“Le dinar a été redressé artificiellement, mais cette pression artificielle qui a été créée autour de lui risque d’avoir de lourdes conséquences. La monnaie nationale pourrait se déprécier d’une manière plus accélérée après les élections”, affirme l’économiste Ezzeddine Saïdane qui présente son analyse de la situation de la monnaie nationale, dans une interview accordée à l’Agence TAP.
Quelle lecture faites-vous de la légère appréciation du dinar constatée ces derniers temps ?
D’abord, il convient de mentionner que les chiffres relatifs aux exportations, aux recettes touristiques, aux transferts des Tunisiens à l’étranger et à l’investissement direct étranger doivent être présentés en devises pour donner une idée juste sur leur évolution, vu l’instabilité du dinar. Celui qui les présente en dinar seulement cherche volontairement à induire les gens en erreur, tout comme celui qui se contente de présenter un ratio ou deux, en ignorant les autres.
Si le dinar s’est déprécié d’une façon très consistante de plus de 70% depuis 2011, c’est que les conditions économiques et financières ont été très mauvaises
Généralement, la monnaie nationale, dans n’importe quel pays, est un miroir qui reflète la situation économique et financière. On ne connaît pas un pays où la situation économique est dégradée et la monnaie est forte et inversement. Si le dinar s’est déprécié d’une façon très consistante de plus de 70% depuis 2011, c’est que les conditions économiques et financières ont été très mauvaises et que tous les indicateurs de l’économie tunisienne se sont fortement détériorés.
Toutefois, on constate, depuis mars 2019, une certaine appréciation du dinar qui se poursuit jusqu’à aujourd’hui. Comme la monnaie est le reflet et le miroir de l’économie, on peut supposer que l’appréciation du dinar reflète une amélioration des conditions économiques et financières du pays. Mais il se trouve que ce n’est pas le cas.
En termes de croissance économique, la performance réalisée est extrêmement faible. En glissement annuel, le taux de croissance a été de 1,1% pour le premier trimestre et de 1,2% pour le second.
Le deuxième chiffre communiqué par l’INS, fait état d’une croissance de 0,1% pour le premier trimestre et de 0,5% pour le second, par rapport à la fin de l’année 2018. Cette faible croissance ne peut pas justifier une reprise du dinar.
On ne peut pas dire que le redressement provisoire du dinar résulte d’une amélioration de la balance commerciale.
Du côté de la balance commerciale, l’année 2018 a été catastrophique et s’est achevée avec un déficit de 19,2 milliards de dinars, ce qui a largement contribué à la baisse de la monnaie nationale. En 2019, le déficit de la balance commerciale s’est aggravé de 20%, à la fin du premier semestre. On ne peut donc pas dire que le redressement provisoire du dinar résulte d’une amélioration de la balance commerciale.
L’autre facteur déterminant, c’est l’inflation, et là aussi les taux d’inflation enregistrés sont loin de servir le dinar. Le dernier chiffre publié par l’INS est de 6,7%. Un chiffre qu’il ne faut pas comparer à celui 2018, année où l’inflation était calculée sur une base différente. Cela, les politiques ne le disent pas.
En 2018, l’inflation était calculée en fonction de l’indice des prix à la consommation (IPC) (base 2010), alors que cette année, l’indice de référence est celui de 2015. Selon le directeur général de l’INS, techniquement, la différence entre les deux méthodes de calcul est de 0,5%, à peu près. Si on ajoute cette différence aux 6,7%, nous aurions une inflation de 7,2%. Une inflation énorme qui ne justifie pas la reprise du dinar.
Si tous les indicateurs sont au rouge, qu’elle a été véritablement, la raison de la reprise du dinar ?
On trouve une partie de la réponse probablement, dans le dernier rapport du FMI qui fait des reproches nets et précis aux autorités monétaires nationales, en estimant que cette appréciation du dinar réalisée par les autorités monétaires, va compliquer la tâche de la Tunisie pour le redressement des déséquilibres de la balance des paiements. On a même qualifié d’irrationnelles, les tentatives faites pour redresser le dinar.
En effet, à observer les événements financiers depuis le début de cette année, on constate qu’il y a eu la cession de la Banque Zitouna et de Zitouna Takaful, à des investisseurs étrangers, mais aussi, que plusieurs crédits ont été contractés, ce qui a généré des rentrées de devises. Logiquement, ces rentrées auraient dû être affectées aux réserves de change pour les conforter, face au niveau d’endettement très important du pays.
Cette dette extérieure nous coûte en intérêts, l’équivalent de 3 points de croissance annuelle.
Mais, nos autorités en ont décidé autrement, procédant à des interventions massives sur le marché des changes, en intervenant auprès des banques et en proposant à ces dernières des devises à prix réduits, ce qui a permis de redresser progressivement le dinar. Les devises provenant des dettes ou de cession d’actifs ont été donc, utilisées pour inverser la courbe du dinar, d’une manière artificielle.
