Occuper le poste de directeur général des Affaires consulaires n’est certainement pas de tout repos, et Mohamed Ali Nafti, diplomate de carrière et ancien ambassadeur de Tunisie en Corée du Sud, ne dira pas le contraire.
Le profil d’Ali Nafti ne semble pas répondre au descriptif de Clemenceau selon lequel «Les fonctionnaires sont un peu comme les livres d’une bibliothèque : ce sont les plus haut placés qui servent le moins», car lui sert « beaucoup » tout le monde sans compter et partout. Et ce n’est pas facile de gérer une diaspora estimée à plus de 1,450 million de Tunisiens répartis sur des dizaines de pays. Mais il est encore plus difficile de résoudre des problèmes qui, des fois, dépassent ses prérogatives et son champ d’action.
Toutefois, le DG des Affaires consulaires n’épargne aucun effort pour répondre aux sollicitations des uns et aux revendications des autres en ces temps difficiles où le monde entier vit des crises aussi bien socioéconomiques et politiques que culturelles et identitaires et dont l’impact se répercute directement sur les communautés étrangères.
Entretien
WMC : Avez-vous une idée exacte sur le nombre de Tunisiens résidant à l’étranger et quels sont les pays où la présence de nos compatriotes est la plus remarquable ?
Mohamed Ali Nafti : Le dernier recensement de 2018 évalue le nombre de nos compatriotes à l’étranger à 1,450 million. Le plus grand contingent réside en France, soit près de 830 000 avec toutefois une nuance : les autorités françaises différencient les binationaux de ceux qui ne sont détenteurs d’une seule nationalité, la tunisienne. Si nous devons adopter ce raisonnement, nous diviserons le chiffre de 1,450 million par 2.
Un autre élément important à prendre en compte, c’est celui de la mobilité entre la France et la Tunisie. Et là, nous pouvons parler d’un million de Tunisiens, soit les 830 000 comprenant tous les Tunisiens qui ont choisi de vivre dans l’Hexagone depuis l’indépendance et même bien avant ; ensuite les 150 000 qui bénéficient de visas pour moyens et longs séjours, conjugués aux 30 000 Franco-tunisiens qui résident dans notre pays.
La deuxième destination de prédilection des Tunisiens, c’est l’Italie ; ils sont officiellement 117 000 à y demeurer, abstraction faite de l’immigration clandestine.
La troisième destination est l’Allemagne avec près de 110 000 Tunisiens sur place, suivie de la Belgique (30 000), de la Suisse (20 000), de la Suède (10 000), de la Grande-Bretagne et l’Irlande où vivent autour de 10 500 Tunisiens, l’Autriche (9 000), de la Hollande (9 000), de l’Espagne (4 000) et de la Russie et l’Ukraine (5 000) composés essentiellement d’étudiants.
Donc au total en Europe, vivent 1,250 million Tunisiens.
Les autres pays de résidence sont la Libye (30 000, chiffre approximatif), l’Algérie (20 000), le Maroc (5 200), l’Arabie Saoudite (26 300), les Emirats arabes unis (18 900), Qatar (22 200), Oman (8 000), soit un total monde arabe de près de 115 700 Tunisiens.
Suivent les Etats-Unis d’Amérique (environ 22 000), le canada (28 500), l’Australie (4 00) ; puis près de 4 500 Tunisiens qui vivent en Afrique subsaharienne.
Qu’est-ce qui expliquerait cette répartition géographique, d’après vous ?
Au commencement, il y a eu des raisons historiques. Bien avant l’indépendance, des Tunisiens ont choisi la France pour lieu de résidence. Les raisons sont évidentes, il s’agit de proximité géographique et de complicité culturelle grâce à la maîtrise de la langue française.
Il y a aussi des raisons politiques, économiques et sociales pour ce qui est de la France ; mais également l’Allemagne qui était en construction. Donc, la demande en matière de main-d’œuvre et de cadres qualifiés a augmenté à un rythme de crescendo tout au long des années d’après-guerre (Deuxième Guerre mondiale) en fonction des exigences et des demandes de ces pays-là.
Pour les autres pays, c’est surtout économique. L’Italie n’était pas une destination privilégiée pour les Tunisiens bien que géographiquement parlant c’est la plus proche.
Certains de nos compatriotes ont toutefois choisi de revenir parce que nous étions en pleine édification de la première République. Ce sont ceux-là qui ont édifié la Tunisie moderne. Ils ont formé les premiers médecins, les premiers ingénieurs après avoir suivi leurs études universitaires en France.
