“Jean Daniel, grand ami du Collège international de Tunis : Mémoires et engagements”, Jean Daniel est un grand compagnon de cette initiative militante et engagée, courageusement présidée et laborieusement promue et préservée par Hélé Béji, écrivaine, chercheur. Elle en a fait un laboratoire d’idées et un incubateur de liberté.
Jean Daniel s’est rendu à quatre reprises au collège international. La première remonte à 2001, et c’était à la suite de la sortie de son livre “Soleils d’hiver“. Elle a accueilli Jean Daniel par un texte intitulé “Mémoires et engagements” dans lequel elle saluait l’itinéraire et les combats de Jean Daniel.
Ce dernier reviendra en 2007, afin de saluer, avec des intellectuels tunisiens, la vie et l’œuvre de Jean Duvignaud.
Il retournera en 2009, cette fois pour célébrer la Méditerranée qui se hissait, il convient de le rappeler, comme trait d’union entre ses deux rives et cela était rendu d’actualité grâce à l’initiative de bon voisinage lancée par l’UE.
Il ne pouvait manquer de revenir après la révolution du 14 janvier 2011 où il prévenait, en toute lucidité, que «la révolution n’est pas la démocratie».
Il est vrai que Jean Daniel a plus à dire que ce qu’il dit.
Nous publions ci-après le texte écrit par Hélé Béji, “Mémoires et engagements”.
Bienvenue au Collège international de Tunis, bienvenue à la maison ! Vous aimez les maisons, leurs terrasses, leurs carrelages, leur intériorité. C’est l’enfance, les vacances, les amis, les rêves… C’est votre caverne platonicienne ! Vous y oubliez les fureurs de l’actualité, dans la suspension du temps. Eh bien ici, vous êtes dans une demeure, la demeurance, selon le joli mot de Georges Sand, où passeront peut-être les ombres fugitives de « vos servantes au grand cœur » qui, « avec le temps », sont devenues les ordonnatrices souveraines de vos doutes politiques et de vos angoisses intellectuelles. Ici vous pourrez exercer à satiété votre « incapacité religieuse de croire ».
Vous avez dit: « Le militantisme n’a jamais été mon fort » ou encore « aucun engagement politique n’épuise une vie ». Pourtant, chacun de vos engagements a été un risque au sens fort, où il a toujours fallu payer quelque chose, mettre en gage, engager son âme pour « cette étrange idée qu’une vérité peut n’être que celle d’un jour », celle du journalisme. Vous avez deux dons : comprendre et raconter, vous les revendiquez.
Vos narrations sont toujours une pédagogie de l’actualité. Vos carnets sont comme une éprouvette que vous plongez dans le fleuve de l’actualité pour avoir le temps d’en analyser quelques gouttes, parce que dans la composition de chacune d’elles, il y a peut-être toute la chimie du présent.
Mais en même temps, vous contez le présent avec des couleurs de légende, comme s’il appartenait aussi à ceux dont la bouche en a déjà proféré quelque vérité prémonitoire. C’est pour eux aussi que vous témoignez, pour les disparus, les absents, les anges visionnaires et précocement muets, auxquels votre père laissait toujours une place vide à table.
Mais il y a du romanesque dans votre journalisme, dans vos scènes balzaciennes de la vie mondiale. Vous mêlez vos héros littéraires du XIXème siècle aux portraits de vos contemporains, Bourguiba, De Gaulle, Mitterrand, Senghor, Kundera, Malraux, Camus, qui deviennent, sous votre plume, des figures de roman, tels qu’en eux-mêmes l’éternité les change, tandis que vos héros de fiction, Fabrice del Dongo, Julien Sorel, Meursault, Mathilde de la Môle -qui a le même prénom que votre sœur et qui était son héroïne préférée-, ont des visages si familiers qu’on les verrait presque trinquer avec vous dans un bar.
