La silhouette frêle de “Souha” s’est recroquevillée en spirale à même le sol, dans un coin reclus noyé dans la pénombre épaisse de l’Avenue Bourguiba. La quinquagénaire n’a pas choisi de bon cœur de végéter dans cette commissure de fortune. Le visage chahuté par les morsures d’un petit vent aigre donnant de la voix par un soir de janvier, elle désemballe son récit fait de lassitude et d’adversité.
Voilà déjà cinq années que “Souha” (pseudonyme) campe à même l’impassible bitume. Par moments, elle pense à ses deux frères orphelins souffrant d’handicap qu’elle avait laissés dans sa ville natale pour venir chercher pitance à la capitale. .
“Des fois, je me fais agressée par des brigands qui viennent me dérober ce que les gens m’avaient donné, on me harcèle souvent, il y a deux jours on m’a volé mon sac où j’avais dissimulé la charité de deux jours, j’étais en pleurs, même la patrouille de police n’a pu faire grand chose”, s’est-elle exclamée, la rage au ventre. A quelques encablures, des policiers dressaient les barrières de sécurité des deux cotés de la rue, en prévision de la célébration de la fête de la révolution de la liberté et de la dignité.
Abdelmajid, un membre de l’équipe du Samusocial du Grand Tunis qui patrouille dans la ville, s’affairait pour sa part, à lui offrir la collation d’une nuit, des vêtements et des couvertures pour l’aider à se protéger contre le froid glacial.
La rue des aléas et les visiteurs de minuit
Souha, soudain bradée d’un enthousiasme mordant, raconte que “vivre dans la rue valait mieux que de côtoyer des gens qui épient vos moindres faits et gestes”.
Elle pointe vers un angle non loin de son “sanctuaire” pour montrer l’emplacement de son compagnon de misère, Saber. Elle dit qu’il était parti depuis belle lurette. Sa présence, aussi inutile fut -elle, lui était précieuse et rassurante.
Les statistiques du Samusocial indiquent que 85% des femmes sans-abris à Tunis ont bénéficié d’une assistance. Pas moins de 226 femmes appartiennent aux catégories des femmes divorcées, veuves et jeunes filles, tandis que 72% d’entre elles ont abandonné l’école avant la fin du cycle primaire et se trouvaient dans une situation de précarité et de dépendance économique.
En dépit de l’absence de statistiques officielles sur les sans-abri en Tunisie, le ministère des Affaires sociales a depuis décembre 2015 lancé un mécanisme de secours social pour leur venir en aide. Ce mécanisme mobilise une équipe composée d’un sociologue, d’un psychologue, d’un un infirmier auxiliaire, tous mobilisés à fournir à ces sans-abris des vêtements, des denrées alimentaires et les premiers soins.
Non loin de la principale artère de la capitale, Hamida Ben Mohamed la soixantaine révolue, a squatté un emplacement situé entre les enseignes ostentatoires de la “Rue de la Liberté”. Elle se dit “victime d’une loi qui oblige les pensionnaires du village SOS Gammarth, de quitter le village une fois l’âge de la majorité “. Hamida vend des papiers mouchoirs et des paquets de chewingum devant la mosquée “El Fath”. “Nous, enfants de Bourguiba (nom donné aux enfants des villages SOS), nous sommes destinés à vivre dans la rue”, s’est-elle indignée.
A la rue depuis quelque temps, Hamida a narré son histoire qui avait commencé à “Dar Radhii” (Maison du nourrisson) puis à la Ramadia à Bizerte (Nord), puis hébergée au village SOS de Hammam Lif et dans des centres intégrés, avant d’être accueillie dans les espaces de solidarité avec les femmes agressées relevant de l’Union national de la femme tunisienne. Hamida. Elle a par la suite était contrainte de travailler en tant que femme de ménage où la servitude et l’outrage faisaient loi. Résignée à son sort, elle a affirmé que la rue était un endroit plus sûr”.
Hamida a indiqué que les agents de la police environnementale ont défait son gîte en carton qu’elle avait bricolé pour se préserver des intrus indésirables. Elle a affirmé ensuite avoir été assaillie à maintes reprises par des délinquants qui l’avaient dépouillé de ses quelques sous amassés. Plus grave encore, Hamida dit avoir été “poignardée à deux reprises”.
Elle prend ensuite l’initiative d’accompagner l’équipe du Samusocial, dans sa “nouvelle demeure cartonnée” où elle avait arrangé méli-mélo des vieux lambeaux d’étoffe, en guise de vêtement”. “Les temps sont dures”, a-telle dit”, ajoutant que l’aide sociale consacrée aux familles pauvres est insuffisante et ne dépasse pas la somme de 180 dinars.
