A quelques jours du premier tour de l’élection présidentielle en Tunisie, il est difficile de dire que les Tunisiens résidant en France fassent preuve d’un grand enthousiasme pour aller voter. Quant à ceux qui seraient prêts à le faire, la plupart ne savent toujours pas pour qui ils vont voter, hormis ceux qui sont affiliés politiquement.
Il semble que la principale raison des abstentionnistes à venir et celle de l’indécision des citoyens prêts à voter soit la même : un réel manque de confiance envers ceux qui postulent à la magistrature suprême. Une défiance accrue notamment à l’égard des candidats ayant déjà exercé des responsabilités.
Quant aux nouveaux venus qui ont sérieusement augmenté le nombre des prétendants à la présidence de la République, cela n’a pas réellement amélioré les choses. Soit ils ne paraissent pas assez sérieux, soit ils semblent n’avoir aucune chance. Ce qui n’encourage guère à voter pour eux et nourrit le malaise des électeurs.
C’est ce qui ressort des témoignages de quelques Tunisiens vivant en France rencontrés à Paris.
Imen, ingénieur, a affirmé à la correspondante de l’agence TAP à Paris : “Je n’accorde aucune confiance aux candidats à l’élection présidentielle, à part un ou deux indépendants mais qui n’ont malheureusement pas de chance de gagner face aux autres candidats appartenant à des partis politiques et ayant des moyens financiers pour organiser leur campagne électorale”.
Manel, responsable dans une entreprise de services publics : “Je sais pour qui je vais voter. Ma cousine est candidate et je voterai pour elle, sinon je pourrais voter pour un autre que je connais aussi. Quant au reste, dit-elle, je n’ai pas confiance”.
Ahmed, ouvrier dans le bâtiment, est encore plus résolu : “je vote pour mon parti sans avoir aucun doute. Mon choix est clair et définitif”.
Nihad : ” J’étais inscrite aux élections en 2011 et c’était la première fois de ma vie que je votais. Mais je n’ai pas voté en 2014 et cette fois également je ne vais pas voter car j’ai perdu toute confiance dans les hommes politiques tunisiens. Je ne m’intéresse même plus à la vie politique en Tunisie. Ils ont tué l’espoir que j’avais après la révolution de 2011. J’ai rêvé d’une Tunisie meilleure mais après presque une décennie c’est tout le contraire”.
Afin de mieux expliquer et comprendre le manque de confiance ainsi que l’incertitude qui règne, nous avons interrogé Adel Ltifi, chercheur et spécialiste de l’histoire du monde arabe moderne à l’Université Paris III.
Pour lui, «l’incertitude des électeurs vis-à-vis des candidats est due à l’ambiguïté du paysage politique en Tunisie. En fait, depuis 2011 tout tourne autour du pouvoir. Les partis politiques veulent le pouvoir et ne s’intéressent pas réellement aux affaires publiques ni à la stabilité politique.
Exemple marquant, en 2014 Ennahdha et Nidaa Tounes se sont accordés et alliés sur un partage du pouvoir et non sur un programme destiné à porter le pays en avant. Depuis toutes ces années, la seule question qui rythme la vie politique tunisienne est : pour accéder au pouvoir politique, qui va s’allier avec Ennahdha et qui ne le fera pas ?
Et si tout l’enjeu de la vie politique en Tunisie s’articule autour de la problématique du pouvoir et de sa détention, qu’il s’agisse d’alliés ou de rivaux, il en va de même quant au choix des acteurs de la politique. Chaque parti se base sur la loyauté qu’il estime lui être dû ainsi qu’à ses alliances plutôt qu’au partage des idées et des programmes, et ne prend pas pour base la compétence.
Cela engendre ” le tourisme politique “, ce phénomène qui irrite les citoyens tunisiens, lesquels ne savent plus quel homme politique mérite leurs voix et si celui-ci ne va pas les trahir après avoir été élu.
D’où, un grand problème de crédibilité des hommes politiques», soutient Adel Ltifi.
Et bien que les fondements de la démocratie existent dans les institutions, a ajouté l’analyste, celle-ci paraît contournée par les partis politiques qui se focalisent sur la problématique du pouvoir et les alliances possibles au lieu de se consacrer à la gestion des affaires publiques dans ces domaines essentiels que sont la santé, l’éducation, l’économie, etc. En conséquence, en 2019 les électeurs ne parviennent pas à discerner quel est le candidat progressiste, celui de gauche, le nationaliste ou l’islamiste… précise-t-il.
” Avec comme cause et conséquence, l’ambiguïté citée au début. Celle-ci est encore bien plus grande chez les Tunisiens à l’étranger, parce qu’ils ne peuvent pas toujours suivre l’actualité du pays au quotidien”.
Autre paradoxe selon Ltifi, en Tunisie on s’intéresse surtout à l’élection présidentielle bien que malgré sa légitimité le Président ne dispose pas d’un grand pouvoir. Alors que le chef du gouvernement, désigné par le Parlement et non par le suffrage universel direct, dispose, quant à lui, de beaucoup de pouvoir.