Ce mélange de littérature et de politique hausse le journalisme à la hauteur des chroniques de Saint Simon. Les gloires sortent de la dorure de l’histoire pour la misère des contingences, mais les amis aux tendres prénoms ont au contraire le panache de demi-dieux immortels.
Vos carnets tissent les sentiments infimes aux événements majeurs, les minutes impalpables aux dates monumentales, les petits chagrins aux grands traumatismes. Votre élan vers le monde est un retour sur soi, et votre interrogation sur soi une curiosité pour le monde. Chaque matin, on dirait que le sphinx énigmatique de l’actualité vous interpelle dans le miroir où vous vous brossez les dents.
Tout à coup, votre mémoire se fixe sur la mèche d’André Malraux, les sourcils de Mendès-France, le menton de Bourguiba, la danse d’Albert Camus, le front de Germaine Tillion, le torse de Jacques Berque, la coupe de cheveux de Jules Roy… Et soudain, la précarité d’une rencontre entre dans la grâce de l’histoire.
Chaque page que vous écrivez est un tamis que vous secouez pour n’en garder que le grain moral, et vous en laissez s’effriter le sable trivial, à travers cette double membrane toujours tendue en vous : la quête du bonheur, la haine de la violence. Par un coup d’œil rapide, vous captez dans le brouillon de l’actualité des éclairs, des signes, des intuitions. Mais votre passion prend toujours le pas sur le cynisme, votre humour sur l’amertume, votre style sur la déprime. La saveur poétique du rêve l’emporte chez vous sur la déception des utopies.
Il y a une infime oscillation dans vos écrits entre la clarté et le délire ; c’est la traduction même des paradoxes du monde dont vous êtes une sorte de témoin altier et subjugué.
Vous aimez cette frange de l’histoire où la raison s’éprouve elle-même en effleurant la folie.
Vous êtes souvent moqueur, rarement amer ou sarcastique. L’imperfection humaine est pour vous un sujet d’indignation mais pas d’anathème. Vous vous révoltez sans vous désespérer ; vous vous fâchez sans vous envenimer ; vous vous énervez sans vous déchaîner. Mais votre naturel bienveillant n’est pas exempt d’une douce férocité.
Vous êtes un rebelle des crimes de l’humanité, mais pas un inquisiteur de ses péchés. Ce que vous craignez chez les révolutionnaires, c’est leur plus grand attrait pour la violence que pour la révolution. L’idée hégélienne de la violence accoucheuse de l’histoire vous révulse.
Quelquefois vous accomplissez votre tâche en maugréant ! Mais l’amour et l’art sont les deux caprices divins qui, par un charme mystérieux, vous délivrent de vos découragements et vous rendent à un nouveau bonheur.
Les grandes promesses de salut vous sont suspectes, et vous devinez dans les idéologies les plus séduisantes quelques basses manœuvres d’imposture. Vous avez contribué à dé-marxiser la gauche, ce qui vous a valu pas mal d’invectives, que vous recevez avec la « sérénité du couvreur sur le toit », selon le mot de Léon Blum.
La perte de vos illusions ne se répand pas en rage pamphlétaire. Vos tristesses ne tournent pas à l’aigreur misanthropique. Vous finissez toujours par donner à vos chagrins une tournure confiante. Vous aimez admirer. Vous essayez d’arracher l’épique au sordide.
Votre vocation : agir sur l’histoire sans les chaînes du pouvoir. Votre désir de comprendre se porte même vers ceux que vous ne comprenez pas. Votre sévérité ne voue personne aux gémonies. Vous n’êtes pas de ceux qui excommunient.
Votre instinct de bonheur est plus fort que votre mélancolie. Vous êtes plus facétieux que sermonneur, plus pince-sans-rire que sentencieux, plus taquin qu’arrogant. Vous ruminez votre affable et délicat pessimisme pour dire la vérité sans blesser. Vous habillez toujours d’une jolie forme votre insolence. Même quand vous découvrez le caractère de quelque grand Machiavel, vous vous en amusez, car vous le regardez s’admirer à travers votre curiosité comme si vous lui offriez l’occasion de mieux s’aimer encore à travers vos yeux. Vous dites à propos de Bourguiba : « Je l’admirais avant qu’il ne fût émerveillé d’être lui-même ».
