Mardi 14 janvier 2020, 9ème anniversaire du soulèvement ou, comme se plaisent à le dire et redire les forces progressistes du pays, celui de la révolution baptisée par les lobbys internationaux “printemps arabe“, a été l’occasion pour le secrétaire générale de l’UGTT de mettre les choses au point dans un pays où on navigue à vue et dans lequel tout déraille.
Noureddine Taboubi a fustigé toute la classe politique, dénonçant des pratiques indignes dans un pays en souffrance. «Nous ne voulons pas inquiéter ou apeurer, outre mesure, nos compatriotes, mais la situation socioéconomique de notre pays est très délicate et ne s’est pas améliorée depuis 2011. La scène politique est envenimée par des questions insensées et marginales se rapportant à des aspects identitaires qui ne devraient même pas être posées. Les postes gouvernementaux sont pourvus dans une logique d’“héritage démocratique“ ou de “choc social“ (Attadafo3 Wa Ettamkin) visant à s’emparer du pouvoir (empowerment). Personne ne s’investit réellement dans l’élaboration d’un Contrat social pour la restauration de la confiance du peuple en ses élites, le renforcement de son sens de l’appartenance et de loyauté envers le pays. Personne n’a pu ressusciter l’espoir en un avenir meilleur pour les Tunisiens. L’Etat est faible, affaibli, incapable de faire régner la loi et de lutter réellement contre la corruption… Nous avons un Etat qui encourage et soutient les produits étrangers et détruit les produits nationaux. Il est le serviteur des agendas étrangers et non des intérêts nationaux».
Le SG de l’UGTT n’a pas épargné les partis politiques qui se sont succédés sur la scène publique de 2011 à nos jours. «La plupart de ces partis ne disposent pas de programmes et de visions économiques et sociales clairs. Ils sont plus motivés par l’appât du gain et le partage du butin. Les alliances entre les partis se font dans une logique clientéliste et intéressée et non dans le but de servir le pays. A l’ARP, les relations entre blocs parlementaires et députés sont dominées par l’hypocrisie, les faux calculs et la course pour l’accès aux centres de décisions bloquant ainsi tous les rouages de l’Etat».
Le jugement émis par Taboubi sur les partis politiques est sans appel. Les opposants d’hier n’ont pas su relever le défi du pouvoir et assurer la relève après la chute du régime Ben Ali. Ils ont prouvé leurs limites dans la gestion des affaires de l’Etat à tous les niveaux. Quoi de plus normal pour une opposition professionnelle qui ne s’est jamais projetée dans le pouvoir et qui, par conséquent, était dépourvue de projets et de programmes consistants pour le sauvetage du pays et pour la réussite de la transition ?
Des opposants qui ont échoué à l’examen des gouvernants !
«Pour moi, le 14 janvier n’était pas une révolution, Ben Ali ne s’est pas enfui et ce n’est pas l’opposition nationale qui l’a désarçonné mais plutôt des puissances étrangères qui voyaient en notre pays un laboratoire où l’on pouvait concocter un islam politique inoffensif et des ADM (Armes de destruction massive) pour redessiner la carte géopolitique de la région. Les islamistes n’existaient plus sur la scène politique tunisienne depuis les années 90. Et pourtant, ils ont réussi, complicités aidant, à gouverner et ont considéré la Tunisie comme un butin de guerre», affirme Ahmed Manaï, opposant au régime de Ben Ali, emprisonné pour ses opinions et auteur de l’ouvrage : «Le supplice tunisien», édité en 1995.
Déjà en 2002, Ahmed Manaï estimait que l’opposition tunisienne était peu crédible face au pouvoir et ce pour de multiples raisons. «Face à une situation où l’ensemble de la société se trouve profondément contre l’Etat et où la paix civile n’est assurée que grâce aux traditions pacifiques des Tunisiens, d’une part, et par la peur née de la répression, d’autre part, même une opposition radicale ressemble à un moulin condamné à ne brasser que du vent. Ce qui expliquait, à l’époque, le peu d’engouement des Tunisiens pour une opposition qui ne provient pas seulement de la répression, systématique et généralisée, mais tient aussi au fait qu’elle demeure, à l’exception des islamistes dans les années 80, une opposition d’élite, empêtrée dans un discours idéologique inaccessible. Ainsi, au cours des dix-huit mois de l’éclaircie qui avait suivi le coup d’Etat de 1987, et alors que la répression avait pratiquement cessé, les six partis de l’opposition officielle n’avaient réuni qu’à peine 3% de voix à l’élection législative de 1989».
