ceci prouve sa faillite idéologique, car il est devenu une partie du problème dans la région arabe et il n’a pas offert de solution
Ceci prouve sa faillite idéologique, car il est devenu une partie du problème dans la région arabe et il n’a pas offert de solution. La plupart des pays arabes ont connu des crises aiguës illustrées par des affrontements violents entre l’État et le peuple.
En fait, cette violence a sonné le glas du Printemps arabe. Un printemps qui a modifié la nature même de l’État et a imposé le changement de ses substances politiques et idéologiques.
Je me souviens qu’en 2011, j’ai écrit, à la demande d’Ennahdha, un texte sur notre vision de l’avenir pour dire que nous ne nous présenterons pas en tant que mouvement aux élections mais que nous serons représentés autant que nous le pouvons au sein de plusieurs partis. Parallèlement, Ennahdha devait devenir un mouvement social de prêche opérant au sein de la société civile par des actions sociales.
une fois que nous avons changé de régime, que nous évoluons vers une démocratie et que les libertés sont garanties, à quoi bon garder sa dimension hautement politique ?
Aujourd’hui avons-nous besoin d’un mouvement contestataire ? Ennahdha fait partie de l’histoire du pays eu égard à ses luttes et ses sacrifices, une fois que nous avons changé de régime, que nous évoluons vers une démocratie et que les libertés sont garanties, à quoi bon garder sa dimension hautement politique ?
Avec la nouvelle Constitution et la constitutionnalisation de la liberté de conscience, de quel droit un mouvement ou un parti se donne-t-il le droit de discuter des choix idéologiques, religieux ou du mode de vie de ses compatriotes ?
Le régime contre lequel nous nous sommes révoltés est tombé. Quelle est donc notre raison d’être ?
Le régime contre lequel nous nous sommes révoltés est tombé. Quelle est donc notre raison d’être ? Nous-mêmes, nous faisons partie du passé. En 2010, notre parti avait atteint ses 40 années d’existence. Nos choix économiques sont libéraux et ce qui nous a unis tous à Ennahdha n’a jamais été politique mais idéologique. Notre affiliation s’est faite sur la base de convictions purement idéologiques dans un pays où les libertés étaient manquantes.
Ennahdha n’a jamais discuté d’un modèle sociétal ou mis en place une vision et un projet socioéconomique pour notre pays.
Mais nous n’avons jamais discuté d’un modèle sociétal ou mis en place une vision et un projet socioéconomique pour notre pays. Toutes les démocraties sont construites sur la base de choix sociétaux, de gouvernance et de modèle économique et politique. Ce n’est pas notre cas.
A vous entendre, on ne peut croire que vous êtes tous d’accord dans le parti Ennahdha autour d’un modèle sociétal et encore moins sur la séparation du religieux du politique ?
Effectivement, nous ne sommes pas d’accord sur le modèle de société, car dans le mouvement, il y a une partie conservatrice qui rejette même l’ouverture d’un débat sur la question. Quand je suis rentré en Tunisie, j’ai vu que nous devions communiquer avec notre peuple pour s’entendre sur les fondamentaux. Je suis allé à la rencontre de gens, je les ai écoutés, j’ai la chance d’avoir grandi à Bab Mnara et j’ai le contact facile et cela m’a permis de savoir ce que veut le peuple et ce qu’il attend des acteurs politiques.
Rached Ghannouchi qui vivait en exil comme d’autres adeptes du parti outre ceux emprisonnés ou libérés après des années d’incarcération, ont chacun eu un parcours particulier. Il aurait dû unifier les rangs surtout après le développement d’un courant salafiste extrémiste chez les jeunes qui se nourrissaient des chaînes satellitaires.
je ne suis pas la voix de Rached Ghannouchi, et à maintes reprises, j’ai exprimé des positions contraires aux siennes
Il est malheureusement resté ancré dans l’année 1996, et c’est la raison de l’éloignement politique et intellectuel entre nous.
Pour revenir à votre première question : non, je ne suis pas la voix de Rached Ghannouchi, et à maintes reprises, j’ai exprimé des positions contraires aux siennes, le fait que j’ai été son conseiller politique ne veut pas dire que je colle à ses idées. Je reste intellectuellement et politiquement indépendant.
Vous n’avez jamais occupé un poste dans la sphère organisationnelle, vous opérez ailleurs.
Vous l’avez dit, ma relation avec M. Ghannouchi ne relève pas de l’organisationnel. Après la révolution, je me suis comporté et agit en tant qu’indépendant, je me suis tenu à l’écart pendant une année sans aucune mission, mais le président du mouvement tenait à ce que je sois présent dans toutes les sphères organisationnelles et m’a nommé en tant que conseiller politique.
l’hégémonie idéologique, qui a approfondi les clivages entre nous autres Tunisiens, est devenue dangereuse pour le pays.