Votre irritation est à son comble, mais vous en tirez un plaisir un peu pervers racheté d’une pointe de compassion à leur égard. Vous avez payé le soulagement du pouvoir par l’épuisant attrait d’une vérité fuyante chaque jour à rattraper. Vous côtoyez le pouvoir comme on s’impose la lecture des mauvais livres, pour comprendre ce qu’il ne faut pas faire, pour découvrir son propre style.
C’est pourquoi, quand vous êtes à la recherche de la « grande littérature » en croyant l’avoir gaspillée dans le journalisme, vous vous trompez. Vous êtes dans la littérature sans vous en rendre compte, comme Voltaire qui jugeait ses contes philosophiques mineurs alors qu’ils sont entrés dans la postérité ; ou comme Baudelaire qui avait déjà composé la plupart de ses « Fleurs du Mal » quand il croyait que sa grande œuvre n’était pas encore née.
Vos carnets sont comme la pâte que vous croyez inachevée parce qu’ils sont trop emplis de l’argile opaque du présent, mais ils sont exactement la traduction baudelairienne de l’esthétique de l’éphémère, de la modernité. Vos portraits sont toujours pris sur le vif, comme si vous les plongiez dans l’huile chaude de l’histoire où ils se gonflent comme des petits personnages dorés et croustillants. Votre art du portrait immobilise, dans ses moments les plus pathétiques, le miracle de l’humaine séduction.
Vous dites : « Je suis né peureux et paresseux ! ». Je veux bien ! Mais quand on parcourt les milliers de pages de vos carnets, essais, romans, reportages, et cette tyrannie hebdomadaire de l’édito du Nouvel Observateur, et vos aventures au bout du monde pour ne rien rater, et les sorciers, les intellos, les diables, les fées, les fous, les génies, les vagabonds, les monstres, les saints, les assassins que vous nous racontez, on se demande ce que vous auriez fait si vous aviez été bosseur !
« Peureux ? » à Bizerte, ou dans les ruptures que vous avez affrontées avec les meilleurs, votre terrible séparation avec Camus à cause de l’Algérie ? Dans votre choix de l’Algérie algérienne contre l’Algérie française ? Dans ce premier numéro du Nouvel Obs où vous avez ouvert une tribune à Sartre, malgré votre répulsion pour sa Préface aux Damnés de la terre, et son « démoniaque égarement ». Il faut admettre, dites-vous, que les hommes supérieurs puissent avoir tort.
« Paresseux ? » dans les rubriques hyper savantes où vous avez fait l’Académie, le Collège de France, la Sorbonne, les Hautes Etudes, faisant du Nouvel Obs « le journal le plus écrit de la presse française », où toutes les chapelles intellectuelles ont pu se quereller, même celles que vous désapprouviez.
Qu’aurait-ce été si vous vous étiez jugé courageux et travailleur ? Vous auriez été un despote de l’intelligence, un « terroriste sémantique » comme vous dites, un cuistre des médias, un tyran de l’opinion.
Heureusement, c’est peut-être cette illusion de paresse et de faiblesse qui vous a sauvé du cynisme du « glacis parisien » comme vous l’appelez. Au contraire, vos doutes, votre introspection, votre sentimentalité, votre perte de l’Algérie, vous ont forgé des instincts contraires à ceux du pouvoir et du terrorisme intellectuel.