En faisant cette analyse au tout début des années 2000, Ahmed Manaï avait d’ores et déjà prédit l’échec de l’opposition à exercer le pouvoir et à assurer la lourde entreprise de réussir la transition politique de la Tunisie. Une transition qui reste à ce jour inachevée. «C’est une opposition faite d’individualités fortes, de militants des droits de l’Homme et de groupuscules d’extrême gauche, sans aucune assise populaire ni semblant de projet politique, réunissant chacun quelques dizaines de militants au plus».
Manaï ne croyait pas si bien dire et c’est d’ailleurs l’une des raisons qui fait que le parti islamiste, en berne depuis plus de deux décennies, a damné le pion à tous les opposants sur place parce que le plus uni et surtout le plus financé et soutenu par l’international.
Neuf (9) ans après le 14 janvier et après la montée en flèche de ce qu’on appelle les partis d’opposition et leur accession au pouvoir, le bilan politique et socioéconomique de la Tunisie est négatif. Le pays vit au rythme de crises successives face à des élus incapables d’abandonner les discours propagandistes et haineux et assurer leur rôle de législateurs.
Des élus qui ne s’entendent même pas sur une composition gouvernementale capable de satisfaire aux attentes de leurs électeurs. Des opposants aujourd’hui gouvernants qui, loin de dépasser les rancœurs du passé et regarder vers l’avenir, ont mis à mal toutes les institutions et l’Etat.
Des partis qui gouvernent mais qui sont incapables d’élaborer un programme de sauvetage commun sur la base d’un code de bonne conduite.
Ben Ali n’était pas le meilleur des présidents, son régime ne l’était peut-être pas, mais ceux qui l’ont remplacé ont-ils fait mieux ? La question mérite réponse d’autant que la Tunisie va de mal en pis, politiquement ou socioéconomiquement.
La liberté d’expression, qu’on brandit à chaque fois que l’on ose s’attaquer à la classe régnante depuis 2011, serait-elle le seul objectif d’un soulèvement où près de 400 personnes ont trouvé la mort ? Une liberté d’expression assez douteuse car menacée de toutes parts et qui sert aujourd’hui, à cause de l’impunité dont jouissent les activistes des réseaux sociaux, à plus intimider les voix libres qu’à servir les desseins démocratiques.
La Tunisie souffre aujourd’hui de la fragilité de ses institutions, de l’absence de perspective et de prospective, de la rareté des compétences au cœur des centres décisionnels et de l’inexistence d’un leadership capable de réussir la transition qui s’est arrêtée dans le temps et l’espace.
«Neuf années se sont écoulées depuis la révolution et l’improvisation reste maîtresse de la situation. La vie politique s’est transformée en un théâtre vil accessible à tous les apprentis politiciens férus de discours creux desquels sont absents les dimensions institutionnelles et les programmes constructifs et ambitieux qui invitent nos concitoyens au rêve. Rien de ce que nous entendons ne renvoie aux valeurs patriotiques, au respect de la souveraineté, à la valeur travail et au respect des droits de l’Homme… Même l’espace de liberté que nous avons gagné a été dévoyé à cause des financements occultes et suspicieux achetant les marchands de paroles, de positions et d’opinions pour gagner de nouveaux alliés ou dénigrer et diaboliser ceux qui ne pensent pas comme eux et qui ne se soumettent pas.
Neuf années se sont écoulées au cours desquelles le “miracle“ révolutionnaire a réussi la mercantilisation de la religion, des médias et de l’exercice politique et parlementaire couvrant les contrebandiers, les corrompus et les délinquants et leur donnant les moyens d’agir sur la vie politique, alors que les attentes du peuples ne se sont pas transformées en réalisations concrètes pour assurer le bien-être à tous et pour tous», assène le SG de l’UGTT.
Le procès fait par Taboubi à une classe politique beaucoup plus soucieuse de sa survie que de la survie de la Tunisie trouverait-il écho chez les politiciens et leurs partis ? En saisiront-ils le sens et la profondeur ?
La peur est que, comme le préconise George Orwell, écrivain, essayiste et journaliste britannique, le langage politique soit conçu «pour que les mensonges paraissent vrais et les meurtres respectables, et pour donner à du vent l’apparence de la solidité».
Amel Belhadj Ali