Il est jeune, engagé, impliqué et de formation expert-comptable, ce qui lui permet de bien compter. Il, c’est Khalil Ammous, nommé en juillet dernier PDG de la Pharmacie centrale de Tunisie après des crises successives qui ont duré des mois, tient à assurer et se donne la possibilité dans la limite des moyens mis à sa disposition de faire de la Pharmacie centrale de Tunisie (PCT) une entreprise publique florissante et de réduire son déficit.
Il est aussi optimiste que réaliste, et pour lui, qu’il s’agisse de la chute du dinar ou du cumul des dettes des fournisseurs étrangers qui ont atteint les 400 millions de dinars, la réorganisation des structures de la PCT, à laquelle il s’est attelé depuis sa nomination, ainsi que l’implication du personnel et son adhésion au programme de sa relance permettront de dépasser le cap et de remettre cette entreprise publique emblématique sur les rails.
Entretien.
WMC : La Pharmacie centrale de Tunisie souffre depuis des mois de déficits, d’incapacité à payer ses fournisseurs et d’approvisionner le marché comme il se doit. Pensez-vous pouvoir changer la donne ?
Khalil Ammous : Je pense qu’il faut faire le point de la situation avant de parler de notre programme pour développer la Pharmacie centrale. Un petit résumé s’impose.
Les difficultés ont commencé en 2018 quand il y a eu la première pénurie en produits médicamenteux dont certains importants et vitaux. A l’époque, il y a eu beaucoup d’achats sans qu’on en ait calculé les conséquences financières. Nous devions payer les fournisseurs en 2019, ce qui, dans un premier temps, n’a pas été fait, et par conséquent, ils ont arrêté de nous livrer. Il y avait trois mois de retard sur les règlements et au lieu de couvrir 12 mois de consommation, nous avons, cette année, été obligés de nous acquitter brutalement de 15 mois de paiements. Il fallait rattraper les 3 mois de reliquat sur 2018 qui n’ont pas été couverts à temps.
J’ai débarqué à la Pharmacie centrale au mois de juillet 2019 et je me suis attelé, avec le ministère des Finances et presque toutes les institutions proches, à améliorer l’opération des encaissements.
Oui mais pourquoi une institution comme la PCT sensée être bénéficiaire enregistre régulièrement des pertes ? Mauvaise gestion ? Incapacité de recouvrement avec les institutions publiques ?
Les pertes de la Pharmacie centrale découlent de deux éléments principaux : la compensation et la dépréciation du dinar. Dans un autre contexte, la Pharmacie centrale aurait été largement bénéficiaire. Pour pouvoir gérer l’existant sans y perdre les plumes, il fallait mettre en place un nouveau process et user de nouvelles méthodes de gestion et de procédures managériales.
C’est là où je me suis investi. Beaucoup de départements séparés les uns des autres, sans aucune coordination ont été reliés ensemble pour susciter entre eux une nouvelle synergie. Nous avons intégré la direction financière au sein du département de l’exploitation, ce qui lui a donné un nouveau souffle et permis d’élaborer une stratégie commune pour répondre aux besoins du marché en définissant nos achats avec plus de précisions et mettre en place les moyens nécessaires qui nous permettent de satisfaire à la demande sur un laps de temps bien défini.
Il fallait savoir avec précision, quand nous devions acheter certains produits médicamenteux et quand nous pouvions nous en passer et cela dépend des saisons, et de la demande du marché.
Quelle approche avez-vous adoptée pour y parvenir ?
Nous nous sommes posé la question suivante : “pourquoi avoir un produit en stockage alors qu’il n’y a pas de demande du marché une période donnée ?“.
Nous nous sommes donc adressés à nos fournisseurs étrangers -avec les locaux nous n’avons pas de problèmes- et nous nous sommes accordés sur les délais de paiements en établissant un échéancier clair et en nous basant sur les encaissements existants de la Pharmacie centrale. Ils ont accepté.
Il y avait aussi un problème de non visibilité de la production, et nous avons étudié avec eux les produits que nous pouvions substituer à d’autres, ainsi que les produits aisément accessibles et qui ne posent pas problème lors de leur acquisition.
Nous avons travaillé sur le court terme avec les fournisseurs, et nous avons établi un planning de livraison par quinzaine pour ne pas laisser le marché sans médicaments.