Toutefois, l’année dernière, il y a eu un différend politique à propos du consensus que j’ai toujours considéré comme une nécessité pour assurer la transition démocratique dans notre pays. La Tunisie a besoin de l’existence d’un équilibre entre les forces politiques sur place car l’hégémonie idéologique qui a approfondi les clivages entre nous autres Tunisiens est devenue dangereuse pour le pays. L’idéologie doit se traduire par un projet sociétal et un programme de travail, mais, sous la tyrannie, elle risque de devenir une arme de guerre dont certains peuvent user contre l’Etat.
C’est feu Béji Caïd Essebsi qui a été à l’origine du consensus. Ennahdha était hésitant mais ses dirigeants ont compris qu’ils seraient les plus menacés s’ils n’acceptaient pas d’évoluer dans ce cadre.
C’est feu Béji Caïd Essebsi qui a été à l’origine du consensus. Au début, le parti Ennahdha était hésitant mais ses dirigeants ont compris qu’ils seraient les plus menacés s’ils n’acceptaient pas d’évoluer dans ce cadre. Et c’est grâce au consensus que les institutions de l’Etat ont continué à fonctionner, que les lois bloquées ont été votées et que la nouvelle Constitution a vu le jour.
C’est ce consensus qui a également permis l’organisation des élections municipales ; toutefois, pour nous, il a été réduit à un choix tactique et non un outil qui garantit la stabilité gouvernementale. Et conséquence : il n’y a pas eu de stabilité. Je n’ai pas apprécié et encore moins approuvé, tout comme j’ai désapprouvé qu’il n’y ait pas une séparation entre la religion et le parti.
La religion ne peut être utilisée comme une arme politique à partir du moment où la deuxième République s’est portée garante de la liberté de culte, et les menaces d’une oppression sur la base de la religion ont été définitivement éliminées.
La religion ne peut être utilisée comme une arme politique à partir du moment où la deuxième République s’est portée garante de la liberté de culte
En fait, il s’agit là d’une question fondamentale en rapport avec l’Etat et sa civilité. J’aime la religion mais je n’en suis pas le dépositaire car elle appartient à tous mes compatriotes. Elle fait partie de notre héritage et de notre identité.
Cette position a refroidi ma relation avec M. Ghannouchi, qui ne pouvait plus supporter cette liberté de pensée, alors j’ai décidé, pour ma part, de prendre de la distance car je ne pouvais supporter le choix de politiques que je réprouvais.
J’ai donc envoyé à M. Ghannouchi une lettre où j’énumérais les raisons de ma démission du poste de conseiller politique.
Justement, vous n’avez jamais parlé avec exactitude des raisons de votre démission, vos réponses ont toujours été empreintes d’ambiguïté lorsque l’on vous posait la question.
Les raisons sont nombreuses. Certaines d’ordre personnel qui n’appartiennent qu’à moi, et d’autres relatives au fonctionnement du parti Ennahdha. Mais le point de rupture a été le “jeudi noir“ (25 juillet 2019, ndlr) et les événements qui ont succédé à l’hospitalisation de feu Béji Caïd Essebsi. J’en voulais à tous ceux qui ont bloqué les élections de la Cour constitutionnelle. Pendant 5 ans, je n’arrêtais pas de dire et redire que la seule institution garante du sauvetage du pays, d’une Constitution qui a institutionnalisé pour que des forces sur place n’arrêtent pas de se livrer des guerres aux dépens des intérêts de la Tunisie empêchant toute stabilité et tout progrès, c’est cette cour.
Le système politique est fragile, hybride et incapable de permettre une gestion saine de la Tunisie. Notre seul recours était la Cour constitutionnelle qui pouvait gérer tous les différends, de vérifier la conformité des lois, d’assurer un Etat de droit.
Il y a de nombreux textes de loi dans la Constitution qui ne peuvent être appliqués à cause de leur ambiguïté.
Je vous cite juste un point : Il y a un article de loi qui stipule que “le président de la République est le chef des forces armées“. Si nous devons prendre cet article à la lettre, nous dirons que les forces armées ne se limitent pas aux soldats mais concernent au même titre tous les agents de l’Etat qui portent des armes (la police, la douane et ainsi de suite). Il y a de nombreux textes de loi dans la Constitution qui ne peuvent être appliqués à cause de leur ambiguïté. La Cour constitutionnelle a pour rôle de les interpréter et de combler les lacunes.
