Les résultats du premier tour de l’élection présidentielle anticipée en Tunisie seront annoncés, officiellement, mardi 17 septembre 2019. En attendant, les résultats estimatifs annoncent, déjà, une profonde reconfiguration du paysage politique.

Selon les estimations de deux instituts de sondages, Sigma Conseil et Emrhod, ce sont Kais Saied et Nabil Karoui qui seraient arrivés en tête et qui seraient donc les deux qualifiés pour le second tour de l’élection présidentielle en Tunisie, prévu entre le 29 septembre et le 13 octobre prochain.

Les deux instituts de sondage estiment que Kais Saied a recueilli 19% des voix devant Nabil Karoui, donné à 15% des suffrages. Mais de récentes informations prêtent à Nabil Karoui un score supérieur à celui annoncé par les sondeurs.

L’écart entre ces deux premiers candidats et les deux candidats des deux partis au pouvoir, Abdelfettah Mourou (Ennahdha) et Abdelkerim Zbidi (indépendant soutenu par Nidaa Tounes) est de plus de 4 points, ce qui laisse augurer qu’ils sont assurés officiellement de disputer le 2ème tour et ce compte tenu d’une marge d’erreur d’environ 2 à 3 points.

Au plan idéologique, le premier tour de cette élection présidentielle anticipée aura été un tournant dans l’histoire de la politique en Tunisie dans la mesure où il aura consacré la victoire de deux candidats anti-système : un conservateur proche des thèses islamistes radicales et un populiste.

Le filon électoral des vainqueurs du premier tour

Professeur en droit constitutionnel, Kais Saied, qui a gagné en visibilité après le soulèvement du 14 janvier 2011, à travers son omniprésence sur les plateaux de télévision, aurait convaincu, d’après Sigma Conseil, les abstentionnistes des élections de 2014. «32,9% de ceux qui n’avaient pas voté lors des législatives de 2014 ont voté Kais Saied pour l’élection présidentielle anticipée», note le sondeur.

Toujours selon Sigma, le reste de la base électorale de ce que les internautes surnomment Robocop (justicier fictif dans un film dédié à la lutte contre les sociétés corrompues et criminalisées) est composé des nouveaux inscrits (13,3%), d’une partie du vivier électoral des deux partis au pouvoir, Nidaa Tounes (20,6%) Ennahdha (15%) et d’autres partis (18,2%).

Toujours au plan idéologique, Kais Saied, qui n’était connu au temps de Ben Ali ni comme un opposant ni comme un partisan, a développé au cours de sa campagne un discours proche des thèses du parti pan-islamiste reconnu Hizb Ettahrir et des milices qui s’étaient proclamées, au temps de la Troïka, protectrices de la révolution.

Ce discours a été axé sur un plaidoyer pour la démocratie directe (révision du mode du scrutin afin de donner davantage du poids aux communautés locales), pour la non dépénalisation de l’homosexualité, pour la peine de mort et pour le retrait du projet de loi successorale …

Quant à Nabil Karoui, surnommé «Berlusconi de Tunisie» et actuellement en prison pour blanchiment d’argent et fraude fiscale, il aurait réussi à passer au 2ème tour en puisant dans le vivier électoral de Nidaa Tounes.

Selon Sigma Conseil, Nabil Karoui, ancien nidaiste, a récupéré 42,7% de ceux qui ont voté Nidaa Tounes aux élections législatives en 2014, 14,5% des électeurs d’Ennahdha et 16,1% d’autres partis politiques. Le reste de ses électeurs n’ont pas voté en 2014 (21%) et n’étaient pas inscrits (5,7%).

Moralité : l’émiettement du parti Nidaa Tounes aura donc profité au candidat du parti “Qalb Tounes”.

Populiste par excellence, Nabil Karoui, communicateur et patron de la chaîne de télévision privée Nessma, s’est forgé une réputation comme bienfaiteur à travers « les activités caritatives pour les démunis ».

D’ailleurs, d’après Sigma, la majorité de son électorat est formée de femmes pauvres et analphabètes, des personnes vulnérables qui sont encore au premier niveau de la hiérarchie des motivations et des besoins d’Abraham Maslaw pour l’accomplissement de soi, en l’occurrence le besoin physiologique de manger et de boire pour survivre.

Émergence de deux tendances en porte-à-faux avec les besoins du pays

Abstraction faite de ces données sur les vainqueurs du premier tour, il faut reconnaître que leur élection constitue une claque démocratique et historique pour la classe politique classique, mais aussi une nette rupture avec le passé «makhzénien» avec l’émergence de deux nouvelles tendances : un conservatisme islamiste radical et un populisme qui ne mènera nulle part.

Deux tendances qui sont en porte-à-faux avec les besoins pressants du pays en matière de stabilité politique, de relance économique, de paix sociale et de réformes structurelles.

A priori, au regard des penchants idéologiques des deux candidats et de la mauvaise qualité de leurs viviers électoraux, l’horizon s’annonce sombre.

Les principaux perdants dans cette affaire sont le pays et le peuple. Le premier va perdre, semble-t-il encore cinq ans, et continuer à gérer la précarité, et ce compte tenu de l’incompétence annoncée des nouvelles forces qui vont prendre le pouvoir.

Le second va devoir patienter encore cinq ans voire plu pour tirer les enseignements des résultats de ce tsunami généré par cette démocratie tatillonne.