La partie restante a été utilisée pour augmenter le niveau des réserves de change, mais tout cela au détriment d’un autre ratio, celui de la dette extérieure, qui a carrément explosé dépassant, actuellement, les 100% du PIB. Cette dette extérieure nous coûte en intérêts (en intérêts seulement, et pas en principal), l’équivalent de 3 points de croissance annuelle.
On a donc surendetté la Tunisie pour pouvoir réaliser un redressement artificiel provisoire du dinar. Juste à titre indicatif, cette dette extérieure a augmenté de plus de 70% en deux ans (chiffres BCT), passant de 62 milliards de dinars en 2016 à 105 milliards de dinars à fin 2018.
En 2019, cette tendance à l’endettement massif s’est poursuivie, en commençant par l’émission de 700 millions d’euros sur le marché international, qui a été réalisée au début de l’année et qui a permis de débloquer un ensemble d’autres crédits.
Tous ces crédits n’ont malheureusement, pas été utilisés pour lancer des investissements productifs qui devraient permettre à la Tunisie, de rembourser ses dettes dans des conditions normales.
Cette situation est-elle soutenable ?
Non. C’est insoutenable, c’est irresponsable et le pays ne peut pas tenir longtemps ainsi, parce que ce redressement artificiel du dinar nous a coûté excessivement cher. D’abord, il a été à l’origine de l’aggravation de la balance commerciale, parce qu’en redressant artificiellement, la valeur de la monnaie nationale, on a défavorisé les exportations et favorisé les importations.
Le pays ne fait plus de croissance et d’investissement alors qu’il accumule les déficits et les dettes.
Deuxièmement, il faut rappeler aussi que les transferts effectués par les entreprises étrangères installées en Tunisie au titre des dividendes de l’exercice 2018, ont été faits dans des conditions qui leur étaient très favorables, parce qu’elles l’ont fait sur la base de devises dont le prix a été artificiellement bas.
Résultat, l’économie est quasiment à l’arrêt aujourd’hui. Le pays ne fait plus de croissance et d’investissement alors qu’il accumule les déficits et les dettes.
Les raisons derrière cette situation sont strictement politiques. Je suppose que dès la fin des élections, le dinar évoluera autrement et cette pression artificielle va faire en sorte qu’il se dépréciera à un rythme plus accéléré après les élections.
Les politiques évoquent souvent l’amélioration des recettes touristiques comme argument justifiant en partie la reprise du dinar. Qu’en est-il au juste ?
Comme je l’ai dit au départ, présenter les recettes du tourisme, les exportations, les transferts des Tunisiens résidents à l’étranger (TRE) ou les investissements directs étrangers (IDE) en dinar, c’est chercher volontairement à induire les gens en erreur.
En 2018, on a reçu 8,2 millions de touristes pour 4 milliards de dinars de recettes. Une recette de 500 dinars par touriste, soit l’équivalent de 140 euros par touriste, billet d’avion compris. Je ne vois pas comment cela pourrait contribuer au redressement du dinar.
Juste pour comparer, les recettes moyennes par touriste au Maroc sont l’équivalent de 600 euros par touriste. Au Kenya, les recettes moyennes par touriste sont de 950 euros.
Cette année, au 10 septembre, on a reçu 6,8 millions de touristes pour des recettes de 4 milliards de dinars, soit 600 dinars par touriste (170 euros par touriste).
Juste pour comparer, les recettes moyennes par touriste au Maroc sont l’équivalent de 600 euros par touriste. Au Kenya, les recettes moyennes par touriste sont de 950 euros.
Nous avons un problème très sérieux au niveau des choix stratégiques de ce secteur. Le tourisme a peut-être contribué un petit peu à redresser les recettes du pays en devises, mais comme le déficit de la balance commerciale s’est beaucoup aggravé, cette couverture reste très partielle.
Aussi, le déficit courant a atteint un niveau très dangereux, s’établissant à 11,2% du PIB, en 2018.
Aussi, le déficit courant a atteint un niveau très dangereux, s’établissant à 11,2% du PIB, en 2018. Il pourrait atteindre le même chiffre cette année, alors que selon les normes internationales, ce ratio ne doit jamais dépasser ou s’approcher des 3%. Cette situation explique l’endettement excessif qui menace sérieusement, la soutenabilité de la dette tunisienne.
Cette situation est d’autant plus inquiétante, que la confusion politique règne dans le pays. Ses issues sont incertaines et cela va créer une sorte d’attente voire de méfiance chez nos partenaires financiers et les investisseurs.
Cette attente qui pourrait durer une année ou plus, est quasiment insupportable pour la Tunisie, vu les tensions énormes sur les finances publiques.