Cela n’a pas empêché le succès du passage du pouvoir après la mort du président Essebsi.
C’est une chance pour nous. Mais il n’y a aucun organe de l’Etat pour constater la vacance du pouvoir. En Tunisie, on a toujours respecté la forme, même à l’ère de la dictature, la transition entre Bourguiba et Ben Ali fut une transition constitutionnelle, une transition médicale. Comment pouvons-nous, nous qui avons prétendu avoir fait une révolution, violé aussi honteusement, aussi ignoblement la Constitution ? Qu’Ennahdha y soit, c’est inacceptable et inadmissible ! C’est ce qui explique ma démission.
Pensez-vous que la popularité du parti Ennahdha en a pris un coup ? Comment évaluez-vous votre place aujourd’hui sur la scène politique tunisienne ?
Nous occupons toujours la première place, mais un vrai politicien ne voit pas les choses ainsi. Nous parlons là de l’avenir d’un pays, d’un modèle sociétal et d’une vision qui tient la route pour nous permettre d’assurer le bien-être de nos concitoyens et d’un projet d’avenir. Tout cela ne pourra pas se réaliser lorsqu’un parti est ancré dans l’idéologie. Les partis, les vrais, planifient sur 30 et 50 ans. Le parti travailliste britannique a 100 ans. Je veux vivre dans mon pays et le servir, mais voyez ce qu’il en est du parti Ennahdha : nous sommes passés de 1,5 million en 2011 à 500 000 en 2017 aux élections municipales.
L’idéologie ne peut pas être un programme pour édifier un pays. A Gafsa ou à Kasserine à 45° température, cette idéologie ne peut pas équiper les foyers de climatiseurs ou de ventilateurs
Ils ne comprennent pas qu’à mesure que nous avançons dans la démocratie, la dimension idéologique recule. Les gens se rendent de plus en plus compte que ce ne sont pas en lesquels ils ont mis toute leur confiance et qui ont peur de Dieu n’ont pas résolu leurs problèmes et n’ont pas amélioré leur quotidien.
L’idéologie ne peut pas être un programme pour édifier un pays. A Gafsa ou à Kasserine à 45° température, cette idéologie ne peut pas équiper les foyers de climatiseurs ou de ventilateurs, elle ne peut pas résoudre les problèmes de bébés qui meurent dans les hôpitaux, ce qui n’est même pas arrivé du temps de la dictature
Les partis travailliste et conservateur en Grande-Bretagne ont des socles idéologiques mais ne travaillent pas sur cette base. Ils proposent des programmes socioéconomiques.
Nous ne pouvons pas utiliser la religion et des années de répression pour justifier une mainmise sur la politique dans notre pays
Ces partis donnent des solutions aux problèmes économiques et sociaux, ils travaillent sur les projets d’investissement, la lutte contre le chômage et l’ouverture du pouvoir d’achat et du niveau de vie.
Nous ne pouvons pas utiliser la religion et des années de répression pour justifier une mainmise sur la politique dans notre pays. La religion et le discours religieux ne doivent pas être au cœur des batailles politiques car ils relèvent de la sphère personnelle et privée. Le débat religieux doit avoir lieux entre érudits, chercheurs et penseurs sinon il se transforme en un instrument de division de la société.
La religion appartient à tous, et un jour viendra où l’on demandera des comptes à Ennahdha
En Europe, il y a eu des guerres religieuses sanglantes pour établir un État civil et laïc, mais dans nos sociétés, nous n’avons pas vécu de telles guerres, les mosquées sont ouvertes et personne n’est empêché d’entrer ou de pratiquer ses rites. A partir du moment où l’Etat devient le garant de la justice et de l’équité, la religion ne peut être que personnelle.
La religion appartient à tous et un jour viendra où l’on demandera à Ennahdha : qui vous a autorisé à parler au nom de la religion, et de quel droit vous la monopolisez ?
La toute puissance idéologique dans notre pays, qu’il s’agisse de partis de gauche ou de droite, est dangereuse…
La toute puissance idéologique dans notre pays, qu’il s’agisse de partis de gauche ou de droite, est dangereuse. Pour que le processus démocratique réussisse, il faut que la bataille électorale se passe entre projets économiques et sociaux, mais que l’on dise “si je sors du pouvoir je serai“ jugé, c’est en fait le meilleur moyen de mettre fin à l’expérience démocratique.
Par ailleurs, il faut impérativement séparer la religion de l’exercice du pouvoir.
Propos recueillis par Amel BelHaj Ali
A suivre Deuxième partie:???