L’autre élément important et nouveau est la digitalisation de la Pharmacie centrale. Nous avons conçu dix projets de digitalisation qui seront bientôt opérationnels.
Votre administration n’a pas résisté à la dématérialisation des procédures comme ce qui se passe un peu partout ailleurs ?
Au contraire, ils ont été très accueillants. Il est important de valoriser le travail du personnel et de développer l’interactivité avec nos collaborateurs. Ils ont, in fine, réalisé un travail formidable, premièrement en commençant par nettoyer la base de données de la Pharmacie centrale. Nous avons effacé les commandes en boucle qui faussent toutes les données statistiques existantes. Il a fallu deux semaines pour le faire.
Ensuite, nous nous sommes attaqués aux commandes qu’il fallait identifier avec précision. Pour cela, nous devions connaître dans le détail le stock existant, évaluer la consommation moyenne par produit et voir s’il y a de nouveaux produits génériques sur le marché pour les intégrer à la liste existante.
Auparavant il fallait également passer une commande avalisée par le PDG mais approuvée auparavant par 5 autres intervenants. Nous avons ainsi mis fin à des techniques désuètes qui ralentissaient l’approvisionnement du marché et des fois causaient la pénurie dans certains produits.
J’en profite pour remercier le personnel de la Pharmacie centrale qui a réussi rapidement à mettre en place cette nouvelle manière de faire et à l’adopter.
C’est une nouvelle approche, la pensez-vous efficiente sur la durée ?
Evidemment ! Le projet de commande est digitalisé donc dématérialisé, tout se fait par validation sur système, donc aucun risque de corruption. Chacun a sa propre rubrique pour rédiger ses remarques et les commentaires qui le concernent dans son département.
Nous avons chaque lundi une réunion durant laquelle nous examinons tous les projets de commande de la semaine, procès-verbaux à l’appui, et la centralisation sur une base des projets de commande. Le but est de voir si des produits ont été commandés en double parce que des erreurs peuvent survenir dans un travail collectif. Aujourd’hui, le système rejette toute erreur ou répétition.
La centralisation des projets de commandes fait qu’elles sont envoyées et honorées, parce qu’il y a eu, auparavant, des bons de commandes non envoyés, ça n’est plus le cas parce que c’est maintenant, le système qui envoie automatiquement les bons de commande et parce que l’injection des marchés et des appels d’offres se fait au niveau du système. Avant on passait les appels d’offres manuellement. Chaque appel d’offres approuvé par la commission supérieure du marché passe au département approvisionnement pour la commande des produits. Là, dès que nous avons la validation de la commission supérieure des marchés, nous l’injectons systématiquement dans le système avec les échéances de livraison, et c’est le système qui va générer les bons de commandes, donc tout appel d’offres va être assuré et suivi par le système lui-même.
Des fois certains fournisseurs nous disent : “nous avons gagné l’appel d’offres mais nous n’avons pas reçu de bons de commande“.
Maintenant, nous avons un tableau de bord grâce auquel nous contrôlons toutes les opérations de manière claire et transparente et nous suivons absolument tout à l’instant T. Je précise : aujourd’hui, tout le fonctionnement se fait à jour avec un contrôle assidu, et à partir du mois de décembre les commandes se feront en ligne. La commande est reçue par le système qui vérifie si les produits sont disponibles dans les quantités demandées et répond du suivi de l’opération avec un ordre de livraison précis à l’heure. Donc avant 24 h, le commercial prépare la marchandise suivant l’ordre du système, et le client vient récupérer ses produits à l’heure exacte.
Il y a aussi les fournisseurs qui livrent leurs produits et ne sont payés que lorsque tout le stock est écoulé, avec les problèmes qui s’en suivent. Les fournisseurs qui contestent le non-paiement parce que nous ne savons pas si le stock est réellement écoulé ou pas et parfois il y a des erreurs commises ou des oublis. Ce n’est plus le cas puisque tout est devenu informatisé, et il y a une application qui contrôle l’écoulement des stocks, la facturation se fait systématiquement et est envoyée au financier qui établit l’ordre de paiement. L’opération se passe de l’achat à la vente d’une manière informatisée et il n’y a ni retard, ni erreurs, ni oublis.
