Selon les estimations de deux instituts de sondages, à savoir Sigma Conseil et Emrhod, les partis d’Ennahdha de Rached Ghannouchi et de Qalb Tounès de Nabil Karoui ont remporté les élections législatives pour 2019, en obtenant respectivement 40 et 35 sièges dans la future Assemblée des représentants du peuple (ARP) sur un total de 217 exigés.
Ils sont suivis par les listes indépendantes avec 19 députés, Tahya Tounès (17 députés), la coalition d’Al Karama de l’avocat Seifeddine Makhlouf (17), le mouvement populaire, parti nationaliste arabe de Safi Said (15), le Courant démocrate de Mohamed Abbou (14) et le Parti destourien libre d’Abir Moussi (14).
Des interprétations à chaud
Les premières lectures à chaud de ces premiers résultats ont dégagé quatre principales remarques.
Premièrement, la forte proportion des abstentionnistes, près de 60% – c’est-à-dire 2,6 millions ont voté sur un total de 7 millions d’électeurs inscrits- a profité aux partis religieux dont le vivier électoral est, généralement, discipliné (Ennahdha, coalition Al Karama) et au parti populiste de Qalb Tounès qui, créée à peine il y a quatre mois, fait une entrée spectaculaire au Parlement.
Deuxièmement, ces premiers résultats sont venus prouver que les électeurs n’ont pas sanctionné les partis qui ont gouverné (Ennahdha et Tahya Tounès) et qui sont pourtant à l’origine de la crise délétère et multiforme dans laquelle se débat le pays. Bien au contraire, avec leur vote, ils ont donné le feu vert à ces deux partis pour poursuivre leur job et enfoncer le pays dans une crise encore plus grave.
Troisièmement, ces résultats provisoires ont consacré une profonde configuration du paysage politique avec la disparition de fait ou de juré de trois partis : Nidaa Tounès (qui n’a obtenu que deux ou trois sièges contre 86 lors des élections de 2014), le parti du Front populaire (représentant de la gauche tunisienne qui disparaît de la carte) tout autant qu’un autre socio-libéral bien structuré, en l’occurrence Afek Tounès.
Quatrièmement, ces résultats viennent confirmer que les électeurs ont voté non pas sur la base de programmes mais sur la base de considérations émotionnelles, identitaires et populistes.
A l’horizon, une instabilité politique probable
Abstraction faite de ces remarques, l’enjeu résidera dans la difficulté qu’auront les partis vainqueurs, Ennahdha et Qalb Tounès, à former un gouvernement. Aucun des partis arrivés en tête ne peut gouverner seul. Des coalitions avec d’autres partis s’avère donc indispensable pour avoir la majorité absolue au Parlement…
Si on s’amuse à calculer, aucun parti ne peut, même à la faveur de quatre ou cinq coalitions, mobiliser un tel score au Parlement, d’autant plus que plusieurs partis ont exprimé, dès l’annonce des premiers résultats, leur refus de coopérer avec Ennahdha dans le cadre d’une coalition qui rappellerait la Troïka.
Au nombre de ces partis qui ont décidé d’évoluer dans l’opposition figurent le Parti destourien libre (PDL), le Courant démocratique et le Mouvement populaire qui totalisent à eux 43 députés.
Moralité de l’histoire : au regard de la crise socioéconomique qui sévit dans le pays, au regard du fort taux d’abstention (plus de 50%), au regard du rejet probable des syndicats de l’entrée au Parlement de mouvements politiques extrémistes tels que la Coalition Al Karama qui a plaidé pour des villes sans droit ni loi, la Tunisie risque de connaître une instabilité politique et des blocages institutionnels certains.
Pis, au cas où un parti comme Ennahdha parviendrait à former un gouvernement en dépit du recul de sa représentativité au Parlement (40 contre 69 en 2014), il sera tenu, sous pression éventuelle de la rue et des mouvements sociaux, de rendre compte sur la cherté de la vie et sur des scandales majeurs qui ont eu lieu à l’époque où il gouvernait dans le cadre de la Troïka. Ces scandales étant principalement l’appareil secret du parti Ennahdha et les assassinats politiques de Chokri Belaid, Mohamed Brahmi et de Lotfi Naghd.
Cela pour dire au final que le triomphe de ce parti, qui s’est forgé la réputation de détruire les partis partenaires et de n’avoir rien donné au pays durant dix ans, ne serait en fin de compte, à notre avis, qu’un cadeau empoisonné du «ciel».