Comment feu Hédi Nouira, Premier ministre de Bourguiba durant les années 70, avait sauvé une Tunisie en pleine dérive après la crise de la collectivisation et les événements sanglants d’Ouardanine ? A ces questions et à d’autres ont répondu des témoins éclairés sur l’ère Nouira lors du séminaire organisé vendredi 24 janvier à la BCT avec pour thème : «De la crise à la reprise : le programme économique et social du gouvernement Hédi Nouira, 1971-1980».

Ministres et économistes, les Tijani Chelli, Mohamed Nacer, Foued Mbazaa, Mustapha Zaanouni ou encore Hechmi Alaya (président du think tank Théma) ont vécu avec Nouira une décennie qui a vu l’éveil économique du pays. Les a accompagnés dans leur récit le jeune Abdelkader Boudriga, enseignant à l’IHEC Carthage.

Ils ont, avec beaucoup d’humilité, brossé le portrait d’un homme mort d’avoir trop aimé son pays* et peint l’œuvre du grand homme d’Etat qu’il fût. Des hommes d’idées -espèce en voie de disparition en Tunisie- ont parlé d’un homme d’idée et qui plus est savait les mettre en œuvre.

Hédi Nouira avait une qualité : il réagissait très vite. Contrairement à ce qu’on pense, la loi 72, offrant un cadre juridique aux entreprises de confection européennes pour leur permettre de s’implanter en Tunisie, n’était pas une loi destinée à encourager un capitalisme sauvage. Elle accordait des avantages aux investisseurs en fonction du nombre des emplois créés et de la décentralisation.

Pour ceux qui n’avaient pas les moyens de créer leurs propres projets, Nouira a mis en place le FOPRODI pour contourner le circuit bancaire frileux et pas très développé. Pour 6000 dinars, on pouvait contracter un prêt bancaire de 200.000 dinars.

Pour assouplir les lourdeurs administratives, il a mis en place le guichet unique : une invention tunisienne.

Hédi Nouira était connu pour sa rigueur dans la gestion des affaires financières de l’Etat. Une valeur oubliée, affirma l’économiste Hechmi Alaya. «Aujourd’hui, on fait n’importe quoi avec l’argent public. La génération Nouira était composée de visionnaires. Elle regardait plus loin que le bout du nez et ne gérait pas l’Etat comme une boutique. Les grandes décisions étaient prises dans le cadre du Conseil économique et social».

Pour rappel, ce conseil, créé en 1959, a été supprimé par les virtuoses qui ont gagné le pouvoir en 2014.

Occuper une responsabilité, c’est être capable de décider

Dans les années 70, les administrations publiques étaient dirigées par des technocrates de haut volet et non des fonctionnaires nommés pour allégeance et services rendus.

Les grandes décisions économiques se prenaient au sein du Conseil économique et social par une équipe de grande étoffe représentant toutes les sensibilités du pays. «Nouira a été, à tort, accusé de libéralisme sauvage par ses détracteurs et les opposants au régime Bourguiba. Une opposition que l’on retrouve malheureusement aujourd’hui. Et contrairement à ce qu’on pense, nous avons vécu à l’époque Nouira de grands débats d’idées. Je réalise a posteriori que nous vivions une liberté qui nous évitait l’étatisation du pays», a précisé M. Alaya.

Une posture appuyée par Abdelkader Boudriga : «Hédi Nouira n’était pas un libéral. Il était plus social-démocrate que libéral. Il a parlé de la création des richesses avant leur partage et a appelé à mettre en place une politique sociale pour les laisser pour compte».

Aujourd’hui, les maîtres des lieux sont incapables de faire la différence entre étatisation et libéralisme responsable et humain. Leur volonté farouche de tout contrôler a eu pour conséquence une étatisation sournoise qui a réduit l’investissement et mis fin à l’innovation entrepreneuriale. Loin de protéger les classes démunies, elle les fragilise, réduit la croissance économique et bloque la création d’emplois.