Autre point : la facture électronique que nous sommes en train de discuter avec la CNAM, les fournisseurs et les industriels, et d’ici son établissement il n’y aura plus d’intervention humaine et c’est la transparence totale.
Reste le problème de la compensation de produits non vitaux. Au ministère de Commerce, on estime que ce sont en réponse aux commandes de la P.C alors que certains produits qui nous coûtent cher ne sont pas nécessaires et le marché local peut les produire. Pourquoi ?
Au niveau de la compensation, nous avons un problème. J’explique. Il y a quatre types de médicaments : le vital et l’essentiel sont deux catégories de médicaments dont nous ne pouvons pas éliminer la compensation parce que leur prix est très cher et l’accès au citoyen devient difficile. Nous ne pouvons l’autoriser et c’est la raison pour laquelle l’intervention de la Pharmacie centrale est vitale. Mais il y a deux autres catégories de produits intermédiaires et conformes qui ne sont pas des médicaments vitaux. A titre d’exemple, ceux des maux de tête ou du mal de gorge, parce que nous pouvons leur trouver des solutions de rechange ; pareil pour le reflux non chronique, il y a des génériques qui le traitent. Ces médicaments sont subventionnés par la Pharmacie centrale, et nous les compensons à hauteur de 20 à 30%. Cela tourne autour de 50 à 70 millions de dinars de compensation. Imaginez ce que nous pouvons gagner si nous arrêtons de les compenser.
Maintenant ce que nous, nous demandons, pour éviter au ministère du Commerce toute protestation d’organisations internationales, telle l’OMC, c’est de les importer mais d’arrêter leur compensation et les vendre au prix réel. En plus, ce sont des médicaments qui ne sont pas nécessaires au patient et qui sont à 70% fabriqués en Tunisie, alors pourquoi les compenser dans ce cas. Il faut établir une liste où l’on applique la réalité des prix pour tout d’abord préserver le budget de l’Etat et encourager notre propre industrie pharmaceutique.
Et qu’est-ce qui vous empêche d’interdire leur importation ?
En tant que Pharmacie centrale, je ne peux pas éliminer de notre propre décision l’importation de ces produits. Ils disposent de l’autorisation de mise sur le marché (AMM), de par la loi, je dois les importer, mais je peux prendre la décision de ne pas supporter la compensation à partir du moment où ils existent sur le marché local. L’application de la réalité des prix donnera au consommateur le choix d’acheter ce qui correspond le plus à sa bourse.
Considérez-vous que vous deviez jouer un rôle dans l’encouragement de la production pharmaceutique locale ?
Le rôle de la Pharmacie centrale est de rééquilibrer le marché et de le réguler. Lorsqu’il existe un fournisseur local qui veut introduire son produit dans le circuit de la Pharmacie centrale, pour la vente au secteur public dont elle possède le monopole, on met en concurrence le local et l’international par l’intermédiaire d’un appel d’offres. Nous encourageons le local, parce que ses prix sont dans la majorité des cas inférieurs aux produits importés pour les mêmes qualités thérapeutiques. Cela permet de préserver les devises, et même lorsqu’un Tunisien obtient l’AMM en cours d’année, nous essayons de l’intégrer dans notre base de données et de le valoriser.
Qu’en est-il du lobbying des laboratoires étrangers dans les sphères décisionnelles et qui menacent sérieusement la survie d’une industrie pharmaceutique locale fragile ?
Ecoutez, le processus de dématérialisation et d’informatisation de tous les circuits va éliminer toute forme de lobbying, mettre fin à toutes les formes de magouilles. Nous serons aussi transparents qu’équitables.
Et qu’en est-il des vols répétitifs dans les pharmacies des hôpitaux et dont vous-même avez dénoncé une affaire survenue à l’hôpital de Sfax ?
Je reviens à la dématérialisation du processus de commandes, de livraison et d’acquisition des médicaments par les patients dans les structures hospitalières. Tout sera informatisé, et le système adopté par l’hôpital Habib Thameur, sera appliqué partout. Grâce à la digitalisation plus jamais nous réduirons considérablement ces pratiques honteuses et ruineuses. Nous avons élaboré un nouveau manuel de procédures et nous avons signé un protocole d’accord avec l’INLUCC (Instance nationale de lutte contre la corruption) pour avoir une certification internationale des procédures dédiée à la Pharmacie centrale.
Entretien conduit par Amel Belhadj Ali