Le commerce inconfortable des princes vous a révélé le bien-être de votre indépendance. Leurs charges et leurs vanités vous font mieux sentir le soulagement délié de vos membres désentravés. Comment auriez-vous supporté la vie diplomatique d’un « châtelain obsédé par le télégramme à faire parvenir au Quai »? Vous avez fait du journalisme une action de votre vie intérieure, un peu votre « éducation sentimentale. » Chaque drame du monde devient une intermittence de votre cœur ; chaque information un état d’âme, et cet état d’âme est le tissu même de vos engagements.
Mais une chose me frappe. Les terreurs de l’histoire s’arrêtent dans l’élégance de votre conscience, comme les passions raciniennes dans un alexandrin classique. Ainsi, vous nous émouvez sans nous désespérer, vous nous secouez sans nous abattre, vous remuez notre cœur sans briser notre courage. Comme les vrais moralistes, vous corrigez les vices des hommes par la satire, non par l’anathème ou l’imprécation. Dans le bréviaire de vos passions, vous avez supprimé les transes de l’adoration aveugle, et parfois vous prononcez un désaveu courtois contre ce que vous appelez « l’abus du droit à l’erreur » chez les décolonisés.
« La décolonisation, c’est mon engagement », dites-vous. D’une certaine manière, vous êtes un décolonisé ; toute votre mémoire a travaillé à son élucidation. Il y aurait beaucoup à dire. Mais juste un point. Quelle différence humaine y a-t-il, par exemple, entre un algérien et un français nés sur la même terre : même type de famille, même hospitalité, mêmes affects, même climat, même paysage, même musique, mêmes superstitions, même patriarcat, même monothéisme, mêmes amitiés, mêmes écoles, et qui disent comme vous : « Tout homme sur ces rives est à certains moments la mère de l’autre ». Et pourtant, ils ont décidé un jour qu’ils étaient « différents » ?
D’où est sorti ce dogme de la différence ? Pourquoi l’idée de la ressemblance ne l’a-t-elle pas emporté sur celle de la différence ? Qu’est-ce que cette vanité de différence ? Une particule de noblesse décadente, un fétichisme de caste, un obscur snobisme, un orgueil idolâtre, un titre inventé, un instinct populacier ? Avant, la bourgeoisie croyait à ses « privilèges ».
Maintenant la masse croit à ses « origines ». Quel est le fin mot de cette trouble origine ? Qui nous garantit la réalité de son premier sceau ? Quel est le témoin de la première naissance du premier ancêtre de notre première lignée ? Quant à moi, je voudrais bien faire appel d’une identité aussi improbable, de mon authenticité. Je veux être inauthentique. Je suis contre le respect de ma différence. Je suis pour l’irrespect des différences.
Tout cela vient d’un malentendu sur la mémoire. Il y a autant de bénéfices que de maléfices dans la mémoire. On peut tout faire dire à la mémoire, le pire et le meilleur. En ce qui vous concerne, Jean Daniel, vous avez reçu une mémoire « bénéfique », selon le mot favori de votre mère, une mémoire du don, de l’Algérie, bienveillance, bonté, offrande, mère, frères, sœurs, amis, rencontre de Camus, la mer, la nage, votre professeur de lettres, de philosophie, vos lectures, vos fiancées, etc. « On ne m’a pas appris à me priver de bonheur, de protection, de tendresse, d’approbation. » Mémoire qui a rassemblé votre conscience comme le plâtre a remembré votre corps à l’hôpital pour guérir votre blessure de Bizerte. Votre premier sentiment est de gratitude, vos souvenirs ont été le ressort onirique de votre vitalité, de votre engagement.
En fait, cette mémoire subjective ne peut être confondue avec celle d’une histoire collective, même si elle la recoupe. Celle-ci réclame un autre imaginaire qui serait une détermination plus lourde, un système, une religion, une totalité, bref une contrainte de mémoire. Ce n’est pas la vôtre. Pour qu’il y ait valeur d’engagement, il faut que la mémoire soit libre. L’engagement est un acte d’anticipation du futur, à partir d’une émotion du passé.
