Etre ministre indépendant est-ce un atout ou une faiblesse ? Difficile à dire dans le contexte de la Tunisie post-2011. Car Tawfik Jelassi, qui a fait partie du gouvernement Mehdi Jomaa, en qualité de ministre de l’Enseignement supérieur, de la Recherche scientifique et des Technologies de l’information et de la communication, a pu, en seulement une année, laisser une empreinte indélébile, mais en a vu des vertes et des pas mûres.

Témoignage.

WMC : Dans quel état avez-vous trouvé l’enseignement supérieur au moment de votre prise de fonction ? Quelles en étaient les forces et les faiblesses ?

Tawfik Jelassi : Je commence par les faiblesses parce qu’elles étaient nombreuses. La première, à laquelle je ne m’attendais pas, se situe au niveau de la gouvernance. A mon arrivée fin janvier 2014, l’organe suprême de décision, qui s’appelle le “Conseil des Universités“, présidé par le ministre et regroupant tous les présidents d’universités du pays et tous les directeurs généraux du ministère, et qui se tient une fois par mois et prend les grandes décisions, ne s’était pas réuni depuis plus de quatre mois. Or, si le ministre peut prendre toutes les décisions, celles-ci risquent de rester lettre morte s’il n’a pas les relais nécessaires.

Lorsque j’ai demandé pourquoi le Conseil ne s’était pas réuni, on m’a dit que c’est pour des raisons idéologiques. Suite à l’assassinat de feu Mohamed Brahmi, le 25 juillet 2013, deuxième assassinat politique après celui de Chokri Belaïd, le Conseil s’est trouvé divisé entre, d’un côté, son président, le ministre, d’un bord politique, et certains présidents d’universités, d’un autre. Ce sont ces derniers qui ont décidé de boycotter les réunions de cette instance. On ne peut pas descendre plus bas.

Donc, il fallait que je remette en marche cette instance. Et pour cela, il fallait que je recrée la confiance entre le ministre et les présidents d’universités.

J’ai tenu à rencontrer ces derniers un à un, en préparation à la reprise des réunions mensuelles du conseil. Il m’a fallu cinq à six semaines pour réussir à organiser une réunion du Conseil des universités, en mars 2014, pour la première fois depuis l’été 2013.

Le deuxième grand problème que j’ai eu à faire face c’étaient les grèves dont certaines duraient depuis longtemps et commençaient à faire tâche d’huile parmi les établissements d’enseignement supérieur. La plus importante était celle de l’Ecole nationale des sciences informatiques (ENSI) dont les étudiants boycottaient les cours depuis septembre 2013. La raison en était l’admission dans cet établissement d’un étudiant ne répondant pas aux critères exigés. Alors que, comme le rappelaient les étudiants, l’entrée à l’ENSI se fait par voie de concours national, cet étudiant était en quelque sorte entré par la fenêtre.

Comment ?

J’ai mené mon enquête et il s’est avéré que cet étudiant est le fils d’une enseignante à l’ENSI. Le directeur de l’école a autorisé son admission hors concours. Pire, le président de l’université a approuvé la décision. La décision finale se prend au niveau central, celui du ministère où l’on peut intervenir sur le système informatique, le dossier a ensuite été envoyé au ministre. Et j’ai retrouvé la note manuscrite de mon prédécesseur approuvant la décision d’admission.

Les étudiants continuant à refuser de suivre les cours avec cet intrus, il y avait risque d’année blanche. Les étudiants sont venus me voir pour me demander de rétablir la justice. Or, renseignement pris, il s’est avéré qu’un ministre ne peut revenir sur une décision une fois écoulé un délai de deux mois. La décision d’admission ayant été prise début septembre 2013, je ne pouvais plus la casser.

Donc, j’ai demandé au directeur de l’école de trouver une solution. Il m’a répondu que ce n’est pas lui qui avait pris la décision mais le ministre. «J’ai fait une recommandation, mais le ministre l’a approuvée par écrit. Je ne peux pas casser la décision d’un ministre. Je ne suis qu’un directeur d’école», m’a-t-il dit. Le président de l’université dont fait partie l’ENSI n’a pas résolu ce problème non plus.