J’ai encore en mémoire l’image des premiers médecins entourant le président Bourguiba. Ces hommes là ont choisi de rentrer pour contribuer à la construction de l’Etat de l’indépendance. Je peux citer Mahmoud el Matri au delà de son parcours politique, Bourguiba lui-même, Béji Caïd Essebsi (qui était un jeune avocat brillant), Abdelaziz Zneidi (qui était centralien et qui est devenu le premier patron de l’aviation civile), Mokhtar Laatiri (diplômé des Ponts et chaussées, c’est lui qui a construit le chef d’œuvre l’autoroute qui mène à La Goulette ; il a aussi édifié des centrales électriques).
Ces Hommes ont fait leurs choix et ont accepté d’être là quand l’Etat a eu besoin d’eux. Cela ne veut pas dire que ceux restés en Europe ou aux USA manquent de patriotisme. Mais l’honnêteté intellectuelle et le devoir de mémoire veulent que l’on rende hommage à ces hommes et que nous exprimions notre gratitude pour leur patriotisme exceptionnel dans un moment historique bien déterminé, où la Tunisie appelait ses enfants à la rescousse. Ce sont d’ailleurs des moments qui me rappellent ceux que nous vivons aujourd’hui.
Aujourd’hui les cerveaux de la Tunisie la quittent pour faire profiter d’autres pays de leur expertise, on les estime à 100 000 depuis 2011. Ce chiffre a été vérifié. Comment gérez-vous tout cela?
On parle de 100 000 et nous ne gérons pas ceux qui ne passent pas par nos services. Personnellement je n’ai pas de position là-dessus. Chacun choisit sa voie mais nous aurions préféré que ces recrutements se fassent à travers les canaux officiels pas pour les contrôler, mais pour la simple raison que les contribuables Tunisiens qui ont payé le prix fort pour former les compétences ont le droit de nous demander où se trouvent nos médecins, nos ingénieurs, nos informaticiens on nos analystes financiers.
Quand les nôtres demandent un visa et partent, tout ce que nous pouvons faire ensuite, s’ils nous sollicitent, c’est les encadrer et les aider à bénéficier de leurs droits une fois installés ailleurs. S’ils ne sont pas couverts par les institutions de l’Etat, et s’ils ne se présentent pas au consulat le plus proche… Ce qui crée un réel problème pour l’identification et le recensement des Tunisiens établis à l’étranger est que beaucoup d’entre eux ne se manifestent pas, même les étudiants…
Que faire pour y remédier ?
Nous devions cette année consacrer une rencontre destinée à la contribution des TRE à l’œuvre de développement dans leur pays d’origine, nous avons lancé des appels et élaboré les instruments adéquats.
Nous voulions l’organiser avec la BCT (Banque centrale de Tunisie), mais cela ne nous a pas été possible. Nous avons quand même pu recueillir beaucoup d’informations sur les outils, les mécanismes, les facilitations et les avantages mis en place par l’Etat pour inciter les TRE à investir dans leur pays. Nous avons même recouru à des acrobaties bancaires pour faciliter les transferts des montants destinés à ce dessein. Toutes les informations se trouvent au MAE (ministère des Affaires étrangères) et dans nos représentations diplomatiques.
Quelles sont les actions concrètes mises en œuvre par le ministère pour les TRE ?
Il y a plusieurs intervenants concernés par notre diaspora. Plus que les institutions de souveraineté, il y a les missions techniques. Nous coordonnons nos actions avec le ministère des Affaires sociales, sans parler de celui du Tourisme à travers ses représentations, et tout récemment avec le ministère de l’Emploi.
Nous sommes dans une nouvelle logique qui consiste à élaborer un programme commun que nos compatriotes peuvent trouver dans nos consulats, et ce pour éviter tout amalgame entre le social, le consulaire et le politique.
Au mois de février dernier (2019), nous avons signé une convention pour engager des actions communes. Et ceci permet d’économiser de l’argent, d’adopter une démarche cohérente dans l’élaboration du programme et de l’appliquer avec plus de célérité.
En juin 2019, nous avons ouvert un bureau à Nîmes, sachant que nous nous sommes installés à Nantes, ouvert un consulat à Toulon (France), et un autre à Washington (USA), pour ne citer que ceux là.
Nous travaillons parallèlement en parfait accord avec les Maisons de Tunisie de Paris, de Marseille et de Nice. Toutes les actions réalisées en France pour encadrer au mieux notre diaspora seront généralisées à d’autres pays. J’ai dirigé, lors d’un déplacement en France, un comité de pilotage de l’accord de 2008, un accord que nous essayons de préserver en fonction de la volonté de nos partenaires et des dispositions des autorités migratoires.
J’ai assisté à la Maison de Tunisie à des activités culturelles splendides ouvertes à tous les créateurs, et c’est un universitaire désigné à la tête de cette institution, qui n’est pas un simple foyer pour héberger les étudiants, qui dirige ces activités.
