Le débat organisé dernièrement par le Forum Ibn Khaldoun pour le développement sur les enjeux et les priorités de la Tunisie en l’an 2020 ne semble pas très optimiste quant à l’avenir économique du pays. La situation économique, financière et sociale demeure tendue, marquée par des résultats bien en retrait des objectifs du plan de développement avec une croissance atone, qui ne dépasserait pas les 2,3% pour la période s’étalant entre 2016 et 2020, alors que l’on prévoyait 3,5% dans le cadre du Plan de développement.
Les indicateurs économiques sont au rouge avec une accélération de l’inflation, atteignant en 2018 et 2019 une moyenne dépassant les 7%, soit le double du niveau initialement prévu (3,5%). Le chômage reste élevé à hauteur de 15,3% de la population active (contre un objectif de 12,2% fixé par le plan pour 2020), sous-tendant d’importantes disparités allant du simple au double entre les régions côtières et les régions de l’intérieur, entre les hommes et les femmes et entre les non diplômés et les diplômés du supérieur.
Le déficit de la balance des paiements courants se creuse de plus en plus avec une moyenne de 10% du PIB entre 2016 et 2019, alors que l’on prévoyait de le réduire de 3% pour le maintenir à 7%.
Par ailleurs, le taux d’investissement passe de 19,4% du PIB en 2015 à 18,4% en 2018, et il est prévu un taux en dessous de la barre de 19% du PIB en 2019, soit un taux en retrait de 3 points de pourcentage du PIB par rapport aux prévisions du Plan.
La situation des finances publiques reste préoccupante avec une dette publique atteignant les 83% du PIB en 2019 malgré une relative détente observée depuis 2018. Les entreprises publiques, elles, n’arrivent pas à redécoller à cause d’une forte détérioration de leurs capacités de financement dont les fonds propres nets négatifs en 2016 ont été de 2,9 milliards de dinars.
2020, année de toutes les incertitudes !
Le conférencier du Forum Ibn Khaldoun a justifié les écarts par rapport aux prévisions du plan par un optimisme exagéré et une ambition démesurée ; le contexte actuel étant différent de celui de 2011 ainsi que par l’incapacité de l’Etat à mettre en œuvre les réformes nécessaires pour une réelle relance économique.
Du coup, Habib Karaouli, PDG de CAP Bank (Capital African Partners Bank), ne croyait pas si bien dire en annonçant que l’année 2020 sera celle de toutes les incertitudes.
«Tous les analystes s’accordent à dire que 2020 ne serait pas de tout repos. Nous serions les derniers à le souhaiter, mais les faits sont là. Nous aurons une ARP, atomisée, et des difficultés à constituer un nouveau gouvernement ! Le pire est que celui actuellement en poste n’a rien fait en prévision des difficultés futures. D’ailleurs, il souffre d’un grand déficit : son incapacité à anticiper».
Un des exemples les plus éloquents en la matière, explique Habib Karaouli, est celui de la BFT. Les hautes compétences gouvernementales (sic) n’ont même pas prévu ce qui risquait de se passer en ignorant toutes les sollicitations de l’ABCI et de Abdelmajid Bouden pour une solution à l’amiable. Le Tribunal arbitral, CIRDI (Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements), ne s’est donc pas privé de condamner les autorités tunisiennes à un dédommagement de l’ordre d’un milliard de dollars.
Un autre exemple, celui de Thomas Cook : la faillite de ce TO et ses répercussions sur notre hôtellerie n’ont pas été envisagées et pourtant les signes précurseurs de cette catacombe touristique internationale étaient bien là.
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Une succession de ratages
La brillantissime équipe gouvernementale économique n’a pas étudié Keynes qui a introduit la notion d’« incertitude radicale » dans sa théorie macroéconomique. En un mot, cela veut dire que les décisions d’aujourd’hui dépendent de la situation de demain et des constats tirés du passé, d’où la nécessité pour tous “les agents économiques d’anticiper les comportements des autres agents ainsi que les variables macroéconomiques“.
«Il y a une succession de ratages qui a fait que nous n’avons pas géré le dossier économique d’une manière technique mais que nous avons plutôt entrepris une politique politicienne sans donner aucune importance à l’intérêt du pays. D’où l’importance pour l’Etat de se doter d’un outil d’études et de réflexion pour pouvoir anticiper tout phénomène à risque pour la stabilité socioéconomique du pays. Tous les pays du monde disposent de structures qui protègent leurs acquis. C’est ce qu’on appelle l’intelligence économique. En 2008, j’ai proposé la création d’une agence d’intelligence économique dont le premier rôle est d’être le réceptacle de toutes les informations touchant aux secteurs clés, et de donner à l’Etat les moyens de les protéger», assure Karaouli.
Pour étayer ses dires, il cite deux exemples forts éloquents. Le premier, celui de la campagne menée tambours battants par les médias français contre les cliniques tunisiennes devenues de sérieuses concurrentes de leurs homologues européennes en matière de médecine esthétique. «Comme par hasard, on nous a servi l’affaire cousue de toutes pièces de la patiente britannique qui a porté plainte contre l’une des meilleures cliniques de Tunisie pour erreur médicale. Fort heureusement, la Clinique en question s’est bien défendue et son dossier était des plus solides. Mais à l’échelle de l’Etat, qu’avons-nous fait ? Rien ! Nous n’avons rien fait pour défendre l’image de la Tunisie alors que nous devions protéger notre système et avoir la capacité de réagir à temps.