J’étais donc dans une impasse. J’ai alors dit aux membres du Conseil scientifique qu’ils sont tenus, en tant qu’instance académique, d’assurer le bon déroulement des cours, interrompus en janvier 2014 depuis quatre mois. Ils m’ont répondu qu’ils ne sont pour rien dans la décision d’admission. Et ce qui a davantage compliqué les choses, c’est que le nouveau directeur de l’école, proposé par le Conseil scientifique et approuvé par le président de l’université, n’est autre que la mère de l’étudiant admis hors-concours. Les étudiants récusaient sa nomination à la tête de l’ENSI pensant qu’elle a été à l’origine de la faveur accordée à son fils en violation du règlement académique.

J’ai trouvé la solution fin mars 2014, soit deux mois après mon arrivée au ministère. J’ai convoqué au ministère une réunion extraordinaire du Conseil scientifique et demandé à ses membres d’assumer leurs responsabilités en démissionnant car ils n’étaient pas en train de remplir leur mission. Avec leur démission, la nomination de la directrice deviendrait nulle et non avenue. Je leur ai promis en retour l’élection d’un nouveau conseil, car je ne veux pas le nommer de conseil ni le directeur de l’ENSI. Je tiens à rester dans la démarche démocratique.  Sinon, leur ai-je dit, le ministre devra, pour des raisons exceptionnelles, vous démettre et nommer un nouveau directeur.

J’aurai pour cela sollicité l’intervention du chef du gouvernement qui peut décider par décret. Je ne pouvais pas laisser un établissement d’enseignement supérieur courir le risque d’une année blanche. Ma proposition a été acceptée. Les membres du Conseil scientifique de l’ENSI ont démissionné et, de ce fait, la nouvelle directrice de l’école ne l’était plus. Un nouveau conseil a été élu et un nouveau directeur de l’ENSI a été nommé.

En même temps, l’étudiant inscrit de manière indue a obtenu un certificat de présence mais sans validation de ses unités de valeur pendant l’année puisqu’il n’avait pas le droit de faire ces études-là.

Vous avez également eu à faire face à une grève nationale estudiantine. Comment vous vous en êtes sorti ?

Cette grève était fortement politisée, puisque les étudiants ont débrayé dès le retour des vacances d’été, début septembre 2014, pour demander le droit à une quatrième inscription universitaire par année d’études.

Normalement, le règlement n’autorise que deux cartouches et, exceptionnellement, à une troisième en cas de force majeure –longue maladie, décès dans la famille, etc. J’ai opposé une fin de non-recevoir à cette demande qui me paraissait irrationnelle.

Quand vous dites qu’il s’agit d’une grève politisée, vous accusez qui ?

La grève a été soutenue ouvertement par un certain nombre de partis et de leaders politiques.

De quelle obédience ?

Surtout de gauche. Je ne pouvais pas donner une suite favorable à la demande des étudiants; on me demandait de faire quelque chose d’illégal. Un ministre est là pour respecter la loi et la faire appliquer. La demande d’une quatrième inscription par année d’étude aurait dû être adressée au Parlement, pas au ministre. Pour les étudiants grévistes, une quatrième inscription par année d’étude est un droit constitutionnel. Bien sûr, chacun l’interprète à sa façon. Est-ce que la Constitution dit qu’on peut redoubler autant de fois par année d’études ?

Comment avez-vous réglé ce problème ?

L’affaire a connu de multiples rebondissements. Les grévistes m’ont adressé un ultimatum en décembre 2014. Ils menaçaient de se suicider s’ils n’obtenaient pas satisfaction. Ils ont installé des potences à la Faculté de droit de Sfax et à la Faculté des sciences humaines de Raggada. J’ai des photos d’étudiants avec la corde autour du cou.