Il faut bien rappeler que c’est l’Etat de Bourguiba qui a érigé cette œuvre au 16ème arrondissement de Paris, et comme je suis de ceux qui ont travaillé sous l’ère de Bourguiba… Et quand je vois l’œuvre de ce grand homme, je ne peux pas m’empêcher d’être dans l’admiration de ce qu’il a fait pour notre pays. La Maison de Tunisie a le même positionnement que les Maisons US ou allemandes, ou celles des autres pays européens. Il a réalisé tout cela pour la grandeur de la Tunisie, et non par intérêt personnel et il nous a placés là où les grandes nations se sont placées en matière de savoir.
Les conventions de protection consulaire ont commencé au lendemain de l’indépendance avec le pays colonisateur ; la première convention consulaire date de 1959. Ce sont les premiers jalons de la protection consulaire proprement dite pour nos ressortissants et tous les nôtres.
Les Français estiment que les Tunisiens font barrage au retour des Tunisiens en situation illégale en refusant de leur livrer les laisser passer consulaires. Que répondez-vous à cela ?
Je dirige depuis 2 ans les négociations avec la France pour aller de l’avant dans la gestion des questions migratoires et qui répondent aux principes élémentaires de notre stratégie en matière migratoire, à savoir : faciliter la mobilité légale, lutter contre l’immigration illégale -et en la matière, nous n’avons pas de scrupules et nous n’avons rien à cacher. Quand il s’agit d’un Tunisien identifié à 100%, nous prenons toutes les mesures pour le réadmettre et là il s’agit de ceux qui ont commis des actes illégaux ou qui sont entrés d’une manière illégale.
Nous avons avec la France un accord très équilibré, comprenant les quatre composantes : la mobilité, la réadmission, l’aide au retour des volontaires qui n’ont pas réussi leur vie économique, mais même quand la décision de sa réadmission est établie il a droit au recours aux tribunaux du pays concerné.
Les acquis de la Tunisie datent de 1959 avec l’accord signé à l’époque par le gouvernement Bourguiba et celui français, celui de 2008 était le fruit de tout un processus et nous continuons des années après à préserver les acquis bilatéraux.
Entre-temps, l’Europe a évolué et de nouveaux instruments ont été créés pour inciter les diasporas du sud de la Méditerranée à rentrer chez elles. Il n’empêche, la Tunisie a des privilèges qui datent de 1959 et auxquels nous tenons. Nous ne sommes pas seuls sur le marché c’est un tout.
Ce qu’il y avait de spécial dans l’accord de 1959 c’est la vision, il prévoyait une protection consulaire durable pour les nôtres. Il y a eu d’autres accords dans d’autres domaines qui n’ont fait que renforcer cette relation de partenariat entre la France et la Tunisie.
Maintenant, la question qui se pose est que “si la France est notre premier partenaire et bien entendu l’Europe, pourquoi la mobilité des personnes est-elle aussi minime ?“.
Dans des réunions avec nos partenaires français, j’ai affirmé notre respect pour la logique communautaire et les instruments mis en place par l’Union européenne. J’ai rappelé aussi que la Tunisie a toujours négocié avec l’Europe et que la logique supranationale veut que les accords des accords bilatéraux soient respectés, qu’on ne pouvait pas traiter tous les pays de la même manière.
Et qu’en est-il de l’accord conclu en 2008, entre la Tunisie et la France pour la gestion concertée de la migration ?
Parfois on ne réalise pas l’importance des 9 000 postes d’emploi négociés dans le cadre de cet accord et qui concerne les jeunes talents, ouvriers et travailleurs saisonniers qui doivent être défendus, parce qu’il y a la peur du non retour de la part des autorités du pays d’accueil.
Et puis il y a des travailleurs saisonniers qui font ce travail de père en fils en France. D’ailleurs, nous essayons aujourd’hui de généraliser cette pratique sur d’autres pays comme l’Allemagne qui est intéressée.
Nous avons également développé le créneau de travail saisonnier avec l’Espagne qui a dépassé sa crise économique grâce à son peuple travailleur et soucieux de la croissance économique de son pays. La valeur travail est très ancrée chez les Espagnols.
Quant à ceux parmi eux qui préfèrent s’établir définitivement dans leur pays, nous faisons en sorte d’encourager les entreprises européennes implantées chez nous à les recruter car ils ont déjà acquis de l’expérience dans les pays d’accueil.
Nous sommes très avancés avec l’Allemagne dans la gestion migratoire de manière presque similaire à celle de la France. Pareil pour la Belgique et la Suisse, ainsi que d’autres pays d’accueil.