C’est pourquoi les plus lucides sont quelquefois les plus rêveurs. Plus le don de leur mémoire est profond, et plus leur engagement est généreux. Pas d’engagement sans cet élan intime. On trouve partout chez vous ce geste spirituel de l’engagement, inséparable des figures du passé à qui vous rendez grâce. Le véritable altruisme commence par la jouissance de la réminiscence affective, presque égoïste, « parce que obsédé par ma liberté ».
Mais on pourrait objecter la chose suivante : n’importe quel fanatique, dans ces conditions, peut persécuter autrui au nom de la jouissance intime de sa mémoire. Lui aussi va aller chercher dans ses archaïsmes la pulsion qui va le projeter vers ce qu’il croit être le bien, fût-ce par le feu et le sang. Lui aussi se croit inspiré, avec des souvenirs sacrés, purs, lumineux, une terre, une maison natale, un oued, un arbre, une mère, etc. Comment se fait-il que, dans un cas, on devienne un humaniste, et dans l’autre un fanatique ? La réponse est difficile.
Je dirais que pour vous, Jean Daniel, il y a eu acte de dépossession de la mémoire, alors que dans l’autre cas, celui du fanatique, non. Qu’est-ce que la dépossession de la mémoire ? C’est l’acte par lequel, en s’engageant, on accepte de perdre quelque chose. Vous êtes français d’Algérie, mais vous avez accepté que l’Algérie soit aux Algériens. Vous avez perdu votre maison, votre terre natale, votre mère, votre famille, et l’amitié irremplaçable d’Albert Camus qui lui, ne voulait pas perdre l’Algérie. Pour l’Indépendance de l’Algérie, vous allez perdre Camus.
Dépossession. Vous avez accepté de perdre ce que vous aviez de plus cher en origine, en amitié, pour laisser l’identité politique aux Algériens, et l’utopie d’une fédération impossible à Camus. Pour une fraternité idéale, vous allez sacrifier des fraternités intimes. Pour la liberté des Algériens, vous allez sacrifier votre identité algérienne. Adhérer à des causes, c’est aussi se libérer de certaines appartenances.
Pourquoi ? Parce que votre morale était incompatible avec la violence coloniale et le racisme. Donc, par fidélité au vôtres, pour sauver la magie de votre enfance choyée, vous avez sacrifié la patrie des vôtres. Leur héritage ne leur appartenait plus, il devait être mis au service de tous. Il n’y a pas de mémoire digne de ce nom qui ne s’accompagne d’un élargissement éthique, spirituel, philosophique. Tous vos engagements sont partis de ce premier et douloureux travail de dépossession, seul digne d’une vraie mémoire. Pour ne pas devenir étranger au reste de l’humanité, il faut se dé-fraterniser des siens.
C’est ici que buttent les décolonisés. Ils ne veulent pas faire ce travail de dépossession. Le décolonisé ne se sent jamais en devoir de dépossession, au contraire. Dès le départ, il ne perçoit pas sa mémoire comme une offrande, mais comme une spoliation, une mutilation, un déracinement. On lui a volé sa mémoire. Qui ? L’histoire, la pauvreté, les conquêtes successives, ses propres défaites, les colons, les puissants, les riches, l’autre, lui-même, etc. Donc, par tous les moyens, il va reprendre ce qu’on lui a volé, il est dans la réparation, la repossession, non la dépossession.
Toute la décolonisation découle de ce droit, au départ légitime, à la réparation de la mémoire, à l’engagement patriotique. Mais la question difficile est : à partir de quand ce travail de réparation devient-il vengeance illimitée, fanatisme ? Jusqu’où faut-il aller dans le ressentiment du passé pour en projeter la violence dans le futur ? Quand la mémoire devient-elle immorale ? C’est ce qu’on voit par exemple avec les Israéliens. Leur origine biblique est une justification de persécution éternelle des Palestiniens. Leibovitz, philosophe israélien que vous citez, l’avait dit : on ne fonde pas un humanisme national sur la mémoire d’un génocide, on ne fait pas des hommes humains et libres avec des mentalités de victime.
