Clair, concis et percutant, déplorant l’incapacité de l’Etat à gérer les affaires du pays et à faire régner l’ordre et la sécurité face à la pauvreté, la criminalité et l’insécurité économique, Noureddine Taboubi, le secrétaire général de l’Union générale tunisienne du travail, s’inscrit en faux contre une situation socioéconomique devenue insupportable et un climat politique délétère.
C’était lors d’une grande interview accordée à la chaîne nationale, jeudi 6 février 2020, dans laquelle il a usé de verbe et de verve.
Noureddine Taboubi désapprouve l’exercice gouvernemental et l’atmosphère complotiste qui règne sur la vie publique, tout comme ce qu’il a désigné par de fausses réalisations. Il en donne pour exemple le champ gazier de Nawara lequel, d’après lui, ne rentrera en exploitation que d’ici début du mois de mars.
Il a aussi dénoncé les faux chiffres annoncés par le gouvernement : «A chaque fois que nous disons la vérité et que nous dénonçons des actes répréhensibles, une guerre nous est livrée via les réseaux sociaux et certains médias qui n’épargnent personne, attaquant les uns et les autres dans leur honneur et leur intégrité ».
Manœuvres de diversion…
Le SG de l’UGTT a précisé que les mouvements sociaux sauvages ne sont pas innocents. «Face à l’échec de l’exercice gouvernemental, certains s’adonnent à des manœuvres de diversion. On veut accuser l’UGTT de tous les maux pour retourner l’opinion publique contre elle. On ne réussira pas à créer une dissension entre notre organisation et notre peuple, car ce sont ses intérêts que nous défendons… Là où il y va de l’intérêt de la Tunisie et de nos compatriotes, nous serons toujours là. Pour ce, nous n’attendrons l’autorisation de personne. Nos négociations avec la firme allemande Dräxlmaier pour renforcer sa présence en Tunisie et créer de nouveaux postes d’emploi, en est la parfaite illustration».
Les raisons de la crise sociale que vit la Tunisie, explique Taboubi, est le manque de crédibilité des décideurs publics. Il s’agit, selon lui, d’un déficit de confiance. A ce propos, il a cité la crise qui a mis face à face les enseignants et les ministères de l’éducation nationale en 2019 suite au non-respect des accords conclus avec l’UGTT.
«Imaginez, nous sollicitons le ministère de l’Education nationale pour savoir où en est l’accord, on nous informe que le dossier est à la présidence du gouvernement. Nous nous adressons à La Kasbah, et on nous trimbale d’un département à un autre, de la fonction publique au Tribunal administratif, en passant par le ministère des Finances».
Manque de négociateurs bien formés
Taboubi met le doigt sur la plaie. Soit l’incapacité des gouvernements successifs depuis 2011 de négocier d’égal à égal avec la centrale syndicale. Ils ne prennent pas en compte les difficultés des finances publiques, n’ont pas de contre-propositions et ne présentent pas au partenaire social les arguments convaincants au risque de susciter son courroux.
Des gouvernements qui ont tellement peur des mouvements sociaux qu’ils cèdent sur des exigences impossibles à satisfaire, se rétracter ensuite, geler les accords et passer la patate chaude aux successeurs.
D’ailleurs, si l’UGTT a toujours eu le dernier mot à chaque session de négociation, c’est parce que, pour le grand malheur de la Tunisie, depuis 2011, il y eut extinction des négociateurs compétents et forts qui auraient entériné les revendications réalisables et rejeté celles impossible à accomplir en ce en toute transparence et en y apportant des explications et des justifications arguées et convaincantes. «Si un gouvernement est incapable de bien négocier avec les interlocuteurs nationaux, comment pourrait-il se positionner à l’international, comment réussirait-il à défendre les intérêts du pays ? Nous parlons d’un Etat, un Etat doit être fort, porter un projet et donner des contre-propositions, est-ce le cas chez nous ?».
Entreprises publiques… La faute aux gouvernements
Abordant la question des entreprises publiques en grandes difficultés économiques et financières, et les raisons de leur mise dans cette situation, Taboubi a accusé les gouvernements successifs d’avoir laissé les choses traîner. Tout le monde étaient au courant de leurs maux, les décideurs auraient pu gérer à temps et trouver des pistes de sortie mais ils n’ont jamais réellement planché sur les solutions à apporter. Interpellant les banques privées, il les a tancées : «Pourquoi vous ne baissez pas les taux d’intérêt excessifs sur les entreprises publiques qui vous rapportent gros ?».
