« Il pleut, il pleut bergère,
Rentre tes blancs moutons.
Les Karoui, les “frères”
Nous gouverneront.
De derrière leurs fers
Ils nous dirigeront
Il pleut, il pleut bergère,
Salue les grands perdants ».
Ce quatrain de Slim Laghmani, un des plus grands constitutionnalistes tunisiens, exprime tout le désespoir de la classe éclairée et patriote de notre pays face à une dynamique politique qui s’apprête plus à une débandade politique qu’à l’évolution naturelle d’une transition démocratique.
Loin de nous l’idée de prendre position pour un candidat ou un parti, mais il faut reconnaître que le succès de Nabil Karoui, qui suscite l’émoi de toute la société bien-pensante de la Tunisie et d’un autre côté la sympathie et l’affection d’une grande partie du peuple, est le résultant de la démission de l’Etat d’un rôle fondamental : le social dans toutes ses dimensions. Lorsque l’Etat n’est plus le garant de l’ordre économique et social, lorsqu’il ne met pas en place des dispositifs matériels et humains suffisants pour répondre à des besoins basiques d’une population vivant sous le seuil de la pauvreté dans des régions oubliées, ne reprochons pas aux autres, et ce quoi que nous pensons d’eux, d’avoir assuré ce rôle.
Le plus intelligent, dans ce cas, est de faire preuve d’humilité, de se remettre en question et de reconnaître ses erreurs.
Mais le drame de la Tunisie ne se limite pas à une place publique occupée par les ambitieux et les opportunistes de tous acabits, le drame de la Tunisie est que cette société bien-pensante pense que le Grand Tunis et les grandes villes côtières sont représentatifs de tout le peuple et expriment sa volonté !
Le drame de la Tunisie, c’est que la classe éclairée est complètement coupée de la réalité du peuple oubliant que sa passivité, son égoïsme, sa prétention et son absence du terrain ouvrent grandes les portes à tous les occupants de tous acabits. Comment expliquer à une mère, dont les enfants sont malades ou ont faim, qu’elle ne doit pas élire une personne juste parce qu’elle lui donne à manger ou soigne ses enfants ! Et ce sans entrer dans la logique des jugements partiaux des candidats !
On préfère jouer cavalier seul !
Le drame de la Tunisie est que parmi les 218 partis autorisés, 70% au moins adhèrent aux mêmes principes progressistes et républicains mais préfèrent jouer cavalier seul !
Le drame de la Tunisie est que le « branding » ne se fait pas par rapport aux projets, aux programmes et à la vision mais par rapport aux personnes. C’est d’ailleurs ce qui fait dire à Lotfi Saibi, Expert en communication et stratégie, Enseignant Universitaire aux Etats-Unis et à Tunis, que «nous sommes encore dans une phase d’apprentissage démocratique. Les personnes dominent le paysage politique et non les projets, on discute les personnes et non ce qu’elles peuvent offrir au pays et au peuple. Nous sommes en plein dans la culture des allégeances et non dans celle des compétences».
Lorsque vous demandez à un Tunisien de s’engager dans la politique, sa première question est, explique M. Saibi, «Qu’est-ce que je vais gagner en retour ?».
Résultat : la vie publique en Tunisie est devenue un champ de bataille où on se livre des guerres non pas pour sauver le pays, œuvrer à son développement et le mettre sur l’orbite du progrès et de la croissance mais pour préserver les intérêts des lobbies d’argent et ceux des nouveaux groupes d’intérêt qui se sont rapidement constitués en mini-Etats après le 14 janvier 2011 avec des ramifications partout dans l’administration, la justice et jusque dans certains ministères de souveraineté !
«Savez-vous que certains hommes d’affaires, têtes de listes, financent d’autres listes dans d’autres partis ou des listes indépendantes, pour sécuriser leurs périmètres à l’ARP ? Savez-vous que dès que l’on décide de discuter une loi au sein des commissions parlementaires, les téléphones des députés n’arrêtent pas de sonner et les instructions viennent des lobbies économiques et financiers ?».
C’est ce qui amène Lotfi Saibi à considérer que la Tunisie a été et est gérée par des gouvernements de gestion non pas des affaires du pays mais des affaires des lobbies de l’argent devenus trop puissants et menaçant l’existence même de l’Etat.
Le champ politique tunisien ressemble aujourd’hui à un champ de course où les parieurs jouent 4 à 5 chevaux. Les turfistes suivent de près la cote des candidats à la présidentielle ou aux législatives et évaluent leurs mises ! Leur dernier souci en la matière est l’intérêt du pays !
Qui place aujourd’hui la sécurité, la justice sociale et un programme de sauvetage économique en tête de ses préoccupations ? La question qui revient toujours est “quelle est votre position vis-à-vis d’Ennahdha ?“, comme si c’était une question déterminante pour le sauvetage du pays, oubliant qu’une vision éclairée, une stratégie avisée et engagée marginalisera de fait les partis renégats !
Un politologue avisé a justifié la débâcle d’un grand parti de la place par le fait que sa boussole n’était pas le pays mais plutôt son parti et ensuite sa famille.
Aujourd’hui, tant que ceux qui se prétendent soucieux de l’avenir de la Tunisie n’ont pas mis en veilleuse leurs egos démesurés, tant que chacun d’eux se prend pour “Dieu le père“, refusant de s’unir avec d’autres autour d’un même projet et d’une même vision pour une Tunisie plus prospère et le bien-être des citoyens, aucun parmi eux ne pourra avoir assez de pouvoir même pour servir ses propres intérêts.
Quand est-ce qu’on apprendra à réfléchir et agir ensemble pour que notre futur soit plus rayonnant que notre présent ?
Quand est-ce que nous accepterons le jeu démocratique en nous rassemblant et commençant par le début : des primaires pour les candidats comme cela se passe partout et dans tous les pays du monde ?
Quand est-ce que nous mettrons fin à la culture de l’allégeance aux personnes pour la culture de l’allégeance à la patrie ?
Amel Belhadj Ali