Un deuxième exemple encore plus parlant : celui de l’huile d’olive. Rappelez-vous la mauvaise presse faite par les Italiens à notre huile d’olive, en diffusant des données complètement fausses, l’année dernière. Pour moi, l’huile d’olive est une marque de fabrique, un patrimoine national, si on nous attaque il faut réagir. Ils nous ont chargés parce que nous avons commencé à monter en grain, et à refuser de vendre en vrac».
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Des ministres de désinvestissement, de dés-industrie et de l’exportation
D’où l’importance de la création d’une agence d’intelligence économique dont le rôle est de définir un système structuré qui permet une veille informationnelle, le recueil de tous les renseignements utiles et leur utilisation pour action, après sécurisation.
Trois maîtres mots résument l’intelligence économique : la veille, la protection et l’influence. Qu’en est-il dans notre pays ? Rien ! Alors que l’économie tombe en miettes, que le ministre de l’Industrie est plutôt celui de la “dés-industrie“, que celui du Commerce promeut l’importation beaucoup plus que l’exportation, et que celui des Investissements extérieurs n’a réussi que le désinvestissement au national et à l’international.
«Pour protéger l’économie nationale, il faut une agence I.E rattachée à la présidence du gouvernement et qu’elle soit transversale car elle touche à tous les secteurs. Il s’agit là de souveraineté nationale».
En fait, tous les pays au monde sont dotés de structures de veille économique pour protéger leur patrimoine national, mais pas la Tunisie. Ce qui est arrivé au secteur du phosphate relève au niveau de la haute trahison. Nombre d’acteurs politiques, des représentants de la société civile et même des agents étrangers auraient œuvré à la destruction de l’un des fleurons de l’économie nationale. Les concurrents «amis» féroces n’auraient pas lésiné sur les moyens de mettre à plat un secteur prospère et auraient même imposé des clauses d’exclusivité aux pays demandeurs de cet engrais important pour faire disparaître totalement et l’exploitation des gisements de phosphate et les industries connexes.
Quoi de plus normal lorsque la traîtrise est un sport national et lorsque les prétendus militants ou défenseurs des intérêts de la nation sont complices de l’assassinat de son économie.
«Nous avons un certain nombre de brevets dans le secteur du phosphate, affirme Habib Karaouli, et je ne suis pas sûr qu’ils soient protégés. D’où l’importance de protéger nos acquis et nos richesses, et d’anticiper les attaques. Nous aurions eu une structure de veille économique, nous n’aurions pas reçu de plein fouet la liquidation de Thomas Cook, puisque depuis avril 2019 il y avait des avertissements sur les résultats du groupe après la dégradation de sa notation».
Mais le pire dans ce qui se passe aujourd’hui dans notre pays est la rupture du contrat de confiance entre le peuple et ses dirigeants. En témoigne la participation minime des électeurs aux législatives. Les Tunisiens semblent indifférents à ce qui peut advenir de leur pays même s’ils doivent être les premières victimes de leur malheureux choix.
«Quand il y a un déficit de confiance et rejet de tout ce qui émane du système, c’est le populisme qui prend le dessus. La Tunisie est un modèle en matière d’absence d’Etat, à un moment où il devait être très présent, surtout pour préserver les classes les plus démunies. En fait, on a capitalisé sur les déceptions, et c’est pour cela qu’il faut parler d’échec du gouvernement et non de faillite du système».
Avec les derniers résultats des élections, attendons-nous à une année économique blanche dans un pays en détresse. S’il n’y a pas accord entre les différents blocs parlementaires pour la composition d’un gouvernement d’union nationale, ne rêvons pas d’une relance ou même de mesures en faveur de l’économie.
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Deux scénarios se profilent à l’horizon : celui grec ou pire libanais.
Seul un élément pourrait œuvrer un tant soit peu à calmer relativement les choses : un pacte social ! «Je suis de ceux qui appellent à la mise en place d’un pacte social. Il faut que les partenaires sociaux se réunissent, qu’ils évaluent les enjeux et les risques de la situation socioéconomique actuelle, qu’ils établissent un diagnostic clair et fixent les règles de jeu pour leurs relations futures. Le pays ne peut plus souffrir davantage de tensions qu’il n’en a. Il faut envisager un planning d’engagements et se mettre d’accord pour la préservation d’un certain nombre de secteurs afin de sauver la Tunisie. Il y a des secteurs qui doivent être intouchables. Et tout ça est possible. Et dans ce cas, même si la crise persiste, nous arriverons quand même à y faire face. C’est la solution à envisager actuellement et nous ne pouvons nous permettre un autre scénario. Nous n’en avons pas les moyens, sinon c’est la chute finale de la Tunisie», explique Habib Karaouli.
Face à la prévalence des incompétences au sein d’un Etat sur le déclin, face à l’impuissance des décideurs publics et leur incapacité à gérer les affaires du pays et du peuple, il revient aux organisations nationales d’assurer leur rôle historique : sauver la Tunisie et faire comme si l’Etat était mort !
Ce qui est presque le cas !
Amel Belhadj Ali