J’estime que la logique migratoire doit être soumise au principe sacro-saint qui est le gagnant/gagnant.
Nous sommes également en négociation avec l’Italie, économiquement prospère et ouverte sur l’accueil de nombre de compétences. L’Italie est devenue une destination privilégiée pour des jeunes tunisiens qui y poursuivent des études universitaires. Nous sommes aujourd’hui en train d’améliorer le cadre juridique qui régit les relations entre nos deux pays par rapport à notre diaspora.
Quels sont les grands axes de la politique migratoire?
Il s’agit en fait d’orientations et de choix adossés à certaines règles. On nous parle de réadmission, nous ne pouvons pas réadmettre des personnes qui se disent “Tunisiennes“ mais dont nous n’avons pas vérifié la nationalité. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle feu président Béji Caïd Essebsi a refusé que la Tunisie abrite une plateforme pour l’accueil des immigrés illégaux. Nous pouvons accepter un accueil provisoire mais pas plus. Nous avons honoré nos engagements par rapport à la communauté internationale en fournissant une assistance, mais entre fournir l’assistance et se transformer en une plateforme permanente pour l’accueil des réfugiés, il y a une énorme différence. Nous refusons que la Tunisie soit le refuge de tous les immigrants illégaux de la région.
La gestion du flux migratoire de nos compatriotes doit se faire en accord avec les pays d’accueil et avec leur consentement, et nous sommes prêts à reprendre ceux des nôtres qui veulent rentrer dans leur pays d’origine. Leur nombre, il est vrai, n’est pas très important et reste modeste pour des raisons socioéconomiques. Mais quelqu’un qui rentre avec un projet à réaliser est toujours bien entouré et bien encadré.
Le projet « Lamma » va dans ce sens…
Il y a Lamma et il y a d’autres. Mais en attendant, nous continuons de nous adosser à tous les accords signés entre la France et la Tunisie depuis l’indépendance et que nous tenons à préserver. Nous ne pouvons pas, par ailleurs, demander à la France d’accueillir chaque année 9 000 Tunisiens dans le cadre de l’accord de 2008. Cette année, nous sommes à 3 000, ce n’est pas l’idéal mais nous ne sommes pas non plus mécontents.
Y a-t-il un système d’information centralisé dans toutes nos représentations diplomatiques et qui permet un recensement exact des TRE par rapport à ceux qui vont s’inscrire dans les consulats du moins… ?
Evidemment. Toutes les ambassades et les consulats en sont dotés, mais si quelqu’un décide de se déplacer d’un pays à l’autre dans un espace européen ouvert sans en informer le consulat, comment voulez-vous que nous le sachions ? Les gens n’ont pas forcément le réflexe d’informer les représentations diplomatique de leur nouveau lieu de résidence, c’est comme dans notre pays, avons-nous l’habitude d’informer le poste de police du changement d’adresse lorsque nous nous déplaçons d’un gouvernorat à un autre ?
Ceci n’a-t-il aucun impact sur les élections ? N’y a-t-il pas risque de double enregistrement ? Et les décédés, ils sont automatiquement enlevés des listes ?
Aucun risque sur ce plan-là, tout est verrouillé et les informations sur les personnes décédées atterrissent chez nous, dans cette direction générale. Nous faisons le nécessaire en les retransmettant aux municipalités qui font le nécessaire.
Et qu’en est-il de la deuxième et troisième génération, figurent-elles sur les registres des consulats ?
Non, elles ne sont pas comptabilisées ici et nous avons lancé une campagne pour encourager ceux nés à l’étranger à se munir d’une carte d’identité nationale. Nous avons installé à de dessein des bureaux un peu partout en Europe, en France essentiellement et en Italie. Les chiffres dont nous disposons aujourd’hui sont très approximatifs et en tout état de cause, nous ne pouvons donner des informations vérifiées à ce propos car comme mentionné plus haut, pour le faire il faut que nos compatriotes se présentent d’eux-mêmes et s’inscrivent sur les registres des consulats. Il est très important que ce soit leur choix parce que connaître leur pays, découvrir leurs origines peut être équilibrant et épanouissant.
Pour notre part, nous organisons des cours gratuits d’enseignement de l’arabe dans les pays d’accueil et nous encourageons toutes les manifestations culturelles qui peuvent faire découvrir leur patrimoine civilisationnel à ceux qui ne connaissent pas leur pays d’origine.
Le multiculturalisme peut être enrichissant à partir du moment où on s’intègre dans le pays de résidence… Nous faisons du mieux que nous pouvons pour encadrer notre diaspora et à tous les niveaux.
Entretien conduit par Amel Belhadj Ali