Un collègue m’a appelé en pleine crise pour me dire : «Je sais que votre position fait sens, mais faites attention. Il suffit qu’un seul étudiant passe à l’acte et mette à exécution sa menace de suicide pour, peut-être, provoquer la chute de ce gouvernement».

C’était le moment le plus difficile de mon mandat. Plein de questions me trottaient dans la tête : Est-ce que je prends la menace des étudiants au sérieux ? Ne s’agit-il pas plutôt de simples surenchères ? Comment faire ?

J’étais convaincu qu’il me fallait trouver le moyen d’aider les étudiants à sauver la face pour pouvoir résoudre ce problème. Car ils n’allaient pas accepter, après quatre mois de grève, d’arrêter leur mouvement sans avoir obtenu quelque chose. Sans modifier la loi, j’ai décidé d’accorder, exceptionnellement, le droit à cette quatrième inscription mais seulement aux étudiants ayant eu lors des derniers examens une moyenne générale entre 8 et 10 sur 20. En précisant que cela n’allait pas se répéter. Et aux étudiants dont la moyenne est inférieure à 8 sur 20, j’ai proposé une inscription dans les centres de formation professionnelle.

J’ai en outre mis en place un système de passerelles permettant à l’étudiant qui excelle dans ces centres, par exemple en obtenant une bonne moyenne au BTS, de revenir à l’université pour faire une licence ou une maîtrise appliquée. La proposition a été acceptée. Mais c’était extrêmement laborieux.

Vous avez un jour été pris en otage. Cela s’est produit dans quelles circonstances ?

En fait, il y a eu deux prises d’otage. L’une s’est reproduite lors de ma visite à une école d’ingénieurs à Sfax mais elle n’a pas duré longtemps. L’autre, plus sérieuse, s’est déroulée à l’Ecole des arts et métiers de Kairouan. On m’avait déconseillé de visiter la Faculté des sciences humaines de Raggada qui, historiquement, est un haut lieu de protestation. Comme je voulais absolument visiter des écoles et des universités de la région, on m’a proposé l’Ecole des arts et métiers et j’y suis allé.

Ayant appris cela, les étudiants de la Faculté des sciences humaines de Raggada s’y sont rendus. En arrivant, j’ai donc trouvé un “comité d’accueil“ particulièrement survolté. J’avais deux options : rebrousser chemin ou entrer. Comme je refuse par principe de laisser les autres me dicter ma conduite et mon emploi du temps, je suis entré.

Mais en raison du mouvement protestataire, la visite des départements de l’école et une réunion avec le Conseil scientifique et les doyens n’a pas pu avoir lieu. Pour calmer le jeu, j’ai proposé aux étudiants de nous asseoir dans un amphithéâtre et de discuter.

Après la fin de la réunion qui a duré des heures et s’est terminée vers vingt heures, j’ai voulu quitter les lieux mais les étudiants m’en ont empêché. C’est là où j’ai été pris en otage avec ma délégation. Cela a duré facilement trente à quarante minutes. J’étais en compagnie du gouverneur, de mon chef de cabinet, et de quelques directeurs généraux du ministère. Les étudiants ont fermé les portes de l’école, nous ont encerclés et nous ont dit qu’on n’allait pas quitter tant que je n’annonçais pas publiquement l’acceptation de leurs demandes. Certains membres de ma délégation ont même été agressés physiquement. Moi, je l’ai été verbalement. Voyant l’étau se resserrer, mon chauffeur et mon directeur du protocole se sont transformés en gardes du corps.

Comme seuls deux ou trois policiers assuraient notre protection, le gouverneur a appelé le commandant de la garde nationale de la région pour demander du renfort. Mais celui-là ne répondait même pas. Il s’est avéré par la suite que ce soir-là il avait éteint son téléphone pour regarder un match de football à la télévision ! Le gouverneur l’a démis de ses fonctions le lendemain.

Propos recueillis par Moncef Mahroug

(Suite)

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