Chez nous aussi, c’est au nom de cette mémoire victimaire que nos ministères de la culture sont devenus des ministères de la censure. Le statut de victime éternelle du colonialisme nous garantit, quelle que soit notre mauvaise conduite, une prime de vertu. Quelque chose n’a pas fonctionné dans la réparation de notre mémoire, même après la souveraineté nationale. L’hypertrophie de mémoire développe une culture de l’intolérance.
C’est vrai que, malgré leur Indépendance, les décolonisés restent encore historiquement les faibles, et les ex-colonialistes sont toujours les forts. Dans cette inégalité, les sentiments nationalistes ont grossi et se sont envenimés, plus encore même que du temps colonial où les communautés étaient mêlées. C’est juste une moitié de victoire, comme si l’autre moitié de la guerre était encore à faire. L’ennemi n’est plus l’occupant, mais l’Occident en position de suprématie. Plus nous glissons sur le terrain symbolique, et plus l’irréalité mentale devient meurtrière. La guerre d’indépendance n’est donc pas finie.
Les décolonisés voudraient dire aux Européens ce que Jankélévitch avait dit aux Allemands après la guerre : je n’ai pas entendu le mot « pardon ». Et de même que Jankélévitch ne voulait plus parler allemand (radicalisme que vous réprouvez), on voit des courants de plus en plus larges rejeter l’usage du français.
Mais il y a autre chose : les fondateurs de l’anti-colonialisme aimaient le français : Bourguiba, Senghor, Fanon, Césaire, etc. La langue française collait bien avec les valeurs égalitaires et libertaires de l’indépendance. C’était la France philosophique contre la France colonialiste. Aujourd’hui, tout a changé. Non seulement on ne veut plus de la France colonialiste, mais on ne veut plus de la France philosophique. C’est ça la grande mutation de la mémoire.
En fait, je crois que la névrose identitaire n’a pas comme seule cause la dépendance hégémonique. La perpétuation de soi comme éternelle victime cache autre chose : l’éternel opprimé veut tout simplement faire oublier qu’il est devenu aussi un oppresseur. La névrose identitaire m’apparaît comme le meilleur alibi moral pour justifier l’oppression nationale. J’ai remarqué que les plus obsédés d’identité étaient les plus obsédés de pouvoir. Dans tous les cas, le pouvoir est le point focal de leur maladie de mémoire. La crise identitaire serait le meilleur écran pour dissimuler la prise de pouvoir derrière la valeur de mémoire.
Pour devenir oppresseur, on n’a pas de meilleur prétexte que le devoir de mémoire. C’est aussi le meilleur sophisme pour nous présenter comme des faibles, ce qui ne veut nullement dire des innocents. Est-ce que les faibles ne deviennent pas aussi injustes, violents, intolérants ?
Notre crise d’identité est celle de notre relation manquée avec la puissance extérieure, et avec notre pouvoir intérieur. Nos hyperboles identitaires ne sont que le théâtre apparent d’une culture de la soumission et de la domination. La prison de la mémoire empêche la philosophie de la liberté. L’excès de mémoire est aussi dangereux que l’oubli de mémoire : dans les deux cas, on perd le fil d’orientation du présent, le sens de son époque.
Toute liberté est inséparable d’une critique de mémoire. Car, de même qu’un progrès qui ferait table rase du passé ne serait qu’une péripétie de l’oubli, et n’aurait pas de futur, de même une mémoire qui voudrait confisquer tout le sens, une mémoire totalitaire, ignorerait son véritable passé. C’est pourquoi, votre travail est pour nous exemplaire. Vous nous montrez que seul un travail singulier, créatif sur la mémoire, une dépossession de soi, une liberté de mémoire, un sacrifice d’identité, peut fonder un humanisme de l’engagement.
Hélé Béji, le 16 juin 2001