Les agressions se succèdent quotidiennement, Hamida caressait l’espoir d’obtenir une autorisation d’un kiosque à tabac pour mettre fin à ses déboires. Sa demande a été refusée.
Elle évoque ensuite un accident routier dont elle a été victime depuis quelque temps, les procédures de dédommagements, s’étirent en longueur. Hamida n’a nulle part où aller.
La dépendance dévastatrice
Au gré des doléances nocturnes, les histoires se suivent mais ne se ressemblent pourtant pas. A la “Rue Ouled Haffouz”, Hassan Ben Salah Belaid compte sur les rameaux de la végétation abondante ornant la devanture de l’hôtel de la place pour se prémunir du crachin de la nuit. Sa dépendance à l’alcool avait précipité sa débâcle.
Il vivote lui aussi grâce à la charité hasardeuse des passants très souvent pressés, et de la bienveillance des agents de la Samusocial. Coté hygiène, Hassan se contente des eaux glaciales et insalubres des stations de lavages des voitures ayant pignon sur rue dans les environs.
L’équipe du Samusocial a décidé d’emmener Hassan au centre d’intégration sociale situé à Ezzahrouni. Il avait déja séjourné dans ce centre pendant deux années consécutives. Il s’est ensuite embarqué dans un projet rudimentaire de vente de légumes et fruits mais sa dépendance à l’alcool avait fini par le mettre à genoux. Il a fait faillite.
L’équipe du Samusocial cherche également à trouver des solutions pour l’hébergement temporaire des sans abri au Centre d’encadrement et d’orientation sociale à Ezzahrouni (Ouest de la capitale). Les chiffres du ministère des Affaires sociales indiquent que 539 personnes ont été prises en charge, outre les 1 641 services rendus aux sans-abris.
A quelques mètres, une énième échappée à la “Rue de La liberté” Souad, qui était allongée sur le dos à même une literie défraichie, tirant nerveusement sur sa cigarette. L’haleine empestée par un spiritueux sans mérite. Dès l’abord, elle s’est empressée de passer ses nerfs sur les agents du Samusocial. Pour cause, elle a reçu comme promesse de recevoir une mensualité prévue par le ministère des Affaires sociales pour les familles nécessiteuse. “J’y étais moi au ministère, on m’avait dit que mon dossier ne leur est pas parvenu”, s’écria-t-elle.
Le coordinateur du Samusocial, rétorque sur le ton de l’empathie: “Votre dossier n’est pas parvenu au ministère, il traine encore dans la délégation régionale”. Il l’invite à se diriger sans tarder au centre d’intégration sociale à Ezzahrouni afin de suivre son dossier de près”.
Le reste de son récit, décrit un labyrinthe administratif inextricable qui lui avait fait perdre espoir et raison. D’autant plus que la quinquagénaire, autrefois internée à l’hôpital Razi, est obligée de prendre des psychotropes pour alléger ses maux. Mise à la porte par une connaissance à elle qui l’avait prise en charge, Souad rase les murs pendant la journée et s’y adosse une fois la nuit tombée.
Le Centre d’intégration sociale d’Ezzahrouni a reçu 113 cas au cours de l’année écoulée contre seulement 51 en 2018, a fait savoir le directeur du centre, Mounir Issa, ajoutant que 152 personnes ont bénéficié de microprojets en 2019 alors que nombre de bénéficiaires était de 84 personnes l’année précédente.
Le Samusocial à la rescousse des sans-abris
Le centre en question envisageait d’accueillir ces sans-abri dans un centre d’accueil sis à la région de Sidi El Bachir (Nord de la capitale). La municipalité de Tunis avait aménagé le centre en question dont l’ouverture était prévue pour le mois de mars 2019. Chose qui n’a jamais été faite, le centre a fermé ses portes avant son inauguration en raison d’une pétition signée par 200 riverains qui se sont opposés à l’installation du centre au beau milieu des quartiers, craignant les indispositions de la proximité, a déclaré à la TAP, le gouverneur de Tunis, Chedli Bouallegue.
Souad Abderrahim, maire de Tunis, a pour sa part affirmé que “le projet à été avorté sous la pression des habitants. C’est pour cela que nous avons été obligés de temporiser et de trouver un autre emplacement”, at-elle dit, évoquant la possibilité de mettre à disposition des sans-abris, le local préalablement réservé aux femmes victimes de violence.
Parsemés en vrac dans leur gîte à ciel ouvert, les sans-abris s’accommodent de la détresse du quotidien. Au gré des rues lugubres et délétères de la capitale, meurtris par les épreuves de la vie, ils taisent leurs peines, pour garder un soupçon de dignité. Beaucoup d’entre eux refusent d’intégrer les centres d’accueil, les autres, se bercent toujours d’espoirs de voir le répit au bout de la rue.