«La Tunisie ne peut se développer qu’en instituant la liberté comme valeur fondamentale. Or la Constitution de 2014 ne reconnaît ni la liberté économique ni celle du commerce et encore moins celle d’entreprendre. L’étatisation bat son plein aujourd’hui», déplore Hechmi Alaya qui rétorque à ceux qui cherche des solutions à la crise actuelle du pays : «Je suis surpris à chaque fois que les gens me demandent des pistes de sortie de crise. En fait, il ne s’agit pas d’identifier les pistes, les solutions sont là mais y a-t-il des hommes et des institutions pour les mettre en place ? La Tunisie souffre d’un grand drame : celui de la gouvernance.

Nous avons été plus démocrates que tous les démocrates du monde avec un bémol : les partis n’assument pas leurs responsabilités. La réalité est que les vainqueurs veulent rapidement se débarrasser de la patate chaude qu’est le gouvernement car personne ne veut prendre les décisions douloureuses pour pallier à la situation économique et financière du pays. On se gargarise de discours mais on ne fait rien de concret. Hédi Nouira avait, lui, une vision pour le pays».

M. Alaya a évité de parler des programmes d’un grand nombre de partis qui réduisent leur projet socio-économique à la lutte contre la corruption nous renvoyant à la célèbre citation de Louis de Bonald : «La pire des corruptions n’est pas celle qui brave les lois mais celle qui s’en fait à elle-même». En Tunisie, plus on « lutte » contre la corruption, plus nous avons des lois, et pendant ce temps, nous perdons l’essentiel : la reconstruction de l’Etat et de ses institutions.

Hédi Nouira savait anticiper et décider, a rappelé Mohamed Ennaceur, ancien président de l’ARP, de 2014 à 2019. Il était convaincu qu’il fallait passer de la collectivisation à la politique contractuelle. Tout au long de l’ère Ben Salah, la Tunisie marchait au ralenti, la paralysie avait frappé les secteurs de l’agriculture et du commerce, les opérateurs craignant de se faire confisquer leurs entreprises. Le coup de grâce qui a mis fin à la politique collectiviste a été à Ouardanine où on a vécu des incidents de grande violence. M. Nouira avait, dès sa prise de fonction, entamé une série de réformes qu’il a rapidement mises à exécution.

Il a accordé aux travailleurs des avantages sociaux en décrétant la globalisation de la retraite dans le secteur privé. Et voyant que les grèves ont progressé en 1971, il a mis en place un projet d’accord pour un pacte social et a augmenté le SMIG et le SMAG de 30%. Un pacte social remis en cause après accord par les syndicalistes ce qui a fragilisé l’ancien Premier ministre mais qui ne l’a pas pour autant incité à se délester de ses responsabilités envers un pays vulnérable.

Hédi Nouira a pu, en 3 ans, sortir la Tunisie d’une crise socio-économique sans précédent. Lui qui avait créé la Banque centrale, développé la politique monétaire tunisienne et valorisé le dinar tunisien en tant que gouverneur et ministre des Finances a continué son œuvre de bâtisseur.

Il a encouragé l’initiative privée et ancré la culture du travail. Il a mis les premiers jalons pour l’industrialisation de la Tunisie, à l’époque, chasse gardée du secteur public. Hédi Nouira a aussi été à l’origine de l’implantation des maisons de jeunes et des maisons de culture sur le territoire national. De son temps, la Tunisie était un vrai modèle de développement et affichait une croissance à deux chiffres.

Plus que tout, Hédi Nouira était un patriote qui faisait les choses honnêtement et était d’une intégrité irréprochable. Une intégrité que des milliers de politiques revendiquent aujourd’hui mais que nous ne voyons pas dépeindre sur la vie publique et la situation socioéconomique où la corruption règne en maître. A croire que plus on légifère, plus la corruption s’étend !

Serait-ce parce que, comme aux dires de Bihmane Belattaf, intellectuel algérien : «Quand la jachère intellectuelle gagne le sommet de l’État, la prostitution devient une culture et la corruption une règle» ?

Amel Belhadj Ali

*Hédi Nouira a été victime d’une attaque cérébrale ayant entraîné une hémiplégie le 23 avril 1980. Ce fut peu après l’avortement du projet d’union entre la Tunisie et la Libye à l’origine de l’attaque d’un commando tunisien entraîné par la Libye sur la ville de Gafsa.