Quant aux mauvaises pratiques et aux malversations qui ont mené à la ruine de nombreuses entreprises, il a appelé à sévir contre tout contrevenant y compris les syndicalistes en appliquant la loi sans aucune distinction. «Personne ne doit être épargné quel qu’il soit et d’où qu’il vienne».
Taboubi a aussi dénoncé la mauvaise gestion des biens confisqués qui auraient pu rapporter gros à l’Etat et que l’on a laissé tomber en déliquescence. Il a donné l’exemple de l’avion présidentiel vendu à 75 millions de dinars alors qu’il a été évalué à plus de 96 millions de dinars.
Extrême pauvreté monétaire…
A propos du classement de la Tunisie par la Banque mondiale en tant que l’un des pays le plus pauvre de la région, Taboubi s’est dit triste de voir aujourd’hui dans notre pays des personnes en situation d’extrême pauvreté monétaire, de privations matérielles sévères ou vivant dans des ménages à faible revenu.
Il dénonce l’aggravation effarante du nombre de mendiants et de SDF et des personnes qui mangent dans les poubelles. «Je salue à ce propos les efforts fournis par le syndicat des banques pour donner à manger à ces laisser pour compte. Il faut que les différentes catégories sociales soient solidaires entre elles et ne comptent pas sur le gouvernement pour résoudre leurs problèmes. Et à ce propos, je suis surpris que l’on accuse l’UGTT d’exiger des augmentations salariales. Pour information, nous sommes classés 115ème mondial pour ce qui est du niveau des salaires. Je voudrais, à ce propos, éclairer l’opinion publique sur le fait que notre revendication principale était essentiellement la préservation du pouvoir d’achat et le contrôle des prix. Qui surveille les prix et les circuits de distribution ? Est-ce que toutes les marchandises qui inondent notre marché de manière légale ou à travers les circuits parallèles sont indispensables pour nous autres consommateurs ? Les contrebandiers qui importent des produits ne tombent pas du ciel, ils arrivent à travers les ports ou les frontières terrestres, qui sont leurs complices ? Ceux qui sont en train de détruire l’économie nationale et qui massacrent nos PME/PMI sont-ils invisibles aux yeux des décideurs publics ou est-ce qu’on feint de ne pas les voir parce qu’on recourt à leurs services pour le financement des campagnes électorales ? Nous avons aujourd’hui des députés qui siègent à l’ARP grâce à des financements occultes, mais personne ne s’en étonne».
Pour l’agriculture, j’accuse le gouvernement
Le laxisme du gouvernement a été à l’origine de l’écroulement du secteur agricole, regrette le SG de l’UGTT qui déplore l’incapacité des décideurs publics à faire bon usage des récoltes exceptionnelles des céréales et de l’huile d’olive en les gérant comme il se doit au national et en les commercialisant à l’international.
Abordant les crises sociales que vivent des médias importants, Noureddine Taboubi a exprimé son indignation : «Dar Essabah, un journal historique, et Shems FM qui ont été confisqués par l’Etat ne trouvent pas preneurs parce que les acquéreurs potentiels ont peur de subir le racket politique. Ceci prouve que les médias subissent des pressions insupportables. La situation de la presse nationale n’est pas reluisante et en haut de la pyramide de l’Etat, on se situe dans une logique de “si tu n’es pas avec moi, tu es contre moi“».
Noureddine Taboubi appelle toutes les bonnes volontés à s’associer au sauvetage du pays car tout est négociable à condition de présenter des arguments convaincants et d’en débattre avec des négociateurs patriotes. Il a affirmé croire en la capacité des femmes et des hommes de Tunisie à changer la donne vers le mieux à condition que les hommes politiques ne soient pas plus préoccupés par leurs intérêts, leurs ambitions que par le pays. D’où ses critiques sévères à propos des nombreuses nominations effectuées ces derniers mois.
«Nous travaillerons ensemble pour soutenir le courage là où il y a la peur, pour encourager la négociation là où il y a le conflit, et donner l’espoir là où règne le désespoir», disait Nelson Mandela. Une citation qui devrait inspirer ceux qui gèrent le pays comme un bien personnel.
Amel Belhadj Ali